Mercredi 12 janvier, quelques habitués des Cafés géographiques ont pris de grands risques : il s’agissait de dîner au “Goût du noir”, dans l’obscurité totale. Après un Café de la nuit exaltant mené par Luc Bureau, la pratique du noir nous paraissait être une expérience amusante. C’est donc avec appréhension et curiosité que nous avons laissé notre vue de côté, le temps d’un repas. Un repas organisée, à l’époque, par l’association Paul Guinot. Aujourd’hui, le restaurant est situé 58 rue Quincampoix à Paris (Beaubourg).

Après un apéritif dégusté dans une antichambre feutrée aux lumières tamisées, notre petit groupe est conduit par notre guide Sophie, une non-voyante, à notre table. Ce repas dans le noir tient un peu du rite initiatique : une angoisse y précède l’euphorie, d’un point de vue plus profane, on pourra le comparer à la première expérience d’un sport à risques. Les premiers pas dans le monde du noir se font hésitants,chacun s’accrochant désespérément à l’épaule de celui qui le précède. De grands fou-rires accompagnent notre installation autour de la table.

Cécile Alary, Edith Lavirotte, Luc Bureau, Marc Lohez Photo : Gilles Fumey

Cécile Alary, Edith Lavirotte, Luc Bureau, Marc Lohez
Photo : Gilles Fumey

Les choses sérieuses peuvent alors commencer : deviner les plats, humer, toucher, tenter de manger proprement (nous signalons au passage que certains nourrissaient copieusement la nappe), se servir le vin (ou l’eau) dans le verre et non à côté, et surtout communiquer sans nous voir. Il n’est pas si évident de mobiliser son attention et pour manger et pour parler. Le premier temps est celui de l’intimidation où les règles de survie obnubilent :”suis-je biens assis, où est mon verre”, surtout bouger le moins possible, pas de mouvement brusque. Se passer une assiette nécessite une bonne demi douzaine d’opérations de vérification 😉 On se tasse le plus possible sur soi-même ; la confiance venant, la mobilité reprend et c’est alors que s’ouvre le temps de l’échange et du partage : il s’agit bien d’une découverte collective, mutuelle par la parole et le toucher. Les repères sociaux ne sont pas les mêmes, et une grande proximité entre les personnes se crée automatiquement. L’écoute est également décuplée : des règles de sociabilité différentes, de facto, se mettent en place… Notre guide nous engage le plat principal fini, à nous lever pour débarrasser, et aller récupérer notre dessert. On la suit, à la voix pour ensuite revenir à nos places par nous mêmes. Quelques uns s’égarent, d’autres se percutent allègrement, puis l’agitation, l’excitation gagne : le volume sonore devient assourdissant. On ne passe surement pas très loin d’une ébritété qui ne doit rien au vin que l’on a eu bien de la peine à verser dans son verre.

Aux tâtonnements du début succèdent une impression de confort et de liberté peu envisageable la première heure. L’assurance gagne l’assemblée même si certains ont laissé traîner ici ou là qui un os de poulet, qui un paquet de mouchoir… A la fin du repas, quelques uns d’entre nous s’aventurent dansla salle à manger pour l’appréhender de manière plus directe. On fait le tour des tables, le tour de la salle, en essayant de ne pas nous perdre. Il faut presque être rappelé à l’ordre pour sortir dans la lumière : on veut rester dans ce monde devenu réconfortant.

Etonnamment, le retour à la lumière, pour le café, nous laisse silencieux.Il nous faut un peu de temps pour reprendre nos marques dans le monde visuel, retrouver les visages, et finalement se réapprendre.

Et l’espace dans tout cela : il n’est pas aboli, mais il est trompeur. On le perçoit plus serré, plus étroit qu’il ne l’est : les carrés sont pris pour des rectangles et les ronds pour des ovales. La notion de surface disparait, les repères se font linéaires et ponctuels : le mur, la desserte, une chaises, deux chaises, trois chaises pour être à sa place. Le volume ne disparaît pas, grâce à la dimension sonore.

Il s’agit bien d’une expérience unique, passionnante et fertile en souvenirs, une expérience unique que l’on souhaite pourtant renouveler le plus tôt possible.

Compte-rendu : Cécile Alary et Marc Lohez

Pour aller au restaurant :
Le goût du noir – website: http://www.danslenoir.com