Mercredi 18 novembre 2015
avec Marie Cormier-Salem
Au Petit Dakar
6 rue Elzevir 75003 Paris

Un précédent Repas Géo sénégalais s’est déroulé le 24 janvier 2008 dans le même restaurant, http://cafe-geo.net/repas-senegalais/.

Pour commencer Michel Sivignon verse sur le sol un peu de bissap. En Casamance on verse toujours sur la terre un peu de la boisson qu’on va partager pour remercier des dons de la nature et des prélèvements que l’on y effectue, pour honorer les ancêtres et évoquer la mémoire de ceux qui ne sont plus. Michel Sivignon évoque notre collègue géographe Matthieu Giroud tué au Bataclan le vendredi 13 novembre.

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Puis Marie Barthélémy qui nous a cuisiné ce repas nous dit que le Thiéboudiène dont la transcription wolof/ sénégalaise est : cee bu jen, (les termes en wolof ont été francisés pour une lecture plus aisée) le plat principal, se mange chaque vendredi chez elle à Gorée alors que le Yassa est un plat du dimanche. Elle nous donne son menu : pastels et accras de niebbé, thiéboudiene et yassa au poulet, et en dessert thiacry (couscous de mil et lait caillé).

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Marie Cormier-Salem, géographe de I.R.D, dit la variété régionale des cuisines sénégalaises en fonction d’un climat de plus en plus sec du sud au nord et dont l’aridité a progressé depuis les années 80.

carte-senegal

Il n’y a pas une mais des cuisines au Sénégal : une cuisine très variée selon les régions avec des patrimoines alimentaires, culinaires très ancrés « localement », du champ à la marmite d’où des cuisines « régionales » selon les produits, les savoirs et les savoir-faire

Voir ci-dessus la carte du Sénégal avec les isohyètes : du nord au sud, de la zone sahélienne à la zone soudano-guinéenne, la localisation des diverses régions et débarcadères de pêche et les principales communautés.

Ces cuisines n’ont cessé de se renouveler suite aux apports divers nés de métissages souvent anciens : Avec l’islamisation et les échanges transsahariens (blés et couscous d’origine arabo-berbère?). Avec la colonisation européenne, les navigateurs portugais en Casamance dès la fin du XVème siècle, les Français depuis le XVIIème siècle (blé panifiable et certains légumes). Avec les grandes explorations et les échanges transatlantiques : arrivent d’Amérique latine  la plupart des légumes comme la patate douce, le manioc, le maïs, les haricots et les piments.

Le riz

En revanche, le riz, que l’on a longtemps cru introduit de l’Asie (Oryza sativa), est une céréale locale-avec des variétés africaines (Oryza glaberrima) et deux berceaux de domestication : le delta central du Niger au Mali et la Casamance-Geba en Guinée Bissau.

Deux techniques de culture :

– la première d’origine africaine limitée aux régions « sud » ou des Rivières du Sud. Seuil limite pour la culture du riz sous pluie : 1500 mm de pluies annuelles. Rizières endiguées d’alimentation pluviale avec des techniques sophistiquées de gestion de l’eau dans les parcelles. Pas d’apport d’eau, pas d’irrigation.

– la seconde technique est celle du riz irrigué le long du Fleuve Sénégal, à partir des barrages de Dia et de Manantali, depuis les années 1980.

Le riz (bouilli dans eau salé : ñankatang.) est la base alimentaire de la civilisation des Diola de Casamance : il est échangé, donné mais il n’est pas vendu. Conservé dans des greniers ce riz blanc comporte plus de 15 à 20 variés de riz cultivé dans chaque par famille, il est bouilli dans l’eau salé.

Avec l’urbanisation on importe des brisures de riz d’Indochine (empire colonial français) à partir de la fin du 19ème siècle. C’est le riz qu’on trouve dans tous les plats sénégalais depuis.

Dans le nord du Sénégal la domination du riz est moins nette : mil, fonio ; couscous, bouillie, boulettes, cere le  Thiéré selon la transcription francisée.

Dans la région intermédiaire du Saloum à la fois culture du riz et du mil, du moins jusqu’au début du 20ème siècle car les terroirs sont fortement marqués par sécheresse et salinisation. Dans cette région les pêcheurs Niominka consomment des coquillages. Ce sont d’abord des navigateurs et des pêcheurs et de nos jours, des passeurs qui conduisent les pirogues pour les migrants qui essayent de rejoindre l’Europe (cf. film de Moussa Toure : la Pirogue)

Une cuisine nationale

Ou du moins la revendication d’un plat « national » et au-delà des Ouest-africains: le Thiéboudien/cee bu jen, plat emblématique de cette cuisine métissée (pratiquement aucun élément du cee bu jen n’est d’origine sénégalaise, si ce n’est le poisson).

Le repas de base au Sénégal comme en Afrique est fondé sur l’association : céréales + sauce avec un grand nombre de condiments comme le cube Maggi, le concentré de tomate, le netetu : graine de néré, le yeet, le gej un poisson fermenté et séché, le tamarin.

Les viandes : poulet, mouton, bœuf sont surtout consommées pour les fêtes (tamkharit, tabaski..) ou pour les cérémonies (baptême, mariage, enterrement).

Développement de la consommation des légumes avec l’urbanisation. A noter l’importance des cultures maraîchères des Niayes (dépressions entre les dunes) autour de Dakar-Pikine. Légumes cultivés surtout pour une clientèle d’expatriés et pour l’exportation : haricots verts, navets, carottes, etc. Noter aussi le développement pour la consommation locale de tomate et d’oignon depuis la zone irriguée du Fleuve Sénégal.

Une cuisine qui s’est enrichie mais qui de nos jours tend à s’appauvrir : ira-t-on jusqu’à un cee bu jen sans poisson ? Déjà le mérou est remplacé par kecax, sardinelle braisée, autrefois, dans les années 1960-80s, considérés comme un « poison déchet » et de nos jours revalorisé. Les poissons « nobles » sont exportés vers Europe.

Les fonds océaniques sont raclés par les bateaux usines chinois, russes et japonais qui ont des quotas de pêche jugés injustes par les pêcheurs sénégalais. Ces derniers ont fait une grève pour manifester leur désaccord bien que certains approvisionnent les bateaux-usines étrangers depuis leur pirogue. La pêche ciblée des requins pour les ailerons a modifié la chaine trophique. Avec pour conséquence l’explosion des poulpes dans les années 2000. Poulpes maintenant exportés en Espagne, au Portugal et en Asie.

Appauvrissement dû aussi à la diffusion d’un modèle alimentaire dominant urbain et littoral, le riz remplace le mil, le bouillon-cube les condiments anciens (cf. dans le Journal de l’AOF de 1936 la publicité pour le cube Maggi diffusé très tôt en Afrique par la puissance coloniale). Dans le même temps crise des systèmes agraires (recul des céréales et des produits locaux dus à péjoration climatique) : émeutes de la faim de 2008 et paupérisation des classes moyennes.

Journal de l’AOF vantant le cube Maggi, 1936

Journal de l’AOF vantant le cube Maggi, 1936

La Teranga sénégalaise est mise à mal : ce partage « traditionnel » du plat collectif, où on consommait à la main du cee bu jen dans « toutes les familles » à midi avec toute personne de passage invitée à partager ce repas. De nos jours, bien souvent le seul repas a lieu le soir (sinon on mange sur le lieu de travail de pain « léger » ou des cuisines de rue dans les gargotes.

Néanmoins, on note un sursaut identitaire, national, ou un renouveau avec édition de livres de cuisine (cf Youssou Ndour), ainsi qu’une politique volontariste de « retour au local » et de promotion des céréales locales.

La pêche

La pêche constitue le premier secteur de l’économie nationale pourvoyeur de devises étrangères (environ 200 milliards de FCFA de recettes générées par an, soit 30% des recettes totales d’exportation), d’emplois (environ 600 000 personnes, soit 15% de la population totale active) et de protéines animales (satisfaction de 75% des besoins de la population nationale). Ces performances économiques et sociales sont dues en grande partie à la dynamique du sous-secteur de la pêche artisanale qui est à l’origine de plus de 80% de la production nationale (400 000 tonnes).

Les poissons

Poisson frais : diversité des poissons de mer (cf. tableau ci-dessous : débarquement de la Pëche Artisanale de plus de 400 000 tonnes): cof dit Thiof (Epinephelus aeneus) le mérou, mulet, carpe rouge, carangue, capitaine, ombrine, thon, sole, barracuda, espadon etc.

Poisson braisé (kecax), séché et/ou salé (sali), fermenté (gej), plus rarement fumé : de condiment de base cf cee bu kecax = riz au kethiakh/kecax

Produits de la mangrove : huîtres, arches, cf. plat du sud : supekanja (kanja : gombo + bissap ou oseille de guinée)

 

Régions de pêche Nombre de pirogues Commautés poisson produits volume
Saint Louis 1347 Guet-Ndarien Requin, Bluefish, Pseudotolithus gej, sali** P128504

D 2213

Kayar 945 Lebu, Guet-Ndarien Shark, Pseudotolithus gej P61033

D2863

North Cap Vert 689 Lebu Euthynnus sali P7727

D936

Sud Cap Vert 2358 Lebu Sardinella spp. kecax P52682

D9117

Mbour 1085 Lebu Sardinella spp. kecax P39319

D10300

(3379)

Joal 670 Lebu, Serer Sardinella sp. ; Ethmalosa ; Pseudotolithus ; Cymbium ; kecax, yeet, gej P126427

 

D7116

(5224)

Sine Saloum 1440 Niominka Ethmalosa, Mugil, Sardinella ; shrimps ; cockles (Anadara;Murex); Cymbium tambajang, yeet, pañe, tuffe P4161

D7566

(1767)

Casamance 2151 Diola, Niominka Ethmalosa, Mugil, Pseudotolithus, Arius, oyster, shrimps tambajang, metora, gej, yoxos, dried shrimps P20183

D14163

(389)

P : Pelagique (surface) ; D : Demersal (fond) ; () coquillages

Les 3 repas 

Le matin : les restes de la veille, ou une bouillie de mil avec du lait et de plus en plus, du pain (très léger/ industriel) consommé tartiné de margarine ou de mayonnaise avec lait concentré sucré ou tisane kinkeliba ou « café Touba » Ce café Touba ainsi nommé d’après la ville sainte de Touba, capitale des Mourides : boisson composée de café robusta et de kinkeliba, aromatisé au poivre de Guinée. Café qui aurait été ramené par son fondateur, Cheikh Ahmadou Bamba de son retour d’exil du Gabon.

A midi : cee bu jen

Le soir (en ville, dans milieu aisé) : poulet-frites-salades avec pain, vermicelles

Notre repas

Entrées : les entrées ne sont pas vraiment dans la « tradition »

Les pastels sortes de petits beignets plats farcis avec du poisson et des épices accompagnés d’une sauce relevée à la tomate sont peut-être originaires du Liban (forte communauté libanaise au Sénégal, qui domine le commerce de gros).

Les accras, boulette de niébé (originaire du Dahomey ou d’origine créole : Antilles ou via Cap Vert).

Pastels et accras sont servis pour les repas de fêtes comme amuse-bouche ou consommés comme grignotage entre les repas, achetés dans la rue

Plat : Thiéboudien/cee bu jen. Plat d’abord des pêcheurs de Guet Ndar puis diffusé le long des côtes et partout en Afrique Ouest. A l’origine : il aurait été inventé par Penda Mbaye, une grande cuisinière du XIXe siècle à Saint-Louis

Le poisson frais (ciof ou mérou) est farci avec persil, ail, oignon et piment, puis mis à revenir dans l’huile, on lui ajoute du gej et yeet (gros coquillage) comme condiment, sel, poivre, piment, purée de tomate, eau puis légumes (choux, navets, carottes, aubergine amère : ndiaratu, courge, etc.). Quand poissons et légumes sont cuits, ils sont retirés de la sauce et on fait tomber le riz « brisé » qui absorbe la sauce.

Dessert : pas  vraiment dans la « tradition » Thiakry : plat des éleveurs Peuls, fins granulés de mil cuits à la vapeur et accompagnés de lait caillé ou de yaourt et aromatisé d’épices (fleur d’oranger, sucre vanillé… ou de fruits hachés, pistaches). Ataya, thé vert à la menthe, avec 3 verres (premier le plus amer, second plus fort et troisième plus sucré) ; ce thé vert est en provenance de Chine on y ajoute des feuilles de menthe ou, de plus en plus au Sénégal des pastilles Valda.

Les boissons proposées : bouye : fruit du baobab, le pain de singe (soigne les maux de ventre), gingembre (aphrodisiaque), bissap, Hibiscus sabdariffa.ou oseille de Guinée.

Les autres boissons locales sont le vin de palme en Casamance et le soum-soum, le ditakh, Detarium senegalensis, le tamarin (dakhar), et le madd (cultivés en Casamance).

Un rappel : l’arachide les cacahuètes crues, bouillies, grillées, salées ou sucrées et  les noix de cajou au sud (développement très important des plantations d’anacardier).

Marie Cormier-Salem complète son panorama de la cuisine sénégalaise en nous décrivant quelques plats phares :

Le mulet farci à la Saint-Louisienne, plat inventé par les Signares de Saint Louis (influence française ? première installation au Sénégal en 1664) : on écaille le mulet, on le vide et on retire délicatement l’arête centrale, pour ne conserver que la tête et la peau. La chair est hachée avec de la mie de pain, de l’oignon, de l’ail, du piment, du poivre et divers aromates. Le poisson est alors farci avec cette préparation, recousu, puis cuit au four ou au court-bouillon. Il est servi avec des légumes et la sauce de cuisson.

Poulet (ou mulet) yassa : plat d’origine créole (poulet mis dans une marinade de citron et oignon plusieurs heures, puis grillé et cuit dans marinade ; et servi avec ñankatang).

Kaldu : recette casamançaise. Le poisson y est accommodé avec de l’huile de palme, des légumes et du riz. Une sauce aux citrons verts l’accompagne généralement.

Mafe : originaire du Mali mais réadapté à la gastronomie sénégalaise, un plat avec une sauce à la pâte d’arachide. Souvent avec la viande et des légumes (par ex. mafe kanja lorsqu’on ajoute des gombos).

Supe kanja : du riz « rouge », avec une sauce à base de gombo, bissap et d’huile de palme, du poisson séché et du yeet, huîtres et poisson fumé.

Domoda : plat originaire du Sénégal oriental préparé avec du riz accompagné d’une sauce vinaigrée à la tomate et à la farine. Elle est accompagnée de légumes et il en existe trois variantes : domoda à la viande, poisson, boulettes.

Lakhu bissap ou ngurban chez les Serer : semoule de mil, sankkhal, accompagné de viande mais plus souvent de poisson séché, d’oseille, de tamarin etc.

et en dessert :

Fonde (boulettes de mil) accompagné de lait ou de lait caillé et sucré,

Lakh sankhal, des quenelles de semoule de mil parfois accompagnées de raisins secs que l’on déguste avec du lait caillé (sow) ou du yaourt.

Ngalakh, granulés de mil accompagnés d’une sorte de crème liquide à base d’arachide, de raisins secs et divers fruits, de buye.

Compte rendu rédigé par Michèle Sivignon à partir des notes de Marie Cormier-Salem.

 

Références :

Monique Biarnès, 1972. La Cuisine sénégalaise, Paris, Société africaine d’édition, 152 p.

Youssou N’Dour, 2004. La Cuisine de ma mère, Minerva, 187 p.

Aminata Sow Fall, 2002. Un grain de vie et d’espérance, Éditions Françoise Truffaut, 141 p.

Philippe Cury et Yves Miserey, 2008. Une mer sans poissons, Calmann-Lévy , 270 p.