Cela partait pourtant bien : les géographes/gastronomes lyonnais étaient réunis au restaurant Notre-Dame de la Roche, restaurant camerounais de Lyon pour écouter Karine Bennafla, maître de conférences à l’Université Lumière Lyon II, auteur d’une thèse sur le commerce transfrontalier en Afrique centrale. L’esprit du repas devait être le même que ceux des précédents repas lyonnais auxquels avaient participé Philippe Pelletier ou Hervé Théry. Contre toute attente, la soirée a dévié. Repas inexplicable dont il faut pourtant faire un compte-rendu, pour l’anecdote, pour la mémoire de ce qui restera sans doute l’un des plus hauts moments de l’histoire des cafés géo lyonnais. A repas exceptionnel (et en espérant qu’il ne reste qu’une exception), compte-rendu inhabituel puisqu’il est rédigé à deux voix et à quatre mains, du point de vue de l’intervenant, et de celui d’un convive…

De la géographie du Cameroun à la géographie de la fête (Yann Calbérac)

Les repas géographiques lyonnais sont maintenant bien établis ; et l’exercice est immuable. Le dîner qui est servi est un prétexte pour évoquer de manière originale et inattendue la géographie d’un pays étranger ; l’intervenant intervient entre les plats pour les présenter et de là, évoquer les coutumes, les faits de civilisation du pays… Et en guise d’apéritif, une présentation générale du pays.

Le repas commençait bien : une fois la vingtaine de convives réunie, Karine Bennafla esquisse la géographie du Cameroun, pays qui résume à lui seul toute la diversité africaine. Ce pays, très étiré du nord au sud, présente des paysages très divers : des savanes au centre, des forêts au sud, et des marges sahéliennes au nord, autour du lac Tchad. C’est aussi un pays charnière en Afrique. Une charnière tectonique : les seuls endroits où l’on retrouve des failles sur le continent africain sont le rift à l’est et au Cameroun, le long d’une diagonale partant du fond du Golfe de Guinée. De là, la présence de hautes terres et de montagnes volcaniques le long de la frontière occidentale (pays bamiléké au sud, Monts Kapsiki et Mandara dans l’extrême-nord). Charnière de peuplement : le Cameroun fait transition entre les régions densément habitées d’Afrique de l’Ouest et les espaces vides de la cuvette congolaise. Charnière linguistique : le Cameroun est une ancienne colonie allemande qui est passée sous mandat de la SDN en 1918. Les Britanniques, déjà présents au Nigéria voisin exercent leur mandat dans la partie occidentale du pays, alors que les Français obtiennent mandat à l’est (soit sur les ¾ du Cameroun allemand). Cela explique le bilinguisme actuel anglais/français du Cameroun : ainsi, le journal officiel est rédigé dans les deux langues. En outre, le pays, sous mandat, n’a jamais fait partie de l’Afrique Equatoriale Française. En 1961, on demande par referendum aux habitants de la zone sous mandat britannique s’ils veulent être rattachés au Cameroun francophone ou au Nigéria anglophone. La partie nord choisit d’être rattachée au Nigéria, alors que le sud choisit le Cameroun. On observe donc encore aujourd’hui une frontière intérieure qui isole le SW anglophone, très lisible dans l’urbanisme, les langues, les mentalités, les partis politiques (il existe des partis anglophones dont le plus important est le SDF, Social Democratic Front, parti d’opposition). Cette ancienne partie anglaise est aujourd’hui un espace commercial dynamique à cause de l’ethnie Ibo, qui chevauche les territoires nigérians et camerounais, et qui très impliquée dans le commerce transfrontalier « informel ». A cette frontière intérieure entre la zone francophone et la zone anglophone (circonscrite aujourd’hui à une frange sud-ouest du territoire) s’ajoute un clivage religieux : le nord du pays est marqué par l’islam alors que le sud est à majorité animiste ou/et chrétien. Cette frontière nord/sud renvoie à l’achèvement au Cameroun de la grande conquête peule partie du Mali au 18ème siècle : des chefferies Peul s’éparpillent dans la moitié nord du pays, tandis que les principales villes septentrionales (Garoua, Maroua, Ngaoundéré) sont ponctuées de mosquées et vivent au rythme des prières.

La cuisine que va nous servir Roger, notre restaurateur venu de l’ouest, est celle que l’on mange traditionnellement au sud car notre homme a longuement vécu vers Ebolowa. Karine Bennafla nous introduit alors aux mystères de la cuisine locale. Avant tout, il convient de souligner qu’il est assez rare de manger camerounais en France. Généralement, la cuisine africaine que l’on peut trouver est sénégalaise. Autre exception, contrairement aux habitudes locales, c’est un homme, en l’occurrence Roger, qui fait la cuisine, alors que c’est une tâche qui incombe normalement aux femmes, traditionnelles cuisinières et nourricières (même si les choses changent) ; ces tenancières de restaurants sont appelées au Cameroun des « asso »(ciées) du moins par les clients habitués qu’elles autorisent à manger à crédit. Au Cameroun, on désigne les restaurants par les mots de « maquis » (terme venu de Côte d’Ivoire), de « chantier » ou de « tournedos » : ces derniers sont des restaurants de plein air, sommairement équipés de tables et de bancs, où l’on s’assied en tournant le dos à la rue. Dans les restaurants d’un meilleur standing, la télévision est fréquemment allumée, ce qui permet de suivre l’actualité, les matches de foot ou de mettre de l’ambiance. Traditionnellement, on sert un plat unique que l’on mange sans couvert (sauf quelquefois une cuiller). Une cuvette d’eau et du savon sont proposés au début du repas pour se laver les mains.

Karine Bennafla revient sur les traditions culinaires du pays. Si dans les régions sahélo-soudaniennes du Nord, la boule de mil ou de sorgho est le pilier de l’alimentation, la nourriture de base en forêt est le manioc et la banane plantain, rare plante autochtone. En effet, la plupart des aliments sont issus de la révolution alimentaire du XVIème siècle, date à laquelle arrivent sur le continent africain des produits venus d’Amérique, comme l’avocat, le manioc, le maïs, la mangue, l’arachide… Ce soir nous mangerons du n’dolé, le plat national servi dans la région de Douala (la capitale économique) et de Yaoundé (la capitale politique) : c’est une sorte d’épinard servi haché, mélangé à de l’arachide et accompagné de viande (de bœuf) ou de morue. Le myando, quant à lui, est un bâtonnet de pâte de manioc qui est traditionnellement préparé et servi enroulé dans une feuille de bananier.

La bière revêt une grande importance en Afrique : c’est la boisson nationale par excellence et, certains diraient, la base de la sociabilité. Presque chaque pays africain possède sa brasserie, dont la bonne marche constitue un véritable baromètre de la situation économique et politique nationale. Le Cameroun ne compte pas moins de quatre brasseries (Guiness, Union des Brasseries du Cameroun, SIAC) dont la plus importante est les Brasseries du Cameroun (BC) -groupe Castel- qui détient les ¾ du marché de consommation national et commercialise les marques Castel, Beaufort, 33 Export (quand on en veut deux, on demande une « 66 »). Signe symbolique de leur importance nationale, la société des Brasseries du Cameroun (BC) possède plusieurs équipes de foot et surtout, elle a été la première entreprise à ouvrir en 1989, à Douala, une école de football qui fournit aujourd’hui l’essentiel des joueurs de l’équipe nationale, les Lions Indomptables. Les bières industrielles sont à base de malt et d’orge spécialement importés. En 1994, la dévaluation du franc CFA a entraîné une hausse sans précédent du coût des matières premières, conduisant à une modification de la composition des bières : du maïs, produit localement, a été mélangé avec le malt. A ces bières industrielles s’ajoutent des bières artisanales fabriquées à base de mil ou de sorgho fermenté (« bil-bil ») dans la moitié nord du pays et, dans la moitié sud, à base de palmier (vin de palme). Cette bière artisanale est consommée le jour de sa fabrication au bout d’une longue fermentation à l’air libre et souvent servie dans une calebasse, à température ambiante.

Après cette introduction, les plats nous ont été servis (salade d’avocats et de crevettes, poulet à l’arachide, riz, n’dolé, igname, patate douce frite, banane plantain, myando, daurade braisée et mangues ou ananas en dessert), et les ennuis ont commencé.

Un groupe d’une quinzaine de personnes à l’humeur guillerette a fait irruption dans le restaurant. Ils ont pour coutume de se réunir dans ce restaurant deux fois par an, et nous avons eu la chance de tomber sur eux. Ils sont familiers de la maison et connus du patron, Roger, dont ils saluent l’arrivée en entonnant, sur l’air de Rosa de Jacques Brel, un refrain qui lui est spécialement dédié : « Roger, Roger, Roger » (x4). A suivi l’intégrale de l’œuvre vocale de Patrick Sébastien, avec une mention spéciale pour le Petit bonhomme en mousse accompagné au kazoo par Robert, manifestement le boute-en-train du groupe, et dont c’était ce jour l’anniversaire. Dans ce vacarme, plus question de continuer à parler du Cameroun. La géographie gastronomique a cédé la place à la géographie de la fête ; le Cameroun à la sociologie des loisirs des Français. Nous avons eu droit successivement à Philippe Lavil (Il tape sur des bambous), Serge Lama (Femmes, femmes, femmes), la Compagnie créole… Avec beaucoup de mal (nous étions souvent au bord des larmes de rire) nous avons atteint la fin du repas ; c’est alors que l’autre groupe a décidé de faire une grande farandole (dans la salle qui était pourtant exiguë)… C’est sur cette image que nous nous sommes séparés, conscients d’avoir vécu un grand moment…

Mais le résultat ne devait pas correspondre aux attentes des organisateurs et des intervenants…

Au cœur des ténèbres (Karine Bennafla)

J’aurais dû m’en douter : la soirée avait mal commencé. La table était toute en longueur et les personnes en bout de table n’allaient rien entendre ; on avait placé à ma droite un sympathique professeur chinois, mais qui comprenait fort mal le français (quelques mots d’anglais griffonnés sur un bout de papier permirent des échanges limités) ; en face de moi, ma collègue Régine Levrat, connaissant depuis plus de 25 ans le Nord-Cameroun, avait dès les premières minutes lancé le débat en maintenant que la région septentrionale du Cameroun était à dominante chrétienne. L’animation du repas s’annonçait sous l’angle de la controverse, certes sympathique et toute à la joie des autres convives. Enfin, le patron avait annoncé qu’il y avait rupture de stock de matango, vin de palme camerounais que plusieurs d’entre nous avaient réclamé.

La sommaire présentation du Cameroun venait à peine d’être esquissée sur fond de makossa quand déferla à 20h30 précise un groupe de vétérans en goguette, presque aussi nombreux que nous. Installés autour d’une table dressée à 30 cm en parallèle à la notre, munis d’une arme de destruction massive (« la trompette sans gêne » pour les habitués des soirées cotillons), ils ont animé la soirée. Exit le repas géographique et la description des mets exotiques. Plongée au cœur des ténèbres, non pas celle de l’Afrique, mais celle de la franchouillardise version Club Med des années 1970. Avec en plus quelques relents de colonialisme : la manière qu’avaient nos bruyants voisins d’interpeller le cuisinier rappelait avec gêne celle des petits blancs, d’hier et d’aujourd’hui, quand ils s’adressent à leurs boys. Plus question de commenter les plats, la prouesse de la soirée consista désormais à pouvoir hurler leur nom aux étudiants décontenancés qui voyaient arriver dans leur assiette des serpentins blanchâtres. Imaginez : « c’est quoi ? », « du MYAAANDÔÔ ». « Quoi ? ? ? » etc.

Consternation, dépit et fous rires ont alterné tout au long de cette mémorable soirée qui a quand même duré jusqu’à minuit. Nous sommes partis au moment où le troisième âge en folie avait investi les deux mètres carrés d’espaces disponibles pour danser. Nul doute que nous avons dû échapper de peu à la formation de la chenille…Reste qu’à défaut d’un discours sur le Cameroun, ma collègue Régine Levrat s’est livrée, pour le bonheur de tous, à une démonstration de danse endiablée sur la musique de Papa Wemba. Merci à elle. Merci à Roger car le repas était copieux. Merci à Yann Calbérac pour son oreille attentive qui a su vaillamment capter quelques remarques malgré l’effroyable brouhaha. Merci aux 16 autres convives d’être restées. Et désolée…

Compte-rendu : Karine Bennafla et Yann Calbérac