Michel Sivignon introduit la soirée en indiquant qu’il a fallu faire un choix entre deux restaurants ouzbeks tenus par le même patron. Nous sommes ici rue de Trévise, dans le XIe arrondissement de Paris, l’autre restaurant est situé 53 rue Amelot, dans le XIe.
Le repas est commenté par Julien Thorez, amusé de constater que nous sommes nombreux autour de la table à être déjà allés en Ouzbékistan, certains à l’occasion du voyage organisé par les Cafés géos et Pierre Gentelle en 2004.
Chargé de recherche au CNRS, Julien Thorez est un spécialiste de l’Asie centrale post-soviétique. Sa thèse, soutenue en 2005 sous la direction de Michel Sivignon, intitulée « Flux et dynamiques spatiales en Asie centrale – Géographie de la transformation post-soviétique » porte sur les recompositions territoriales survenues après la disparition de l’URSS (enclavement, désenclavement, etc.), à partir de l’analyse de l’articulation entre les flux et les frontières, aux échelles internationales, régionales et nationales. Ses recherches actuelles, qui portent notamment sur les mobilités migratoires, questionnent les modalités d’insertion de l’Asie centrale dans les mécanismes de la mondialisation et le glissement de la région du Nord au Sud. Russophone, Julien Thorez peut converser en russe avec le personnel du restaurant, ce qui renseigne aussi sur les aspects culturels d’un pays très marqué par l’influence russe.
Le contexte régional : dans le plein du vide de l’Asie centrale
Ce repas est aussi l’occasion de faire le point sur l’Ouzbékistan, la veille du vingtième anniversaire de son indépendance. Avec ses 27 millions d’habitants, l’Ouzbékistan est le pays le plus peuplé des cinq anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale (les autres étant le Tadjikistan, le Kazakhstan, le Turkménistan et le Kirghizistan). Le Kazakhstan dépasse les 15 millions d’habitants, pour un territoire beaucoup plus étendu que celui de l’Ouzbékistan. Nous sommes ici, avec l’Ouzbékistan dans le « plein du vide de l’Asie centrale ». Un vide à l’aspect de carrefour, où agissent plusieurs puissances régionales (attention, l’Ouzbékistan n’a de frontière avec aucun des pays mentionnés) : la Russie (qui a conquis le Turkestan dans la deuxième moitié du XIXe siècle) et la Chine (par le Turkestan chinois ou Sinkiang), plus l’Iran au sud, la Turquie, située plus loin à l’ouest mais qui joue un rôle régional important (elle s’est étendue historiquement dans le Caucase mais pas en Asie centrale) et l’Inde. Les langues parlées par quatre de ces cinq pays sont des langues turciques. Ces pays ont donc une histoire linguistique commune avec les Turcs de Turquie, sachant que, schématiquement, plus la distance est longue, plus l’intercompréhension est réduite : un Turc comprendra moins bien un Kazakh (d’Asie centrale) qu’un Azéri (du Caucase).
Concernant la composante tadjikophone de la population de l’Ouzbékistan, qui témoigne de la diversité de la population ouzbékistanaise, il faut noter que « traditionnellement » la population des villes de Boukhara et de Samarkand est tadjikophone (les Juifs de Boukhara, dont la grande majorité a aujourd’hui émigré, sont ainsi tadjikophones). De par la politique d’ouzbékisation, qui est menée depuis l’indépendance, l’enseignement en langue tadjik est aujourd’hui en diminution (bien que le président Karimov, originaire de Samarkand, soit lui-même tadjikophone).
Dans un contexte marqué par la catégorisation de la population sur des critères « ethniques » et par l’existence d’un territoire étatique fondé sur une base nationale, héritages majeurs de la politique des nationalités conduite dès la période tsariste et poursuivie par le pouvoir soviétique, l’affirmation de l’État ouzbékistanais coexiste avec des politiques d’ouzbékisation, ce qui contribue à expliquer la complexité des recompositions identitaires contemporaines, entre identité ethnique et identité civique.
L’Ouzbékistan est un pays doublement enclavé (le seul dans le monde, avec le Liechtenstein), bien que le Turkménistan et surtout le Tadjikistan soient d’une accessibilité plus faible. Julien Thorez propose de distinguer enclavement aréolaire (maillage) et enclavement réticulaire, selon l’agencement des frontières et des réseaux de transport. Le choix du modèle effectué depuis l’indépendance est celui d’un développement autocentré et protectionniste, avec une politique de substitution aux importations, notamment dans l’agriculture. De façon très schématique, l’agriculture est passée du coton et de la luzerne à un système plus hétérogène, avec du coton, du blé d’hiver moissonné en mai-juin, puis du maïs en été.
L’émigration, très importante, est estimée entre 2 et 4 millions d’habitants, soit 40 % de la population active, surtout à destination de la Russie, puis du Kazakhstan et de pays plus lointains. Le pays a donc renoué des relations plus étroites avec la Russie. D’ailleurs, les écoles russes sont recherchées. La langue ouzbèke possède d’autre part un lexique d’origine russe pour ce qui concerne les termes liés aux techniques et à la modernisation comme aéroport, gare (vokzal).
L’Ouzbékistan est aussi membre de l’Organisation de coopération de Shanghai et fait partie de différentes organisations de la Communauté des États indépendants (CEI).
Un contexte géopolitique tendu
A l’échelle régionale, la fermeture des nouvelles frontières a permis d’affirmer la souveraineté des nouveaux États. L’Ouzbékistan a des relations tendues avec le Tadjikistan, notamment pour deux raisons : les problèmes anciens liés au tracé de la frontière commune (Samarkand et Boukhara, de culture tadjike, sont en Ouzbékistan et le président du Tadjikistan a déclaré que son pays reprendrait un jour ces deux villes !) et la question du partage de l’eau, enjeu essentiel car la culture irriguée est très répandue, malgré l’existence de culture à sec (le gros projet d’un barrage sur le Vakhch, une des deux branches-mères de l’Amou Daria, menacerait, d’après l’Ouzbékistan, son approvisionnement en eau). A propos de la question de l’eau, Xavier de Planhol indique dans un article qui vient de paraître que dans le domaine iranien s’est produite, vers le début du premier millénaire avant J.-C., une révolution agricole caractérisée par le développement conjugué de l’irrigation permanente (obtenue par la technique des kārēz, galeries de drainage exploitant les eaux des nappes souterraines), et de la culture de la luzerne, avec notamment l’apparition d’une race de chevaux particulièrement puissants, ces deux composantes ayant été à la base de la conquête et de la formation de l’Empire perse.
Les relations ne sont pas non plus exemptes de tensions avec le Kazakhstan.
Les oasis
La population se concentre surtout dans des oasis de piémont et de delta, toutes très anciennes. Les oasis de piémont sont établies sur des cônes de déjection coalescents d’affluents du Syr Daria (villes du Ferghana : Andijan, Margilan, Kokand, etc.), Tachkent, qui est sur une faille (un fort tremblement de terre a eu lieu en 1966), à 60 km du fleuve, du Zeravachan (Samarkand), de l’Amou Daria (Surkhan Daria).
La mer d’Aral
Les chances pour que le niveau de la mer d’Aral remonte sont très faibles. Le coton est désormais moins cultivé au profit du maïs, du blé, de la riziculture irriguée (notamment au Khorezm et au Fergana) où la population est en forte croissance. Fleuve traversant le désert et permettant l’irrigation, l’Amou Daria avait été comparé au Nil par des archéologues soviétiques ! Mais la mer d’Aral n’est pas la Méditerranée !
Géopolitique, transport et énergie
Les Allemands disposent d’une base militaire à Termez, dans le sud du pays, à la frontière avec l’Afghanistan. Kaboul est approvisionné en électricité à partir de l’Ouzbékistan, grâce à de grosses centrales thermiques. Une voie ferrée est en construction entre Termez et Mazar-e Charif, en Afghanistan.
En Asie centrale, à l’échelle nationale, les foyers de peuplement sont situés surtout dans les régions périphériques, séparés les uns des autres par des déserts et des montagnes. A l’époque soviétique, les principes géographiques de la circulation étaient de contourner montagnes et déserts tout en traversant les limites administratives. Aujourd’hui, on procède à un report de mobilité à l’intérieur de chaque pays pour éviter d’avoir à franchir une frontière. L’inadéquation entre les frontières et les réseaux de transport, héritée de la politique soviétique d’aménagement du territoire, impose dans le contexte géopolitique contemporain d’édifier de nouvelles infrastructures de transport. Une voie ferrée a ainsi été construite entre Karchi et Termez, à travers les Portes de fer d’Alexandre le Grand, pour éviter de passer par Turkmenabat au Turkménistan pour se rendre en train de Samarkand au sud du pays.
Dans le domaine énergétique, l’Ouzbékistan n’est pas le premier pays d’Asie centrale, malgré des gisements de gaz et des mines d’uranium. Toutefois, le gazoduc entre le Turkménistan et la Chine, ouvert en décembre 2009, transite par l’Ouzbékistan sur 525 km. Son inauguration témoigne de l’importance de la voie de désenclavement orientale et du rôle croissant joué par la Chine en Asie centrale. Au nord de l’Ouzbékistan, le Kazakhstan dispose d’un potentiel énergétique plus important : il dispose d’importantes ressources pétrolières, concentrées essentiellement dans la région caspienne, où devrait être prochainement mis en exploitation le champ off-shore de Kachagan. Par ailleurs, le Kazakhstan est devenu le premier producteur mondial d’uranium : autant de « qualités » qui justifient l’intérêt de la France pour ce vaste pays (Sarkozy s’y est rendu en 2009, Nazarbaev est venu en France en 2010).
Le repas
Nous commençons par des mantys (gros raviolis cuits à la vapeur) au potiron, qui sont un exemple d’un des différents modes de cuisson (friture, vapeur, cuisson bouillie, grillée) utilisée dans la cuisine ouzbèke.
La grande variété de produits cultivés ne se reflète pas à table, car ces produits sont sous-utilisés : on trouve relativement peu de plats de légumes, qui sont pourtant disponibles sur les marchés. Les aubergines peuvent être cuites ou en soupe (mais elles ne seront pas farcies).
Il est difficile de différencier de véritables cuisines régionales dans la vaste aire centre-asiatique. A partir de plats et de techniques culinaires partagés, des variantes régionales déclinent le modèle alimentaire général : ainsi des cuisines ouzbèke et tadjike, somme toute assez semblables. Faisons cependant un sort particulier aux régions anciennement sous domination soviétique : comme pour d’autres domaines politiques, sociaux et culturels, leurs cuisines ont reçu un fort héritage de la période soviétique et de la domination culturelle russe. L’Ouzbékistan n’échappe pas à cette règle. Ainsi, à titre d’exemple, certaines salades se rapprochent de celles mangées en Russie.
Le repas se poursuit avec des samsa (samoussa) fourrés au potiron, aux épinards (à l’occasion de Nowrouz, le nouvel an qui est fêté dans le Monde iranien à l’équinoxe de printemps), et à l’agneau. A cette occasion, on prépare le sumalak, une sorte de pâte sucrée assez liquide, obtenue à partir du blé germé, cuit et recuit pendant de longues heures dans un grand chaudron.
Le plat principal est un plov, riz pilaf revenus dans l’huile (souvent de coton), accompagné de carottes, de pois chiches et de viande de mouton, parfumé aux épices. Il est classiquement préparé dans un chaudron, une marmite (qazan). En Asie centrale, le plov est souvent servi avec le gras de la queue de mouton (kurdyuk) qui est particulièrement apprécié, ainsi qu’avec des tomates, des concombres et des oignons coupés en fines lamelles. Le pain servi au restaurant n’est pas un pain traditionnel d’Asie centrale mais un pain russe, avec peut-être de la coriandre. En Ouzbékistan, le nan (ou lepiochka en russe) est un pain plat, fait avec de la farine blanche, cuit au four en terre (tandyr).
En boisson, pour certaines occasions et dans certains milieux, on peut servir de la vodka, bien que l’on soit en pays musulman : elle est généralement bue à température et non pas glacée, à la russe. Mais on boit surtout du thé vert, plus rarement du thé noir.
Le gâteau est un tchak tchak, gâteau croquant à base de pâte de farine au miel et aux noix. Ce gâteau d’origine tatar – une des populations turciques de Russie – s’est répandu en Asie centrale au moment de la conquête russe. (Une petite devinette est posée au passage par Michel Sivignon : quelle est la capitale du Tatarstan ? Mais personne ne gagne le repas offert pour une bonne réponse : Kazan !).
Une particularité des pratiques alimentaires des oasis turkestanaises (Ouzbékistan, Tadjikistan) est l’organisation de repas collectifs au petit matin, à l’occasion d’événements familiaux (mariage, circoncision, décès, jubilé, etc.). Plusieurs centaines de convives peuvent alors se succéder dans la cour d’une maison, ou dans un restaurant réservé pour l’occasion. Ces repas sont un moment fondamental de la vie sociale des mahalla, des quartiers qui structurent les villes et les villages d’Ouzbékistan. La veille des circoncisions, les hommes font la cuisine et, notamment, épluchent les oignons, aidés d’un chef qui vient passer la nuit pour que tout soit prêt vers 4-5 h du matin. On peut ainsi manger plusieurs och avant d’aller au travail !
Les façons de manger
Traditionnellement, on mange à la main, assis sur de gros édredons matelassés (kurpacha). Tous les plats sont apportés à table (dostarkhan) simultanément, avec les fruits, les fruits secs, le pain. La trilogie entrée-plat-dessert n’existe pas. Dans un schéma « traditionnel », les hommes et les femmes sont séparés. Les hommes sont souvent servis par les belles-filles (qui servent en particulier le thé brûlant, au risque de se brûler elles-mêmes). A table, les places sont réparties de façon honorifique selon le rôle et le statut dans la société : les places les plus éloignées de la porte d’entrée et les plus centrales sont les plus valorisées. Les places accessibles aux hôtes sont différentes des places réservées à la famille.
Le restaurant
Boukhara Trevise, 37 rue de Trévise, Paris 11e, 01 48 24 17 42.
Bibliographie
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BALLAND Daniel, « Diviser l’indivisible : les frontières introuvables des États centrasiatiques », in Le Cercle de Samarcande, Hérodote, 1997, n° 84
BAZIN Laurent, HOURS Bernard, SELIM Monique, L’Ouzbékistan à l’heure de l’identité nationale, Travail, science, ONG, L’Harmattan, 2009
GENTELLE Pierre, Traces d’eau, un géographe chez les archéologues, Belin, 2003, 240 p.
PLANHOL Xavier de, « Le karez et la luzerne : une première révolution agricole en Iran », Studia Iranica, p. 11-26, vol. 39 (2010)
POUJOL Catherine, L’Ouzbékistan, la croisée des chemins, Paris, Belin / La documentation française, 2005.
THOREZ Julien, « La construction territoriale de l’indépendance : réseaux et souveraineté en Asie centrale post-soviétique », Flux, 2007, n° 70, p. 33-48
THOREZ Julien, « Les nouvelles frontières de l’Asie centrale : Etats, nations et régions en recomposition », Cybergeo, 2011, 28 p., http://cybergeo.revues.org/23707
Les Cafés géos en Ouzbékistan : Souvenirs d’Ouzbékistan
Compte-rendu : Michel Giraud, relu et amendé par Julien Thorez