Henry Jacolin et Elisabeth Ayrault , Paris, Café de la Mairie, le 3 octobre 2022

Ce lundi 3 octobre, les Cafés géopolitiques recevaient Elisabeth Ayrault pour nous parler des fleuves. Avant d’assurer la présidence de la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) pendant huit ans, notre intervenante a eu une vie professionnelle riche et très diverse. Architecte de formation, elle a travaillé dans les économies d’énergie et la transformation des déchets, ce qui lui a permis d’appréhender toute la variété des tâches liées à la gestion d’un fleuve. Aussi est-ce avec une belle énergie qu’elle nous a parlé du potentiel et des problèmes actuels, non seulement du Rhône mais aussi de quelques grands fleuves d’Asie, d’Afrique et d’Amérique, ce qui a passionné l’auditoire.

Le CNR a trois missions principales, la navigation, l’irrigation et la production d’électricité (c’est la deuxième entreprise française à produire de l’énergie), auxquelles s’ajoute tout ce qui touche à l’environnement. C’est la seule entreprise dans le monde à gérer un fleuve dans toutes ses composantes. Soucieuse de faire comprendre aux riverains, parfois peu intéressés, comme aux autres, tout ce qui tourne autour des fleuves, E. Ayrault a créé, avec Erik Orsenna (1), une association, Initiative pour l’avenir des grands fleuves, regroupant des experts dans des domaines très divers, ingénieurs et hydrauliciens, mais aussi archéologues, ethnologues, spécialistes des religions et écrivains. Cette diversité est indispensable à une compréhension globale des problèmes, pour les fleuves comme pour beaucoup d’autres sujets.

Les deltas

Dans un premier temps, notre intervenante évoque les deltas, où 700 à 800 millions de personnes vivent menacées par un changement climatique qui provoque salinisation et montée des eaux, puis elle présente quelques caractéristiques de huit fleuves, Mékong, Gange, Maroni, Saint-Laurent, Parana, Sénégal, Nil et Niger, chacun étant unique mais tous rencontrant le même type de problèmes.

Si le Mékong traverse la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam avant de se jeter en mer de Chine méridionale, après un parcours de 4350 km, c’est la localisation de sa source qu’il convient de souligner, en Chine, dans les hauts plateaux tibétains, ce qui est le cas des plus grands fleuves du S-E asiatique. Les Chinois détiennent ainsi un grand pouvoir sur l’alimentation en eau de presque la moitié de la population mondiale, retenant l’eau du fleuve dans les nombreux barrages qu’ils ont construits. Une « Commission du Mékong » a bien été créée pour donner un avis sur la construction des ouvrages hydrauliques, mais les Chinois n’en font pas partie. Le delta est affecté actuellement par la sécheresse et la salinisation, ce qui pose de gros problèmes à la riziculture et à l’alimentation des populations vietnamiennes.

Le Gange fait vivre 500 millions de personnes dont une soixantaine connaissent une situation de précarité dans son delta, au Bangladesh. Situé à 11 km de la frontière indo-bangladaise, le barrage de Farakka, mis en service en 1975 pour fournir de l’électricité à l’Inde, est source de conflit entre les deux pays car il pénalise le Bangladesh surtout pendant la saison sèche. Des négociations sont en cours depuis plusieurs décennies, aujourd’hui encore aucune solution équitable n’a été trouvée.

Le Maroni qui forme la frontière entre le Suriname et la Guyane française a un débit équivalent à celui du Rhône, mais son cours est rythmé par 200 « sauts » (rapides) qui rendent très difficile l’accès aux populations qui vivent sur ses rives. Il est fortement affecté par l’orpaillage illégal en plein développement, contre lequel les gendarmes français sont assez démunis (ils se contentent de confisquer le matériel). Or c’est une activité très polluante pour l’environnement. Les orpailleurs utilisent en effet du mercure pour amalgamer des particules minuscules, métal que l’on retrouve dans l’ensemble de l’écosystème, provoquant des maladies incurables.

Barge d’orpaillage sur le Maroni. Source : WWF Guyane

On peut comparer le Saint-Laurent à une autoroute fluviale traversant les Grands Lacs. C’est un fleuve puBargeissant (1200 m3/s) qui traverse des zones très riches en ressources. La commission mixte qui gère le Saint-Laurent, notamment le fonctionnement des 17 écluses bloquées par le gel en hiver, est un modèle de coopération internationale.

Sur le Parana, classé au 10èm rang mondial en terme de débit, a été construit, à la frontière entre le Brésil et le Paraguay, le barrage d’Itaipu, élu comme une des Sept Merveilles du monde moderne par l’American Society of Civil Engeneers. Après de longues études et négociations qui ont abouti à la signature d’un traité créant une entité binationale, brésilo-paraguayenne, il a fallu sept années, de 1975 à 1982, pour réaliser les travaux. Il s’agit d’un ouvrage énorme, haut de 196 m et long de 7919 m, qui rivalise avec le barrage des Trois- Gorges en Chine. Itaipu a un caractère innovant en matière environnementale (protection des terres) et en matière sociale (redistribution financière à plusieurs centaines de communes), mais il a été conçu uniquement pour la production d’électricité (plus de 96 000 GWh/an), sans prendre en compte la navigation. Pour relier Buenos Aires à Sao Paulo, il faudrait construire des écluses, ce qui correspond aujourd’hui à un travail monumental et très onéreux.

Barrage d’Itaïpu sur le Parana.Source : US Geological Survey (USGS)

C’est une Organisation pour la mise en valeur du fleuve, intergouvernementale (Mali, Mauritanie, Sénégal), qui gère le Fleuve Sénégal (OMVS). Elle doit affronter aujourd’hui trois problèmes majeurs. La navigabilité est affectée par l’ensablement du chenal, l’irrigation rend nécessaire la construction de nombreux nouveaux ouvrages et les retenues d’eau favorisent notamment l’invasion des plantes typhas et la multiplication des moustiques.

Le Nil, avec ses deux sources, Nil Blanc et Nil Bleu, traverse onze pays, mais c’est entre trois d’entre eux, Egypte, Soudan et Ethiopie que les tensions sont les plus fortes. Il est inutile de s’étendre sur la place du fleuve dans la vie économique et culturelle de l’Egypte. Or c’est l’Ethiopie, en contrôlant le Nil bleu, qui en détient en grande partie le débit. La décision du gouvernement éthiopien (2013) de réaliser un grand barrage hydroélectrique (barrage de la Renaissance) retenant et régulant les eaux du Nil Bleu a provoqué la colère du gouvernement égyptien brandissant la menace d’un conflit armé.

Le Niger qui prend sa source à la frontière de la Sierra Leone et de la Guinée, fait une boucle de 4200 km avant de se jeter dans l’Atlantique au Nigeria. Il ne traverse que des pays très pauvres dont il constitue un enjeu majeur tant au point de vue agricole qu’électrique. Mais son débit est en baisse, l’eau des lacs traversés s’évapore et la pollution augmente. Cette situation aggrave la pauvreté qui est l’une des sources du djihadisme.

En conclusion de cette première partie, E. Ayrault insiste sur l’inégale répartition de l’eau douce dans le monde. Actuellement deux milliards de personnes vivent dans des régions à stress hydrique permanent, un milliard dans des régions à stress hydrique saisonnier. Il risque d’y en avoir cinq milliards en 2050. L’eau et l’énergie sont indispensables aux être humains, mais leur maîtrise s’inscrit dans le temps long alors que la démocratie est le régime du temps court.

La seconde partie de l’intervention est consacrée au Rhône.

Les effets du changement climatique sont mesurés à chaque instant par la CNR qui prête une forte attention au débit du fleuve dont dépend son chiffre d’affaires. Comme les contrats de vente de l’électricité se négocient sur trois ans, le rôle des météorologues est essentiel.

Barrage de Genissiat. Source : CNR

Rappelons les trois missions du fleuve que doit gérer la gouvernance : la navigation, dangereuse à cause du brouillard, des bancs de sable…, l’irrigation et la production électrique qui doit payer les deux premières. Déjà E. Herriot affirmait que « le fleuve ne doit pas être morcelé ». E. Herriot crée une société pour gérer le Rhône dans ces trois composantes, avec une gouvernance fondée sur un partenariat public/privé, 50 % pour le capital privé et 50% pour le public. Cette répartition permet de respecter intérêt général, de long terme et intérêt industriel de court terme. La IIème guerre mondiale redistribue les cartes à l’échelle nationale mais la CNR reste un objet atypique dans le paysage des producteurs d’électricité et son capital se partage aujourd’hui entre 49,97% privé et 50,03% public.

Port de Lyon. Source : CNR

Aujourd’hui le passage aux écluses est gratuit et 35 millions d’euros sont consacrés chaque année à des travaux en faveur de l’environnement, de l’agriculture et de la navigation. On peut donc dire qu’une partie de la richesse produite grâce au fleuve est redistribuée aux « gens du fleuve ».

Mais les études des climatologues et géographes sont porteuses d’inquiétudes. A court ou moyen terme, le Rhône pourrait perdre 40% de son eau. En sont responsables la rareté de la neige, la violence des pluies et la disparition des glaciers ne pouvant plus soutenir le débit à l’étiage.

Questions

1) Q : L’eau fournie aux agriculteurs est-elle contrôlée ?

R : Les missions de la CNR ne comprennent pas les analyses et les mesures de la qualité de l’eau fournie aux agriculteurs. Mais                  lorsque le débit du fleuve diminuera, le monde agricole sera le premier touché, puis le monde industriel. Il est donc nécessaire de préparer dès à présent des plans d’adaptation, et de contournement, auxquels la CNR participera du fait de sa connaissance du fleuve. Car avant d’imaginer une irrigation encore plus importante de la Vallée, dans un contexte où le débit du fleuve diminue, il faut d’abord travailler sur des plantes plus économes en eau, désartificialiser les sols y compris agricoles, et, plus tard, envisager des lacs de retenue.

2)   Q : Peut-on récupérer les eaux de pluie ?

R : Tout prélèvement impacte l’ecosystème. Par exemple, à Bordeaux, il existe une usine d’eau potable. Il n’y a pas de prélèvement direct d’eau dans la Garonne, mais celle-ci souffre du prélèvement de l’eau des sources qui alimentent son cours et qui sont prélevées en amont.

3) Q : Comment expliquer la différence de développement agricole entre la Guyane française et le Suriname, exportateur de riz ?

R : La Guyane témoigne aussi de réussites comme celle du secteur de Cacao, gros fournisseur de produits   agricoles depuis que le site a été mis à la disposition d’agriculteurs hmongs venus du Laos.

4) Q : Comment introduire la question de l’eau dans un programme politique ?

R : Il faut faire un effort d’éducation et considérer que l’eau est un sujet local. Les gens sont intéressés par les sujets qui les concernent directement, pas par les thèmes trop généraux. Il faut savoir conter le local.

Michèle Vignaux, relu par Elisabeth Ayrault , octobre 2022

 

1) Erik ORSENNA, La Terre a soif. Petit précis de mondialisation (cartographie de Delphine Papin et Floriane Picard). Tome 7, Paris, Fayard, 2022