La Victoire, 15 novembre 2006
Café géographique animé par Christophe Sohn, chercheur au Centre d’Etudes de Populations, de Pauvreté et de Politiques Socio-Economiques (CEPS) – Luxembourg.

La question est vaste, et pour l’appréhender, j’ai choisi de présenter les logiques et les processus à l’oeuvre, plutôt que de dresser un inventaire de l’état actuel de la société post-apartheid et de ses espaces.

En fait, la question qui sous-tend ce sujet a trait au rapport entre permanence et changement. En apparence, c’est une question assez simple puisque les termes du couple semblent bien définis. En réalité, l’affaire est plus complexe, notamment parce qu’il s’agit de la mutation d’un système social. On sait pertinemment que les structures du réel, les règles et les normes qui gouvernent l’action des acteurs sociaux et les représentations collectives évoluent selon des temporalités différentes.

Pourquoi se focaliser sur les villes ? Tout d’abord parce que les villes sont le lieu où la politique d’apartheid s’est traduit de la manière la plus forte, mais aussi parce que c’est en ville que les mutations contemporaines sont les plus significatives.

Avant de passer dans le vif du sujet, quelques remarques liminaires apparaissent nécessaires.

1/ Il faut d’abord revenir rapidement sur la notion d’apartheid et définir ses principes, la manière dont cela a été appliqué en Afrique du Sud et en Namibie.
2/ Il faut également rappeler quelques grandes dates, situer l’apartheid dans son contexte historique.

1/ Qu’est-ce que l’apartheid ?

Le terme signifie “le fait de tenir à part” en Afrikaans, la langue des afrikaners, ces Blancs protestants et calvinistes arrivés en Afrique australe à la fin du 17e siècle.

Pour faire court, on dira que l’apartheid est une politique de ségrégation raciale totale qui a été appliquée en Afrique du Sud et en Namibie à partir de 1948 (à cette époque la Namibie était sous contrôle de l’Afrique du Sud).

A la base, la doctrine de l’apartheid organise la société sud-africaine en 4 groupes raciaux : les Blancs, les Métis, les Noirs (Bantou) et les Indiens. Cette doctrine stipule la supériorité des Blancs sur tous les autres groupes, leur contrôle absolu de l’Etat, ceci en raison de leur prétendue appartenance à une race civilisée.

Officiellement, l’objectif poursuivi est d’assurer le “développement séparé” des communautés. Cela passe par une séparation des groupes raciaux dans tous les domaines de la vie personnelle et sociale : habitat, éducation, loisirs, travail, déplacements…

En réalité, il s’agit surtout de cloisonner et de mettre à l’écart les populations non-blanches. Car au-delà du projet d’ériger une nation de communautés distinctes, l’enjeu pour la minorité blanche, c’est aussi de rester au pouvoir, de contrôler efficacement la main-d’oeuvre noire ainsi que l’exploitation des ressources du pays.

La politique d’apartheid a été appliquée à la société sud-africaine et namibienne à travers un arsenal de mesures juridiques exerçant tout un tas de contraintes à l’encore des non-Blancs. En quelques dizaines d’années, des centaines de lois ont été édictées en ce sens.

Si la structuration ethnique et raciale de l’espace est un des objectifs de l’apartheid, c’est aussi le moyen mis en oeuvre pour imposer cet ordre racial à tous les niveaux de la société. En ce sens, on peut dire que l’apartheid est aussi une idéologie spatiale.

Pour appréhender la géographie de l’apartheid, il faut distinguer 2 échelles spatiales :

– A l’échelle du pays, les Blancs se sont généralement octroyés les terres les plus fertiles et ont cherché à contenir ou à reléguer les populations noires au sein de réserves ethniques, appelées cyniquement “Homelands”, ou Bantoustan (en référence à l’ethnie bantoue présente en Afrique du Sud).
– Au niveau des villes, lieu de la proximité et du contact par excellence, l’apartheid a cherché à en limiter l’accès aux populations noires et surtout à leur nier tout droit à la ville. Leur présence n’était justifiée que dans la mesure où ils subvenaient aux besoins en main-d’oeuvre de l’industrie capitaliste, des mines…

Pour contrôler au plus près la présence des populations africaines en ville, le régime d’apartheid a instrumentalisé la législation foncière et urbanistique. Les espaces urbains ont été structuré en zones résidentielles racialement homogènes et aménagées de manière inégales : un township pour les Noirs, un autre pour les Métis, un troisième pour les Indiens, et le reste de la ville demeurant aux mains des Blancs. Le tout était séparé physiquement par des no man’s land, des zones tampons. Les Noirs n’avaient pas le droit d’accéder à la propriété en ville et leurs migrations résidentielles étaient soumises à autorisation.

Dans la ville d’apartheid, le township représentait plus qu’un gigantesque lotissement. C’est l’outil de contrôle et de régulation de la présence des Noirs en ville. La ségrégation ethnique au sein du township noir était destinée à contrer l’émergence d’une solidarité interethnique. L’aménagement géométrique des rues devait faciliter les controles et l’intervention des forces de l’ordre. Enfin, la standardisation à outrance de l’habitat devait, outre les raisons financières, limiter les processus d’appropriation de l’espace et d’enracinement des populations noires en ville.

2/ Une mise en perspective historique

L’apartheid a été officiellement instauré à partir de 1948 en Afrique du Sud et en Namibie, à la suite de la victoire du Parti national aux élections générales. Il faut quand même dire qu’auparavant, les pouvoirs coloniaux (notamment les Britanniques) avaient mis en place des lois ségrégationnistes. Du coup, l’apartheid s’apparente à une systématisation de la ségrégation raciale à tous les niveaux, une radicalisation des contraintes exercées à l’encontre des non-Blancs.

Après une période d’application ” stricte ” de la doctrine dans les années 50 et 60, la politique d’apartheid a connu une série de changements de cap durant les années 70, et plus encore au cours des années 80, quand la contestation interne et les condamnations internationales se sont faites plus pressantes.

La sortie de l’apartheid, qui signifia la fin de la domination politique des Blancs, a été différente pour les deux pays concernés :

En Namibie, l’apartheid a été officiellement aboli lors de l’accession à l’indépendance du pays en 1990 et ce à la suite d’une longue phase de transition.
En Afrique du Sud, le changement de régime s’est opéré en 1994, avec l’élection de Nelson Mandela à la présidence de la République. Mais là aussi, le déclin de l’apartheid s’était fait sentir auparavant et avait donné lieu à toute une série d’ajustements.

Au début des années 90, la société et l’espace sud-africain sont profondément marqués par un siècle de ségrégation raciale (d’abord les politiques coloniales, puis de manière plus radicale, l’apartheid).

3/ L’ampleur des inégalités héritées

Quelle est la nature de cet « héritage » ? Au sortir de l’apartheid, la société est profondément divisée selon des lignes de clivages ethniques et raciales. Les catégories de population manipulées par l’apartheid ont souvent été réappropriées par les populations concernées.

Exemple des Métis. Avant l’apartheid, ils se définissaient par le fait qu’ils n’appartenaient à aucun groupe ethnique. Leur cloisonnement dans un township à part a fortement contribué à renforcer leur identité de Métis. En fait, l’espace a joué un rôle de moule pour la société.

A la hiérarchie raciale (Blancs, Métis, Noirs) se surimpose une hiérarchie sociale. On a affaire à une société profondément inégalitaire, où la majeure partie des bases économiques reste aux mains de la minorité blanche, tandis que de larges pans des communautés noires, et dans une moindre mesure, métisses, vivent dans une grande misère. Ces inégalités sociales flagrantes ne sont pas évidemment pas sans rapport avec la violence qui sévit dans les grandes métropoles sud-africaines.

Les inégalités héritées de l’apartheid se retrouvent au niveau des espaces et de leur mise en valeur. Au niveau des villes, la hiérarchie sociale transparaît bien dans l’espace :

D’un côté, la ville blanche, avec son centre moderne, ses quartiers résidentiels luxueux, avec de belles villas, des jardins avec piscine, des rues bitumées…
De l’autre côté, les townships noirs qui s’étalent en périphérie de la ville à proximité des zones industrielles. Aligement monotone des maisons (les fameuses “matchboxes”…), pénurie d’équipements publics, rues en terre bâtue…
Entre les 2, à la fois géographiquement (en terme de localisation) et au niveau de l’aménagement urbain, se trouvent les townships métis et indiens…

4/ Inertie, reproduction et changements dans la ville post-apartheid

Fac à cet héritage de l’apartheid profondément marqué dans les paysages urbains, on a assisté à la mise en oeuvre d’une nouvelle politique, un nouveau projet de société…

Je ne vais pas faire ici un inventaire des politiques publiques menées. Ce serait trop long et trop éloigné par rapport au thème traité. Ce que je peux dire, c’est qu’en dépit des discours marxisants tenus du temps de la lutte contre le régime d’apartheid, les politiques menées par les nouveaux pouvoirs noirs sont plutôt libérales (cession des parcs de logements publics, limitation des subventions pour les populations défavorisées). En fait, les marges de manoeuvre ce sont avérées étroites, les désirs de redistribuer les richesses et de réduire les inégalités hérités du passé se heurtant à la réalité économique du monde actuel, autrement dit à la nécessité de rester compétitif dans une économie mondialisé, etc.

Bien sûr, avec l’abolition des contraintes racialement discriminantes, notamment le contrôle des dépacements, l’interdiction d’accéder à la propriété, aux prêts immobiliers, etc. des phénomènes de déségrégation raciale ont été observés. Cela dit, les structures sociales et spatiales de l’apartheid restent présentes.

Comme, le statut socio-économique suit l’ancienne catégorisation raciale, l’inertie des structures est forte. Concrètement, il n’est pas facile pour une famille noire de quitter le township d’origine, vu le revenu disponible et les prix de l’immobilier pratiqués dans les autres quartiers de la ville. Pour reprendre une formule choc, on peut dire que l’on est passé d’une ségrégation de “race” à une ségrégation de “classe” !

Dans le registre des mutations sociales, on peut toutefois noter quelques changements remarquables. D’une part, il y a l’essor des couches moyennes noires créées par le nouvel état à partir d’une politique de recrutement dans la fonction publique, d’aides aux logements massives, etc. Il s’agit d’une politique classique visant à doter le nouvel Etat d’une base sociale si possible fidèle (constitution d’une clientèle). D’autre part, on remarque l’apparition d’une élite noire constituée de hauts fonctionnaires, de responsables politiques et d’hommes d’affaires qui ont investis les quatiers aisés naguère réservés aux Blancs.

Au-delà de l’inertie des structures spatiales et sociales héritées de l’apartheid, il y a aussi les pesanteurs dans les mentalités, les représentations sociales… Habituée à évoluer dans un monde compartimenté, la société post-apartheid est réticente à l’idée de “mélange”. La mixité sociale ne fait pas partie du projet de société post-apartheid. Au contraire, c’est la ségrégation sociale qui fait l’unanimité ou presque ! Par ailleurs, les clivages raciaux et ethniques n’ont de loin pas disparu et les tensions sont parfois vives entre les communautés.

Enfin, il y a les phénomènes de reproduction des schémas hérités. On retrouve cela notamment au niveau de la politique urbanistique et de la planification des villes. Même plus d’une décennie après l’abolition de l’apartheid, alors que les gestionnaires et les urbanistes dans les administrations municipales sont désormais issus des groupes de population historiquement défavorisés (politique d’affirmative action), les manières de concevoir la ville portent encore les stigmates du passé.

D’un côté, le contexte sociétal a considérablement changé, les enjeux essentiels se situent notamment autour de la question de l’accès à la ville des plus pauvres qui s’entassent dans des quartiers informels relégués en périphérie. De l’autre, on continue de pratiquer une gestion urbaine technique, normative, perfectionniste, la même que du temps de l’apartheid, sauf en ce qui concerne les aspects raciaux qui eux ont disparu. Concrètement, comment cela se traduit-il dans l’espace ?

La relégation des populations défavorisées en périphérie de la ville.
Avec l’abolition des mesures de contrôle des déplacements, on a assisté à un formidable afflux de populations déshéritées issues des zones rurales vers les villes, ce qui engendré une massification des quartiers d’habitats précaires. A Johannesburg ou au Cap, ce sont des millions de personnes qui squattent ainsi dans les périphéries, les interstices de la ville. Les autorités publiques ont beaucoup de mal à adapter leur offre foncière aux besoins et aux attentes des plus pauvres.

Le compartimentage des espaces s’effectue non plus sur une base raciale, mais en fonction du statut socio-économique des futurs résidants.
Par exemple à Windhoek, capitale de la Namibie, les planificateurs de la ville aménagent des quartiers pour les populations à revenu faible, moyen et élevé (formalisation de la ségrégation sociale).

La place de l’espace public dans la ville
La crainte de l’espace public, vieux réflexe de l’apartheid qui y voyait une source de désordre social, demeure. Par exemple, lorsqu’on aménage un marché, on se sent obligé de contrôler son accès à l’aide d’un mur…

5/ Bilan et conclusion

Les mutations post-apartheid sont complexes. Elles s’effectuent sur la base d’une combinaison de permanence et de changement. La ville post-apartheid est une sorte d’hybride, un entre-deux, avec ses structures héritées qui font de la résistance, les logiques de reproduction qui se mêlent aux volontés de changement.

Débat

Vous avez surtout parlé de ce qu’il reste de l’apartheid dans les villes. Qu’en est-il dans les villages ?
Quand on parcourt le pays, on est toujours confronté à la même « matrice » de l’apartheid. Que la localité soit grande ou petite, elle est encore structurée par un même schéma. Pour les véritables villages, il y avait pendant l’apartheid deux types d’espaces :
les réserves ethniques dans lesquelles les populations noires ont essayé de survivre grâce à une agriculture de subsistance difficile à maintenir
les zones réservées aux Blancs avec une agriculture commerciale et performante
Mais depuis la fin de l’apartheid, certains Noirs ont migré, ils se sont installés dans d’anciennes zones réservées aux Blancs. Soit ils ont les moyens d’y acheter une habitation, soit (le plus souvent) on les retrouve en périphérie des zones habitées, dans des cabanons de fortune formant des quartiers informels semblables à ceux qui ont bourgeonné en périphérie des villes.

La fin de l’apartheid a-t-elle donné lieu à la paupérisation d’une partie des Blancs ?
Tous les Blancs n’étaient pas riches du temps de l’apartheid. L’apartheid était avant tout soutenu par la classe ouvrière afrikaner, c’est-à-dire par des gens qui n’étaient pas riches, des ouvriers, des paysans, qui menaient souvent une vie simple. Mais ils voyaient dans la majorité noire une menace pour leur propre situation. Ils ont davantage adhéré à l’apartheid que les élites blanches proprement dites qui se montraient parfois hostiles à l’idée d’une ségrégation totale, extrême. Mais effectivement, depuis le changement, la vie des Blancs non favorisés s’est un peu compliquée, notamment du fait des politiques d’ « affirmative action » (discrimination positive) en faveur des Noirs. Une partie de la population blanche a émigré dans les pays du Commonwealth, en Grande-Bretagne, en Australie… Ils ne voyaient plus quelle place occuper dans la nouvelle société sud-africaine. Sans pouvoir vous donner de chiffres précis, il semblerait qu’il y ait eu paupérisation des Blancs les moins favorisés.

La fin de l’apartheid a-t-elle contribué à l’émergence d’une « classe ouvrière » blanche et noire plus unie ?
Au temps de l’apartheid, il y avait deux lignes de clivage : l’une raciale, l’autre sociale. La première se surimposait à la seconde. Les deux sont encore présentes aujourd’hui. Les élites blanches et noires se côtoient sans difficulté, elles ont les mêmes modes de vie, envoient leurs enfants dans les mêmes écoles, fréquentent les mêmes restaurants et ainsi de suite. Mais à l’autre bout de l’échelle sociale, c’est plus compliqué. Les gens ne vivent pas dans les mêmes lieux. Il n’y a pas une seule couche sociale défavorisée formée de Blancs et de Noirs pauvres. L’appartenance à une catégorie raciale définie par l’apartheid marque encore beaucoup la société. Même chez les élites qui résident dans les mêmes quartiers, au fond, il s’agit plus de co-présence que d’une vraie mixité.

Quelle est la répartition ethnique des groupes de population aujourd’hui ?
En Afrique du Sud, les Blancs sont bien sûr minoritaires (environ 14 % de la population) et les Noirs sont très largement majoritaires (ils représentent près de 75 % de la population). En Namibie, pays que je connais mieux, les Noirs sont également majoritaires et le groupe ethnique qui domine est celui des Owambo. Comme ils représentent plus de 50% de la population, c’est eux qui remportent les élections présidentielle et législative. Ensuite viennent quelques autres groupes ethniques noirs (Herero, Nama, etc.), puis les Métis, et enfin les Blancs, eux-mêmes répartis en trois communautés : afrikaner, germanophone, anglophone…

Qu’en est-il aujourd’hui des « homelands » ?
Les « homelands » correspondaient à une forte structuration territoriale. Pratiquement chaque ethnie ou race avait son « homeland », sachant que ces notions d’ethnies et de races ont été forgées, manipulées par les autorités coloniales et, par la suite, celles qui ont mis en place l’apartheid. Après l’apartheid, les nouveaux pouvoirs ont redécoupé les territoires ethniques pour briser cette logique. Les nouvelles régions transcendent les frontières des anciens « homelands ». Les noms des entités territoriales ont également été changés. Mais à une échelle plus fine, toutes les populations ne se sont pas dispersées et il y a encore de fortes marques ethniques. On le voit notamment dans les paysages, lorsqu’on passe de zones qu’on pourrait qualifier d’« occidentales » (anciennes zones blanches) à des zones de « tiers-monde » (anciennes zones noires), même si je caricature un peu. Cela dit, les gens ont le droit de se déplacer librement dans le pays. Ils le font quand ils en ont les moyens, le besoin ou l’envie : tous n’ont pas envie de quitter la terre de leur ancêtres. L’intégration des « homelands » est un enjeu important pour les nouvelles autorités. Elles essayent d’étendre les réseaux d’infrastructures, d’y construire des établissements scolaires… Mais on ne peut pas effacer en dix ans près d’un siècle de politiques discriminatoires, d’autant plus que celles-ci étaient profondément ancrées dans l’espace. La mise à niveau sera longue.

Quelle a été la situation des groupes raciaux métis et indien après l’apartheid ?
Les habitants des « townships » indiens et métis ont peut-être pu bouger plus facilement parce qu’ils avaient été un peu moins défavorisés pendant l’apartheid que les Noirs. Par ailleurs, certaines familles noires sont allées vivre dans les anciens « townships » métis parce que les maisons y sont plus grandes et les parcelles plus étendues. Pour ce qui est des quartiers noirs, ni les Indiens ni les Métis ne veulent aller y vivre.

Quel regard porte la société post-apartheid sur son propre passé ? L’apartheid est-il enseigné à l’école ? Y a-t-il des hauts lieux de l’apartheid, des endroits investis symboliquement ?
Les manuels scolaires namibiens et sud-africains traitent de l’apartheid. Des musées ont été construits, notamment celui de Johannesburg, très intéressant, qui présente cette période de façon à la fois détaillée et pédagogique. La société est, bien sûr, fortement sensibilisée à la lutte contre les discriminations, mais il y a aussi d’autres priorités : le combat contre la pauvreté, le fléau du Sida… Officiellement, on constate une volonté de réconciliation, ou en tout cas d’apaisement. Dès la fin officielle de l’apartheid, des coalitions d’intérêts sont apparues car l’économie restait, et reste encore, aux mains des Blancs. Ceci étant dit, certaines opérations symboliques ne doivent pas non plus être négligées et la nouvelle élite noire manipule aussi parfois son monde. Un exemple concret : je suis passé cet été au Cap en Afrique du Sud. Depuis des lustres, une belle forêt s’est implantée sur les flancs de la montagne de la Table qui surplombe la ville. Mais j’ai appris que la municipalité noire avait décidé de couper tous les arbres, sous le prétexte de « donner plus d’espace à certaines variétés de fleurs ». La vraie raison est politique : les pins de cette forêt avaient été plantés par des colons blancs au 19ème siècle. Ils représenteraient donc encore le symbole de la domination blanche… Le pouvoir noir coupe les arbres comme pour dire à sa base qu’il change les choses… Pour ce qui est des hauts lieux de l’apartheid, les nouvelles autorités ont érigé des monuments à la gloire des « martyrs » de l’apartheid (cas à Windhoek en Namibie), certains lieux et de nombreuses rues ont été rebaptisés aux noms d’opposants à l’apartheid. Des townships noirs comme Soweto, qui ont été des hauts lieux de la résistance noire, font désormais partis des circuits touristiques. Il en est de même pour Robben Island au Cap, l’île qui a servi de prison pour Nelson Mandela pendant 27 ans. De l’autre côté, les monuments afrikaners qui existaient déjà, monuments destinés à cimenter l’identité afrikaner et à atténuer le complexe de ce groupe en signifiant qu’ils étaient les vrais occupants du pays, ont généralement été maintenus. On a par exemple près de Pretoria, sur une colline, un énorme bâtiment rappelant l’histoire des Afrikaners, qui dans un esprit pionnier avaient mené la conquête du pays face aux Zoulous… En un sens, les nouvelles autorités noires ont été subtiles en ne touchant pas à ces symboles car elles auraient risqué de générer des tensions pour finalement pas grand-chose. Aujourd’hui, ces endroits sont aussi souvent des lieux touristiques.

A propos de la violence en Afrique du Sud
J’analyse cette violence comme un mode de régulation lié à des inégalités criantes non résorbées. Quand, d’un côté, on a des gens qui ont tout (de magnifiques villas avec piscines somptueuses et devant lesquelles sont garées des berlines allemandes…) et, de l’autre côté, des personnes qui n’ont presque rien, qui s’entassent dans des « townships » surdensifiés, des camps de “squatters”, et que ces deux pans de la société se rencontrent, des heurts violents de manquent pas de se produire. Actuellement, la société africaine en souffre beaucoup. L’exemple du « car-jacking » (vol d’un véhicule sur la voie publique -par exemple à un feu rouge- avec menaces ou violences sur son conducteur) est révélateur. Les gens qui ont des biens vivent dans la paranoïa de se faire agresser. Ils s’enferment dans des quartiers clos entourés de murs de plus en plus hauts, murs surmontés de fils électrifiés, avec un système qui alerte des vigiles armés en cas d’intrusion indésirable… Les sociétés de surveillance et les fabricants de barbelés font fortune… Il y a une véritable psychose. D’ailleurs, les classes moyennes noires ont elles aussi peur de se faire agresser, preuve que cette violence ne procède pas simplement d’un désir de vengeance vis-à-vis des Blancs. En fait, on se saisit de biens parce qu’on n’a rien face à des gens qui ont tout (ou qui en donnent les apparences). Mais je crois que le sentiment d’insécurité ne doit pas être confondu avec l’insécurité elle-même. Et je ne veux pas donner non plus une vision trop négative de la situation. Je ne me suis pas senti menacé pendant mon voyage l’été dernier et je n’ai eu aucun soucis en Namibie durant mes nombreux séjours.

Quelles politiques ont été entreprises après l’apartheid en matière de logement des Noirs ?
Dans les villes du temps de l’apartheid, les Noirs avaient :
soit le droit de résider avec leur famille en ville car ils étaient déjà présents avant la mise en place de l’apartheid. Dans ce cas, ils vivaient dans des « matchbox houses » (« boîtes d’allumettes »), petites maisons carrées.
Soit le droit de venir travailler en ville mais en laissant leur famille dans un « homeland ». Ils avaient alors un contrat de travail de 3 ans et vivaient dans des « hostels », sortes de barres avec de petites cellules, allant de celles-ci à leurs lieux de travail, et c’est tout.
Généralement, les symboles extrêmes de l’apartheid que représentaient ces « hostels » ont été détruits. Quant aux maisons individuelles, elles ont été vendues à leurs occupants à des prix préférentiels. Le problème, c’est que le logement collectif n’a pas du tout été développé alors qu’il aurait pu éviter le problème actuel de l’étalement urbain qui implique en plus la construction coûteuse de routes, de réseaux d’eau et d’électricité, donc au final, un prix plus élevé pour l’accès au sol urbain… D’une part, les gestionnaires des villes n’avaient pas envie de logement collectif, ça leur rappelait trop les « hostels ». D’autre part, les populations ne le souhaitaient pas. C’est en ce sens que j’ai pu parler de « pesanteur » dans les mentalités, parce que les gens souhaitent une maison individuelle avec un jardin dans un lotissement, c’est-à-dire le modèle urbain promu par l’apartheid ! Vivre dans un appartement ne les intéresse pas. Il faut dire que beaucoup de néo-citadins demeurent attachés à des modes de vie plutôt ruraux.

A propos de la création d’espaces publics dans les villes post-apartheid
En Afrique du Sud, on vit dans des espaces clos. Les ménages aisés résident dans un quartier sécurisé, prennent leur voiture pour aller travailler dans un endroit accessible à partir d’un parking souterrain (ce qui permet d’éviter de sortir de la voiture dans la rue), ils font leurs courses dans un centre commercial surveillé par des vigiles, et le soir dînent dans des restaurants situés dans des quartiers surveillés, voire fermés… Finalement, la voiture représente l’outil qui permet de relier un espace clos à un autre. Elle constitue la seule opportunité pour les plus pauvres d’intercepter les plus riches et de les voler. La notion d’ « espace public » reste difficile à concevoir pour les autorités et les populations. Certes, les centres commerciaux (les “malls”) fleurissent dans les villes. Mais on est bien loin d’un espace public propice au mélange et à la rencontre. L’accès est contrôlé, gardé et l’espace est privatisé. Il existe bien sûr aussi des stades, des salles des fêtes… Mais les différents groupes ethniques n’aiment pas les mêmes sports. Les Noirs s’intéressent plutôt au foot, les Blancs au rugby, les anglophones au cricket. Vous ne verrez jamais (ou rarement) un Noir à un match de cricket ! Et puis, s’agit-il vraiment là d’espaces publics ? Pas vraiment. Dans chaque cas, l’accès est orienté vers tel ou tel groupe. La figure de la place publique telle que nous pouvons la connaître en Europe est rare ! Les villes sont cloisonnées, l’espace privatisé.

Texte de l’intervention : Christophe Sohn
Compte rendu des débats : Colette Schauber