Invité : Christian BOUDAN, auteur de l’ouvrage Géopolitique du goût. La guerre culinaire, PUF, 2004.

La salle du restaurant de spécialités libanaises est comble : 37 personnes ont pris place autour de deux grandes tablées, dans le brouhaha et l’excitation qui précède les soirées exceptionnelles. Gilles Fumey rappelle que les repas géographiques sont nés il y a quatre années avec Michel Sivignon qui anima un remarquable repas sur la géographie de la Grèce, avec pour objectif d’explorer ce qu’on a dans l’assiette. Depuis, une quinzaine de repas ont eu lieu sur des destinations gastronomiques des quatre continents. Le repas de ce soir a été rendu possible grâce à Geneviève Papin qui en a eu l’idée et a trouvé le restaurant. Le prochain repas portera sur la Colombie, le 1er mars prochain et sera également animé par Christian Boudan.

Christian Boudan n’est pas un universitaire. Il a “commis” une “géopolitique du goût” à partir de sa passion de la cuisine.

Une cuisine moyen-orientale ?

Christian Boudan présente le menu de la soirée : s’ouvrir sur une perspective plus large du Moyen-Orient. Le menu n’a pas été élaboré pour refléter ce qu’on en connaît déjà : les mezze (assortiment de hors d’œuvre), mais davantage comme une restauration familiale (soupes) avec des plats moins connus (courgettes farcies, corette : légume vert d’origine égyptienne). Christian Boudan ne sait pas ce qu’est le concept de la cuisine orientale. La cuisine arabe existe dans les livres, mais pas dans les assiettes.

Le Moyen-Orient est un espace géoalimentaire qui se compose d’une zone semi-désertique, du Turkestan chinois au Maroc. Si unité il y a, c’est donc dans les ressources naturelles. L’alimentation s’y organise autour de deux grands ensembles : les produits d’une agriculture de céréales et de légumineuses (lentilles, pois, haricots) d’une part, et les produits de l’élevage extensif de moutons d’autre part, avec laitages (beurre, yaourt, fromages séchés). Viennent s’ajouter : fruits secs, produits de la vigne, et l’usage de la saumure pour la conservation des aliments.

Le reste n’est que phantasme : l’idée que l’Empire ottoman aurait donné une unité à cet espace dans une cuisine ottomane, l’idée que l’alimentation y est le fruit d’une hégémonie de la culture arabo-islamique. En fait, il faut aller plus en amont si on veut trouver peut-être les racines historiques de cette alimentation. Les mondes méditerranéen et persan s’y sont affrontés pendant plus de 1000 ans bien avant l’Islam et les Ottomans. Et encore plus loin dans le temps, il faut tout de même rappeler que le Moyen-Orient a beaucoup reçu duCroissant fertile, région où est née l’agriculture autour des céréales et des légumineuses, de l’élevage et de la vigne, il y a 7 à 8 000 ans avant J.-C.

Le fond culinaire est avant tout iranien (perse, mésopotamien), dont les traces se retrouvent dans l’étymologie des mots culinaires). La cuisine de Constantinople, elle, était emprunte de la culture grecque du poisson, alors que les Turcs viennent d’une culture du laitage et de la viande. Les Ottomans avaient des habitudes alimentaires particulières : ils mangeaient vite puis fumaient, regardaient les danseuses, mais ne restaient pas à table.

La cuisine libanaise

Toutes les cuisines dites “orientales” ne se ressemblent pas. Il y a pourtant quelques points communs : des desserts à base de sirop et de miel, de l’agneau, du pain non levé, des soupes, du blé, du yaourt.

Dans ce domaine semi-désertique, la conservation des aliments est une préoccupation constante. Le boulghour (nom turc d’origine antérieure) en est un exemple : le blé est bouilli pour gélifier l’amidon afin d’empêcher le blé de germer, puis séché sur les toits plats au soleil, puis broyé sur la meule. Il peut ainsi être conservé d’une année sur l’autre. L’un des plats dégustés ce soir est élaboré à partir de boulghour : le kisk (soupe associant du boulghour et des laitages caillés, yaourt ou fromage frais, le tout est ensuite laissé en fermentation pendant 2 à 3 semaines, et peut servir à de nombreuses préparations). L’association du blé et du laitage existe ailleurs : en Grèce (Trakhana), en Turquie (Tarana), en Ouzbékistan dans les potages. Le fromage lui provient de l’Indus et arrivait en jarre vers la péninsule arabique dès 2 500 av. J.-C.

Le « plat » libanais le plus connu est le mezze (mot d’origine iranienne qui signifie le goût). C’est un type de plats issu de la sociabilité orientale : des « amuse-gueules » froids servis traditionnellement autour du vin. On retrouve dans cette région un aspect ancien de la culture du vin (la vigne est originaire du Sud Caucase) avec une cuisine très vinaigrée ou citronnée (donc très acide, goût acide qui se retrouve aussi dans les brochettes arrosées au concentré de grenade, ou dans le ragoût). C’est la culture du banquet et de la table. Boire du vin est un substitut du sacrifice qui est remplacé par des libations sans doute dès 1000 av. J.-C. Mais dans le monde musulman, le banquet est plus frugal pour permettre l’écoute de poésie, musique et, surtout, sans alcool. Au Liban, ce sont les Juifs et les Chrétiens qui boivent du vin.

La cuisine libanaise utilise de nombreuses plantes : persil (plat principalement), coriandre, aneth, sumac, et épices.

Le pain non levé se retrouve du Maghreb au Fleuve jaune et se prépare dans des fours verticaux (tanour), qui sont souvent des jarres en terre cuite. Les galettes de pain y sont plaquées sur les parois. C’est en Afghanistan que semblent exister les plus nombreuses variétés de pain oriental. Le pain plat a l’avantage de sécher moins vite que le pain levé sous des climats chauds. Le pain plat sec peut aussi être réutilisé dans d’autres plats, comme la salade. Enfin, le pain sert aussi pour les pâtisseries à feuilles plates et ce, jusqu’en Chine.

Les farcis sont issus d’une tradition culinaire des céréales mélangées à la viande pour fourrer le pain ou les feuilles de vigne. Ils sont issus du monde iranien et caucasien d’où proviennent les feuilles de vigne. Le riz y tient une grande place. Mais le riz appartient à une évolution récente de la cuisine libanaise, évolution qui touche tout le Golfe persique et le Moyen-Orient. Le riz remplace peu à peu le boulghour. C’est une extension millénaire à travers la Perse, avec le développement des capacités d’achat à l’étranger.

Enfin, on ne peut pas parler du Liban sans évoquer les fameux chawarmas. Ils sont issus de l’invasion du poulet (élevage originaire d’Inde) qui sont importés d’Occident (Europe et Etats-Unis).

AU MENU

Soupe aux lentilles et pommes de terre.

Kisk : soupe à base de boulghour, lait caillé, ail, viande de brebis (préparé en été mais consommé en hiver). Goût acide prononcé.

Ensemble de mezze :
– taboulé : tomate, persil plat, oignon, menthe, boulghour, assaisonné de citron et de vinaigre,
– hommous tahini : purée de pois chiche, huile d’olive, ail,
– baba ghanouje : caviar d’aubergines,
– moussakaa : tomate, cannelle, oignons, aubergines, pois chiche.

Mlukhlie : riz et poulet nappés de sauce à la corette, saupoudré de morceaux de pain grillé et aspergé de vinaigre aux oignons,

Farcis :
– feuille de vigne chaude farcie de boulghour, agneau, pignons et épices
– courgette farcie au riz et à l’agneau.

Jellab : boisson fraîche à base de sirop de dattes et d’eau de rose agrémentée de pignons.

Pâtisseries orientales.

L’esprit et le ventre repus, les Cafés géographiques ont remercié chaleureusement l’équipe du restaurant Damouri pour leur accueil et la finesse des plats proposés, pour lesquels certains ingrédients ont été commandés directement au Liban. Au-delà de la qualité de la nourriture, la soirée a été aussi réussie grâce aux nombreux consommateurs avertis qui avaient fait le déplacement. Il n’y a pas de gastronomie sans gastronome !

Compte-rendu : Alexandra Monot.