Ils connaissent l’Afghanistan depuis plus de trente ans et en parlent avec passion. Ce n’est pourtant pas un repas d’anciens combattants qu’animaient Pierre Gentelle, François Neuville et Claude Colin-Delavaud, mais une formidable invitation au voyage géopolitique et géoculturel.

Pierre Gentelle a parcouru toute l’Asie Centrale jusqu’à la Chine, à pied en Land Rover ou en Volkwagen-Kombi, comme expert auprès du ministère du plan afghan ou en géographe attaché à des missions archéologiques, pour des recherches qui ont constamment mêlé les hommes, les milieux et leur histoire commune.

François Neuville a passé son adolescence à Kaboul, il fut élève du Lycée Istiqlal avant de rejoindre Langues-O à Paris, puis de retourner en Afghanistan comme chercheur.

Claude Colin-Delavaud connaît l’Afghanistan depuis près d’un demi siècle, son premier séjour date de 1956. Il s’était rendu dans un nord afghan alors très peu connu.

Avant les hors d’œuvre, pour accompagner un apéritif de jus de fruits au gingembre, tous trois ont tenu à ne pas développer les images et les enjeux préfabriqués et diffusés par la presse : Pierre Gentelle laisse à d’autres le soin de décrire l’Afghanistan des drames emboîtés (les ruines, les burkha, la perte de Massoud le “preux”), celui du pittoresque paysager, historique ou ethnique ; il écarte également le mirage d’un avenir afghan rêvé à l’occidentale avec sa sécurité et sa stabilité politique, sa reconstruction dans l’équité et ses classes moyennes renaissantes. Il veut replacer l’Afghanistan dans le monde et dans l’histoire toujours présente, sa géopolitique dans sa géographie. Ainsi, comment peut-on comprendre les enjeux de la nomination d’A. Karzai, (trop) simplement décrit par la presse comme un pachtoun, alors qu’il appartient aux Ghilzai l’un des deux ensembles de tribus, avec les Abdali, qui luttent pour le pouvoir sur le pays depuis le 17ème siècle ? Aussi l’Afghanistan est-pour pour Pierre Gentelle un pays enclavé qui n’arrête pas de mourir de son enclavement, un pays ruiné déjà avant les talibans, avant les 23 ans de guerre commencés avec l’invasion soviétique, ruiné par le double jeu des puissances qui encourageaient sa résistance à l’étranger (l’autre) et ne distribuaient l’accès au monde moderne qu’à condition que cela serve leurs intérêts immédiats et à long terme ; C’est un vide parmi les pleins (13 millions d’Afghans à coté de 150 millions de Pakistanais), un pays structuré par les fractures nées de l’éthnicité et des inégalités fondamentales de l’existence. Le pouvoir afghan est obligé d’être à la fois résistant et “collabo” : il ne peut développer le pays sans résister à la pression étrangère, mais cela bloque le progrès.

C’est cette pression étrangère que François Neuville va évoquer en rappelant, outre le projet actuel de gazoduc, le “Grand Jeu” (Great Game) qui opposa les Anglais et les Russes en Asie Centrale jusqu’en 1907, et qui semble ne pas être achevé aujourd’hui ; il faut y ajouter les intérêts des mondes chinois et perse (la culture persane est dominante ici), sans oublier le pays des hommes purs (Pakistan), avec ses plans d’influence ou d’expansion en Afghanistan. Les Afghan(ais) sont les victimes de cette continuité géopolitique. D’autres enjeux :
– la question de l’eau, favorisant une agriculture savante, mais dont la répartition des ressources concentre 70% des richesses agricoles dans le nord, plutôt turc (Le nord est en outre favorisé par la présence du gaz, notamment dans le fief de Dostom)
– les relations entre sédentaires et nomades (kootchi) : il y a un retour a des formes de nomadisme liées à la guerre ; les petits nomades survivent de façon erratique.

Pour Claude Colin-Delavaud, L’Afghanistan est un mariage entre l’histoire et la géographie : il faut remonter à 2500 ans avant J.C. pour comprendre que ce qui ressemble par son relief à une Suisse a été franchi par toutes les grandes civilisations. Alexandre y a fait la jonction entre les hellènes et le monde indien. L’Afghanistan était le seul mode pour relier la Sibérie, les steppes et l’Inde, le monde méditerranéen à la Chine ; isolé, c’est en fait un très haut lieu de passage, comme en témoignent Tammerlan et Babour. Les Pachtounes, jugés par l’opinion publique internationale responsables des malheurs présents sont en fait ceux qui ont fait l’Afghanistan et qui ont gardé depuis 2000 ans avant J.C un des rares états du monde à ne pas avoir connu la colonisation. Revenant sur le “grand jeu” évoqué par François Neuville, Claude Colin-Delavaud rappelle qu’au cœur de l’entente entre Russes et Anglais en 1907, l’accord sur les frontières de l’Afghanistan faisait de ce dernier un état-tampon.

Le repas qui commence alors va illustrer parfaitement les influences extérieures qui se mèlent dans le pays : les hors d’oeuvres rappelent les perses , l’inde (aubergines cuites) et les peuples éleveurs de l’Asie centrale. L’aubergine cuite épicée mais adoucie au yahourt est à elle seule une image de cette synthèse culinaire qui se décline de l’est méditerranéen au monde indien, en passant par les terres turques et persanes. L’Afghanistan est un carrefour de quatre civilisations du vieux monde.

Syncrétisme extérieur, diversité intérieure : pour Pierre Gentelle, c’est une cuisine proche du terroir et qui rappelle les genres de vie : les oasis fournissent des fruits extraordinaires, les viandes sont bouillies pour les sédentaires, grillées pour les nomades ; la cuisine est celle des ethnies : Il n’y a pas de cuisine afghane, il y a des cuisines en Afghanistan : Dans le nord, on peut trouver de la graisse de mouton pure, dans le sud (chez les baloutches), on mangera du dromadaire. De même, chaque vallée garde son parler, les isolats montagnards sont nombreux. Mais ils n’ont pas cessé d’être envahis et les conquérants violant systématiquement les femmes, les tribus se sont constituées sur des stocks génétiques non homogènes : il y a des afghanes aux yeux verts et des afghans avec la tête d’Alexandre.

Le plat principal est un plat de riz, d’abord un plat noble qui s’est ensuite démocratisé ; c’est un pilaf (palao) : mélangé à de la viande et des légumes (carottes râpées cuites), des fruits secs (amandes, pistaches, raisins), les aromates sont un mélange méditerranéen et indien , le parfum de la cardamome dominant largement. Une fois le palao dégusté, l’avenir de l’Afghanistan est évoqué ; pour Pierre Gentelle, il est plutôt sombre ; sans les Nations-Unies, l’Alliance du Nord est sans pouvoir véritable ;à la conférence de Bonn, ils ne représentaient qu’il tiers des négociateurs, face à 2/3 de Pachtouns (F. Neuville) ; une fois l’ONU et les américains partis, les pachtouns risquent fort de reprendre la lutte contre les gens du nord ; or les pachtouns sont de “sacrés guerriers” (P. Gentelle) qui un siècle après la fondation de l’Etat Afghan (1747) ont mis la main dessus puis ont tout colonisé ; il en a été de même dans les époque plus récentes avec Kaboul, qui avant la guerre ne comptait que 5% de Pachtouns. Sans apport d’armes (par exemple venant de Russie ou de Chine), inutile d’essayer de leur résister. D’autre part, les anglais vont prendre le relais des américains, tant le souvenir de leur rôle passé et des 16000 morts britanniques de l’armée des indes en 1842 (1 survivant) est tenace ; mais ils ne pourront empêcher l’appétit des autres pays : l’argent risque d’aller vers les plus dangereux : les pachtouns de l’est de l’Afghanistan, alliés de ceux du Pakistan (20 millions de pachtouns au Pakistan pour 7 en Afghanistan et 4 millions de réfugiés. on peut s’attendre à de gros problèmes dans le Pakistan dans moins de deux ans….

Michel Sivignon est un peu gêné par le vocabulaire “guerrier” utilisé pour caractériser les pachtouns, qui rappelle le classement, la catégorisation des peuples naguère : comme si le retour de la géopolitique était un retour à de vieilles lunes. Mais les pachtouns se qualifient eux-même de bons guerriers (“nous sommes d’abord des combattants”) répond P. Gentelle. F. Neuville semble moins croire à la spécificité guerrière des pachtouns et au spectre du pachtounistan : dans toutes les régions, les unités ethniques se sont armé et il y a une multiplicité de groupes pachtouns dont la fragmentation a été accrue par la guerre.

Le repas s’achève sur le rôle de la Russie et de la France : Jean Radvanyi fait remarquer la différence entre le rôle fantastique de poste d’observation de l’Afghanistan, qu’il conserve et celui de nœud de transit, qu’il perd en partie car les grandes routes passent désormais plus au nord. Cela n’empêche pas la Russie d’être très présente en Afghanistan (F. Neuville) : alors que les américains bombardaient encore Kaboul, une représentation diplomatique russe s’installait dans la capitale. Quant à la France qui eut un rôle considérable dans la première moitié du 20ème siècle (elle avait par exemple le monopole des recherches archéologiques et minières), elle est de nouveau présente par ses chercheurs partis là bas pour la reconstruction rurale.

Compte-rendu : Marc Lohez


Michel Sivignon nous a demandé de publier ce complément :

Je souhaite développer un peu mon intervention et essayer d’expliquer la gêne que j’ai ressentie. Je sais bien et c’est peut-être la source du malentendu, que les orateurs ont très peu de temps pour expliquer ce qui nécessiterait des heures ; Mais que dois-je penser si j’entends que les Pachtouns sont des guerriers et que cet adjectif m’est proposé comme élément d’explication.

Le malheureux Massoud lui n’était pas d’une tribu guerrière et donc pas assez attentif à qui vient prendre le thé avec lui. Je demande : à quelles populations s’applique cette psychologie des peuples dont je pensais qu’on avait mesuré les limites ? Dirait-on sans rire que les Italiens sont des rigolos et que les Hollandais sont des sérieux et que ça va nous servir d’explication pour la politique européenne ?

Où bien cette psychologie des peuples est -elle aujourd’hui réservée à l’exotique ? Je rappelle que nos manuels de géo de la première partie du siècle passé étaient pleins d’affirmations du type suivant : en Algérie, les Arabes sont des fanatiques sournois, alors que les Kabyles, paysans courageux , sont beaucoup plus fiables.La psychologie des peuples de nos manuels de géographie opposait de la même manière les Vietnamiens des plaines et les Moïs des plateaux.

Il existe une “géographie spontanée”, je ne la méprise pas. Je demande au contraire qu’on sache reconnaître là où elle se niche et qu’elle devienne pour nous un objet d’étude.

On me dit que ce sont les Pachtouns eux-mêmes qui disent qu’ils sont des guerriers. Celà nous dispense-t-il de voir ce qui se cache derrière cette affirmation ? Quels sont de nos jours les peuples qui se vantent de leurs vertus guerrières ? On nous dit que les géographes doivent intégrer les préoccupations géopolitiques. A condition de ne pas adopter sans en faire l’inventaire le fatras qui se cache dans ce mot valise.

On me fera difficilement avaler que l’attitude de Tony Blair est dictée par le souci de venger le sort malheureux fait au corps expéditionnaire britannique en Afghanistan vers 1840. Encore de la psychologie ! Surtout si l’on tait la politique constante du Royaume-Uni qui est d’être le plus fidèle des alliés de l’Amérique. Et le Royaume Uni n’est pas seul ; les Australiens aussi sont en Afghanistan , comme aux Dardanelles en 1915, en Crète en 1940, ou en Corée en 1950. Au billard, on a en tête une autre boule que celle qu’on vise.

Michel Sivignon


Pierre Gentelle a tenu à apporter une réponse

Je voudrais simplement rétablir ce que je voulais dire : les tribus pashtounes, depuis la formation de l’Afghanistan en 1747, ont été systématiquement conquérantes, en particulier autour de 1880 lorsque l’émir Abdurrahman a implanté autoritairement des groupes pashtoun au beau milieu des Tadjiks et des Ouzbeks, entre Baghlan et Kunduz (c’est pourquoi Kunduz, fief pashtoun, donc taliban – ça y est, je recommence les raccourcis – a résisté si longtemps ces temps derniers alors que Kabul était aux mains de l’Alliance du Nord (tadjiks, hazaras, ouzbeks).

On trouve dans tous les bons livres d’histoire afghane le récit de la conquête progressive des territoires des autres ethnies, jusqu’au milieu du XXe siècle, par les nomades pashtouns venus de la frontière pakistanaise : pâturages des Hazaras et des Tchahar Aimak, islamisation forcée des Nuristanis, installation « arrogante » à Kaboul et dans ses environs. La mainmise des tribus pashtounes sur le pouvoir de l’État afghan, l’inégale répartition des maigres fonds publics, l’accaparement de l’aide internationale dès 1950, l’extension généralisée d’administateurs pashtoun jusque dans les terres baloutches est également bien documentée. Cela s’est effectué, que l’histoire officielle le dise ou non, par la violence et l’usage – courant en ce bas-monde – de rapports de force favorables, fondés, que les belles âmes le veuillent ou non, sur les armes. Enfin, je retiens de cet incident une leçon : la prochaine fois, au lieu d’essayer d’aller vite pour présenter en dix minutes une question complexe, je prendrai le temps de m’écouter parler.

Géographiquement autre,
Pierre Gentelle