Repas géographique animé par :
– Christian Boudan, auteur de l’ouvrage Géopolitique du goût. La guerre culinaire, PUF, 2004
– Michel Sivignon, géographe émérite à l’Université Paris-X Nanterre
– Gilles Fumey, géographe de l’alimentation à l’Université Paris-Sorbonne

Gilles Fumey présente le repas et la soirée en indiquant que la cuisine turque est considérée comme l’une des quatre plus importantes cuisines du monde (avec la chinoise, la mexicaine et la française), et beaucoup pensent qu’elle est plus importante que notre cuisine quant à son influence. Ce soir, nous avons avec nous deux invités qui vont nous parler de la cuisine turque et l’une de ses épigones, la cuisine grecque. Christian Boudan est un passionné de cuisine et il a écrit deux livres sur ce sujet. Le premier, Géopolitique du goût, traduit notamment en turc (ce qui permet de souligner au passage que les Turcs sont un peuple très gourmand et passionné de cuisine). Le deuxième invité, Michel Sivignon, est spécialiste de la Grèce. Il est aussi le premier animateur des repas géographiques, dont le premier avait été, en 1999, un repas grec (nous avons dégusté, depuis, plus d’une trentaine de repas géographiques). Nous verrons ce soir si ces deux nations, qui entretiennent des rapports conflictuels, peuvent dialoguer par l’intermédiaire de la cuisine.

Pour Christian Boudan, la cuisine turque est un « vaste sujet, qui plonge loin ses racines dans le temps ». Il se rappelle avoir fréquenté, dans les années 1960, les deux restaurants « grec oriental » qui existaient alors au Quartier latin. Christian Boudan précise d’emblée qu’il n’existe pas une mais des cuisines turques. La cuisine d’Istanbul est liée à la Méditerranée, avec beaucoup de poissons, alors que la cuisine d’Erzurum, dans l’est du pays, se rapproche de celle des steppes de l’Asie centrale. Nous avons donc affaire à des mondes culinaires très différents selon les régions dont on parle.

La cuisine à Byzance

Byzance (devenue Istanbul en 1453) était un lieu de contact entre le Pont Euxin ou Mer Noire et la Méditerranéee, par le biais du Bosphore et des Dardanelles (ou Hellespont). Déjà au Ve siècle avant J.-C., les Grecs venaient y pêcher : c’étaient de grands amateurs de poisson. Le détroit du Bosphore est un lieu de passage et un goulet d’étranglement pour les migrations de poissons entre la mer Noire et la Méditerranée. Il s’y produit un double mouvement lié au cycle de la reproduction : au printemps, le poisson monte à contre-courant des eaux profondes de la mer de Marmara vers les eaux de la mer Noire plus vite réchauffées. A l’automne, le poisson redescend. Ces migrations, qui concernent principalement les maquereaux et les thons, ont beaucoup étonné les auteurs anciens, car la traversée rapide du détroit par les poissons est accentuée par le courant (l’eau de la mer Noire est plus douce que celle de la Méditerranée, les apports fluviaux étant bien plus considérables et l’évaporation plus faible). Le poisson était pêché dans le Bosphore avec des madragues, des filets fixés sur des constructions permanentes aboutissant à des culs-de-sac au fond desquels le poisson vient se coller. La pêche était alors pratiquée d’une façon intensive, quasi-industrielle. Athénée de Naucratis, un auteur grec du IIe siècle après J.-C., parle de Byzance comme d’un « lieu de bonne chère pour ses poissons ». A travers l’oeuvre d’Athénée sont parvenus des extraits d’un ouvrage d’Archestrate, gastronome et amateur de marée de la Grèce classique, contemporain de Démosthène, qui a « examiné les qualités de chaque partie des poissons, en éprouva tous les sucs » et dont la façon de cuisiner la bonite (du thon de moins d’un an), entourée de feuilles de figuier, figure chez Athénée dans le Banquet de Savans.

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Le poisson était conservé six mois à mariner dans de l’eau salée, puis assaisonné et transporté en amphore. Les Grecs mangeaient notamment du garos (mot qui donné ensuite garum chez les Romains), une sauce de poisson comparable au nuoc-mâm vietnamien, consommé pour ses fonctions nutritionnelles dues à la présence d’un jus d’autodigestion. Le garos était présent partout en Méditerranée. Du thon salé était également expédié en Méditerranée. Le sel était un monopole et les fouilles ont mis au jour des installations souvent considérables de saleries et de pêcheries de poissons.

La cuisine dans l’Empire romain d’Orient

Jusqu’au VIe siècle après J.-C., l’Empire romain d’Orient, dont la capitale était Constantinople, fut en contact avec l’Empire perse, avec des frontières fluctuantes, qui englobaient notamment l’Égypte, la mer Noire, le Caucase. C’était un empire chrétien, où la hiérarchie imposait 130 jours de jeûne par an. La cuisine de Constantinople, assez mal connue car peu de traces ont été conservées, comprenait du pain, des légumineuses, du vin doux, de l’huile d’olive, du fromage, des produits de la pêche, des salaisons, du vinaigre, des épices de l’Orient (poivre, cumin), donc du doux et du sucré. Les sept recettes qui sont parvenues jusqu’à nous sont postérieures au VIe siècle après J.-C., dans quelques livres écrits par des religieux, dont Théodore Prodome (1115-1166). On mangeait du caviar de la Caspienne, qui était alors moins cher que n’importe quel poisson. Trabzon était alors un grand port de pêche, activité en net déclin aujourd’hui. Il reste dans l’actuelle Istanbul un quartier avec quelques restaurants de poisson, plutôt chers, qui proposent du poisson grillé.

La cuisine dans l’Empire ottoman

1453 est l’année de la prise de Constantinople par les Turcs. Cependant, les Turcs ottomans étaient présents de l’autre côté du Bosphore avant, dès le XIVe siècle. Le mouvement qui allait conduire à la création de l’Empire ottoman commence au Xe siècle lorsque des tribus qui nomadisaient dans l’Altaï migrent en Sogdiane, puis de là gagnent l’Iran et avancent vers l’Anatolie. Au XIIIe siècle, les Mongols dominent l’Asie centrale. Au XIVe siècle, des émirats indépendants se constituent dans l’ouest de l’Anatolie : l’émirat des Ottomans va progressivement émerger. Toutes ces populations nomades qui viennent des steppes, qui ont domestiqué le mouton, élèvent des chevaux et ont une alimentation liée à leur mode de vie : ce sont des buveurs de lait et des mangeurs de viande, qui peuvent cultiver des céréales dans les oasis, du millet, du blé par endroit. Passant par l’Iran, ils entrent en contact avec des populations de tradition agricole très ancienne qui ont un mode vie sédentaire et ont des pratiques alimentaires bien plus riches que les leurs. Ils rencontrent en Iran un peuple jardinier, qui cuisine du riz (cultivé sur la côte méridionale de la mer Caspienne) accompagné de beaucoup d’herbes. Ils découvrent la confiture, faite avec des fruits présents en abondance, les sirops, le cherbet (sorbet), les légumes cuisinés dans la saumure (lié à la présence du vinaigre et du vin), différentes manières de faire des farcis. De nombreux mots de la cuisine turque sont ainsi d’origine iranienne, comme le mezze (assortiment de hors-d’œuvre servis froids), le sebze (légume), les köfte (boulette), le börek (pain de pâte feuilletée). En Azerbaïdjan, dans le Caucase et sur les bords de la mer Noire, les Turcs découvrent les fruits secs. Ils trouvent à Constantinople l’huile d’olive, le pain levé, les choux. L’absence de barrière naturelle a ainsi permis la rencontre de deux mondes culinaires qui se sont interpénétrés.

Existe-t-il une cuisine de synthèse qui serait sortie de l’Empire ottoman ?

Cet empire a duré 450 ans et a eu un rayonnement considérable (on peut d’ailleurs se demander ce qui se serait passé si les Turcs avaient pris Vienne, lors des sièges de 1529 et 1683). Constantinople était à l’époque l’une des plus grandes métropoles du monde et un lieu de concentration d’influences. Les gigantesques cuisines du palais de Topkapi servaient 5 000 repas par jour. Mais, contrairement à ce qui s’est passé à Versailles, au Louvre ou à Pékin, il n’a pas existé de cuisine de palais : la grande cuisine turque reste introuvable. Le premier livre de cuisine turc date du milieu du XIXe siècle. Les apports du continent américain (piment, tomate, poivron) n’ont pas été intégrés. Pétis de la Croix, interprète de l’ambassadeur de France en 1674, a décrit précisément un repas du sultan, composé de plats aux origines multiples, mais dont aucune ne semble propre à l’Empire ottoman. Lady Montagu, épouse de l’ambassadeur d’Angleterre en poste en 1717-1718, se voit servir au harem un grand repas, avec 50 plats de viande, qui ne comporte que des plats venus d’ailleurs, sans création originale.

La cuisine grecque

Michel Sivignon intervient alors pour nous parler de la cuisine grecque. Les deux cuisines sont proches, tout comme elles sont proches des autres cuisines balkaniques. Cette proximité se marque dans le vocabulaire. Une grande partie des recettes de la cuisine grecque porte des noms turcs, ce qui ne signifie pas forcément un emprunt : il y a aussi des aller-retours, comme le mot karpouzi (la pastèque) qui vient du turc karpouz, qui lui-même vient du grec karpos(le fruit). En matière de pâtisserie, le vocabulaire est double : d’une part turc (en fait arabe et persan) comme pour baklava ou kadaïf et, d’autre part, français. La tomate intervient dans presque toutes les sauces. Il existe beaucoup de plats de viande et de légumes, avec une sauce rouge, faite de tomate, d’oignon et de cannelle, et les bas morceaux de la viande (les meilleurs morceaux étant réservés pour la braise). On utilise aussi parfois des prunes acides (ce qui se pratique aussi dans le Caucase), avgolemono, une sauce à l’oeuf et au citron (ce qui rappelle la blanquette de veau), faite en dehors du feu. Pour Christian Boudan, cette pratique existait déjà chez les Romains. On « blanchit » le jaune d’oeuf et le citron, d’où le nom de blanquette. La cuisine grecque est la seule cuisine occidentale qui intègre la cannelle dans les boulettes : une pratique qui vient de Byzance, où la cannelle était l’épice la plus chère. Mais la Grèce est-elle en Occident ? se demande Michel Sivignon, qui ajoute que la cuisine grecque n’utilise pas de basilic, normalement réservé à l’usage religieux (alors qu’il est utilisé dans la cuisine italienne), mais de la coriandre et de l’origan, d’un usage très général. Souvent, la cuisine grecque introduit une variante d’origine occidentale. La moussaka grecque est faite avec de la béchamel, ce qui n’est pas le cas en Turquie (la béchamel a été introduite à l’occasion d’une visite de la flotte française et s’est généralisée. Le yaourt est un élément du repas, soit avec un tzatziki, à base d’huile d’olive, avec du concombre râpé et de l’ail, soit en accompagnement d’un plat de viande, mais il n’est jamais pris en fin de repas. Pas plus que les fromages, servis avec la salade ou les mezze ou intégrés dans un plat de viande et légumes.

Ce soir, nous avons mangé des plats turcs, mais pas à la turque. Il faut distinguer les habitudes alimentaires à la maison et celle de la vie sociale extérieure. A la maison, un plat est fabriqué dans un grand récipient au four ou chez de le boulanger. Ce plat est préparé pour plusieurs repas, donc on mangera plusieurs fois de suite le même plat, qui peut être accompagné d’une salade de tomate, avec du concombre, des oignons, de la feta. La feta (un fromage de brebis) se mange, soit en entrée avec une salade, soit dans un plat, mais jamais en fin de repas. Ni en Grèce ni en Turquie les restaurants ne proposent de dessert sucré. Les repas se terminent avec le plat principal, sauf l’été lorsqu’on peut se rafraîchir d’une tranche de melon ou de pastèque. Le sucré est un héritage turc, mais aussi italien et français. Beaucoup de mots de la cuisine grecque, comme mille-feuille ou langue-de-chat, viennent du français et de l’adoption de la pâtisserie française au XIXe siècle. Pour manger un dessert sucré, il faut se rendre chez un pâtissier, où les femmes peuvent aller plus facilement qu’au restaurant. Le café permet de siroter lentement sa tasse (Jacques Lacarrière parle de la « clepsydre de l’ennui »). Au-delà de Zagreb, le café est préparé à la turque, moulu très fin. On commande en même temps que le café le degré de sucre souhaité. Après les évènements de Chypre, en 1974, l’expression « café turc » a été remplacée en Grèce par « café grec », « hellenikos kafès ». Le café glacé (« frappé » en grec) date peut-être de l’arrivée du café soluble et donne la possibilité de faire du café glacé en été (en Iran, on boit du café glacé avec de la glace).

Cuisine et nationalisme

Michel Sivignon aborde ensuite la question des relations entre cuisine et nationalisme. Le couscous faisant partie des plats préférés des Français. Qu’est-ce donc une cuisine nationale ? Les nationalismes sont nés à la fin du XVIIIe siècle. La cuisine, comme l’archéologie, a permis de les consolider. On ignore quasiment tout de la cuisine de l’Antiquité et de Byzance. Parler de cuisine nationale grecque sert à démontrer que les Grecs sont reliés à leurs ancêtres. La cuisine nationale grecque est présentée comme immémoriale et séculaire : ces mots font vendre l’idéologie nationaliste. Or, les modes architecturales, musicales et culinaires ne s’arrêtent pas aux frontières nationales. Michel Sivignon souhaite à ce propos saluer la mémoire de Stéphane Yérasimos, qui fut notamment directeur de l’Institut français d’Istanbul et qui a travaillé sur ces questions.

Notre repas

Les entrées

Le börek est un mille-feuille multicouche avec du fromage et des épinards. Sa préparation variant selon les régions, il peut être très fin en Grèce (où il est appelé filo), moins fin dans le nord du Caucase ou en Ouzbékistan. Les marchands de börek (les börekchi) sont très répandus à Istanbul (en grec, ce feuilleté se dit pita). L’imam bayaldi est une aubergine farcie cuite au four, avec de la tomate, de l’ail, de l’oignon (l’aubergine est venue d’Inde par la Perse). L’imam bayaldi, ce qui signifie « l’évanouissement de l’imam », est l’une des rares créations culinaires du palais de Topkapi (la recette se dit avec ce terme turc en Grèce). Lescalamars farcis au foie de veau mariné, ni turcs ni nomades, sont un clin d’oeil à la cuisine romaine (les Romains faisaient du farci avec de l’œil, de la cervelle…). Mais les farcis au riz et à l’origan, parfois à la feta sont un des passages obligés de la cuisine grecque, le plus souvent avec des tomates, poivrons, courgettes.

Les plats principaux

Le pilaf, plat d’origine d’Asie centrale composé de riz d’abord revenu dans une matière grasse et cuit ensuite à l’eau bouillante. Un plat très connu, a figuré dès le Premier Empire au menu des restaurants parisiens. C’est une manière de faire cuire les céréales, qui absorbent le beurre. Le pilaf est un plat des nomades, connu jusqu’en Ouzbékistan et au Turkestan chinois. Le boulgour est un blé concassé, bouilli (ce qui l’empêche de germer) et séché. Le boulgour est à la base de la cuisine libanaise et syrienne et est très courant en Asie centrale. Il se mange avec du mouton (une queue de mouton pour les grands repas, la partie la plus grasse et la plus goûteuse), des carottes, des fruits secs. C’est un plat toujours gras, l’Asie centrale aime le gras car elle manque de lipides. Au marché du dimanche de Kachgar, dans le Xinjiang chinois ou en Ouzbékistan, on peut voir les carcasses de mouton qui ont servi à confectionner le bouillon gras. A Kachgar, on peut déguster des raviolis remplis de graisse chaude. Cela dit, Piton de Tournefort (1656-1708) parle du pilaf cuit… au beurre. C’est avec du yaourt un repas complet idéal en pays nomade.

Le farci se rencontre en Iran, dans le sud du Caucase, dans les Balkans. Les plats les plus compliqués de la cuisine iranienne sont des farcis, présentés en hachis. Le farci avec des poivrons est présent en Turquie depuis le XIXe siècle.

L’utilisation de la feuille de vigne farcie est courante en Iran et dans le Caucase. Voici une bonne méthode grecque pour choisir ses feuilles de vigne : compter le nombre de feuilles à partir de l’extrémité du pampre et prendre la troisième (les deux premières sont trop petites et la quatrième est ligneuse). On peut aujourd’hui acheter des feuilles de vigne surgelées ou les surgeler soi-même au printemps. Puisque nous sommes dans les farcis, un conseil sur la cuisson des rougets : sur la braise, enfermé, dans une feuille de figuier (la recette figure dans les écrits d’Athénée (IIe siècle).

Les desserts

Au dessert, on reste dans la steppe. Le tavuk gögsü, à base de poitrine de poulet accompagné de farine de riz (crème de riz) ou de farine de maïs (maïzena), rappelle le « blanc manger » médiéval (à base de blanc de poulet). La baklava est faite de fruits secs hachés avec du miel, dans une couche de pain plat cuit au four. Le kadaïf est une pâtisserie voisine mais dont la pâte est effilée en une sorte de vermicelle. Le yaourt maison est servi avec du miel, à partir des fleurs de la steppe, où les abeilles sont donc présentes (il existe à Erzurum un quartier de grossistes en miel). Les loukoums à la rose, une pâte sucrée et parfumée à la rose, rappellent la confiture de rose en Iran et en Turquie (l’eau de rose reste un grand parfum dans la cuisine orientale). Le cherbet est un sirop allongé, obtenu à partir de fruits et dilué dans de l’eau (le mot a donné sorbet en français). L’ayran est un yaourt allongé d’eau et salé, qui rappelle le dough d’Iran (toujours salé) ou le lassi d’Inde (salé ou plus sucré).

Le pain est fabriqué sur une plaque. Séché, il peut se conserver pendant des semaines dans le paquetage. En boisson, nous disposons ce soir, de vin (la Turquie produit du vin) provenant de l’Anatolie du Sud-Est, un Doluca, Antik, de 2004, titrant 11,5 %. L’Asie Mineure produisait du vin car la vigne est originaire du Caucase.. Aujourd’hui, le vin est toujours conservé dans de grandes citernes enterrées. La viande au vinaigre (un vin de l’année qui a tourné) permettait de liquider les stocks et constituait un antiseptique et un antioxydant. Toute la cuisine iranienne était vinaigrée. On mangeait aigre-doux dans toute l’Antiquité. Avec l’Islam, la culture culinaire du vin dépérit, phénomène amplifié par le départ des chrétiens. Depuis, l’aigre est resté en Europe et le doux s’est maintenu dans le Maghreb.

Les épices. Rome mangeait épicé et envoyait ses flottes de commerce dans l’Océan indien pour se procurer des épices, produites en Inde depuis 4 000 ans. A Constantinople, les higoumènes des monastères mangeaient épicé. La médecine hippocratique demande de manger épicé pour réchauffer l’estomac et y favoriser la cuisson. Il convient d’ajouter les propriétés antiseptiques des épices. Les nomades n’aiment pas les épices et préfèrent le riz pilaf, les crudités, les confitures.

Les noisettes, dont la Turquie est le premier producteur mondial, sont surtout cultivées dans le nord du pays, près de la mer Noire mais consommées partout.

Les légumes originaires d’Amérique sont arrivés assez tardivement en Turquie. La tomate apparaît dans la cuisine turque au XIXe siècle. Elle était arrivée en Europe au XVIe siècle et avait fait l’objet d’un échange inégal : les paysans espagnols étaient aller coloniser l’Amérique avec leurs grains, alors que la tomate était arrivée en Europe sans les Indiens. Les bateaux turcs n’allaient pas en Occident : les espèces américaines ont donc progressé très lentement vers l’est. Certaines racines indiennes en Colombie ne sont pas connues en France (mais aujourd’hui la quinoa est une céréale prisée par les classes urbaines jeunes). Les tomates et les poivrons figurent dès le XVIIe siècle dans des livres de recettes espagnols. Les Vénitiens tenaient alors le commerce et importaient des épices d’Inde. Le maïs a été appelé blé de Turquie dès le XVIe siècle, pour une raison inconnu selon C. Boudan qui n’accepte pas les légendes autour du maïs débarqué en Asie mineure. Le tabac était présent en Iran au début du XVIe siècle.

Michel Sivignon indique que la pomme de terre était présente en Grèce au XIXe siècle. La tomate est servie à Paris pendant la Révolution, cuisinée par les Provençaux. Ces cuisiniers apportent la cuisine à l’huile, la tomate, les piments, les pâtes. La tomate concassée devient, comme le concombre mariné, un accompagnement du pot-au-feu. Elle a aussi servi en accompagnement du bouilli, la saveur acide contrastant avec le gras du bouillon. On mangeait aussi des figues vertes en hors-d’œuvre.

En conclusion, selon Christian Boudan, il faut pour faire une grande cuisine pouvoir s’attarder à table, ce qui nécessite la présence des femmes et du vin. Sinon, on va ailleurs pour le dessert, deviser et fumer. Pour Michel Sivignon, une des grandes qualités du repas est de créer du lien social (on ne mange pas seul en Grèce sauf éventuellement à midi). Les repas du soir, en Grèce, se prennent à la taverne, avec une compagnie d’amis (parea), avec éventuellement une guitare, sur une terrasse. Dans la taverne de Karolos et Nikos Milanos à Volos où, chaque soir, ils jouaient et chantaient accompagné du bouzouki, on pouvait lire sur le mur : « Si tu entends des gens chanter, approche-toi, les méchants ne chantent pas ».

Bibliographie
– Christian Boudan, Géopolitique du goût, la guerre culinaire, Paris, PUF, 2004, 451 p.
– Cuisines d’Orient et d’ailleurs, traditions culinaires des peuples du monde, sous la direction de Michel Aufray et de Michel Perret, Glénat et Langues’O, 1995, 343 p.

Sur le site des Cafés géo :
– Repas grec

Compte rendu : Michel Giraud

Quelques strates culturelles dans la cuisine et l’alimentation des Turcs ottomans

par Gilles Fumey

On peut comprendre la cuisine turque par une méthode d’analyse linguistique, parce que le vocabulaire turc est aussi d’origine persane et arabe, et qu’un mot turc n’est pas une preuve d’origine.

On peut situer un fond turc primitif : fondé sur la viande et les produits laitiers (süt, yogurt), sur le pain (ekmek), à l’origine d’une crêpe fine (yufka) cuite sur une pierre plate, le bulgur, déjà connu dans l’Antiquité mais dont les Turcs ont développé l’usage. Peu de légumes, quelques fruits comme le melon (kavun, d’origine chinoise), la prune (erik), la pomme (elma), la mûre (dut).

Ensuite, on repère une couche persane : qui témoigne de cette civilisation d’oasis et de jardiniers, donnant les fruits et légumes, plus curieusement le fromage (peynir) dont la technique de fabrication, différente de celle, rudimentaire des Turcs, tenait à l’usage de lait frais et de présure, donnant des produits de qualité très supérieure. Les autres emprunts sont liés à la cuisine : potage (çorba), pilav, boulettes (köfte), farcis (bôrek) qui a donné, chez nous, le brick, évidemment la pâtisserie, innombrable. L’ordonnancement et la composition du repas sont empruntés au monde iranien (meze, qui signifie « réjouissance », équivalent des zakouski russes, traduits faiblement par « hors d’oeuvres »).

Enfin, des apports méditerranéens : en plusieurs strates, l’une européenne qui apporte le restaurant (lokanta), les pâtes (makarna), la salade (salata), la compote (komposto) ; l’autre strate arabo-byzantine qui sont unis par la culture matérielle : fruits et légumes comme le poireau (du grec prasa), l’olive (zeytin), la cerise (kiraz, originaire d’Anatolie), surtout le raki après la mise au point des techniques de distillation médiévales du monde arabo-syrien. D’autres techniques alimentaires comme le pétrin (tekne), le four (firin) qui ont diffusé des produits aux noms grecs comme les pains à l’huile, les pains annulaires au sésame dont le nom est celui de la semoule). De l’arabe, il faut retenir la table (sofra) au sens de nourriture composée, offerte à des hôtes. Un nouveau terme qui a fait fortune : le kebab (qui s’oppose à la viande brute que l’on trouve chez le boucher sous le nom de « et », comme les Britanniques aiment distinguer mutton et sheep, beef et ox). Kebab vient de l’arabe kebbeb s’appliquant à de la viande, mais aussi toute matière cuite, bouillie ou rôtie au feu, l’idée prédominante étant celle de chaleur, cuisson, technique culinaire. Attention, il y a un équivalent persan de kebab, c’est biryân qui était encore utilisé chez les Seldjoukides au Moyen-Age. Le mot de boucher (kasap), également arabe, signale que les Turcs nomades n’en avaient pas.

On retiendra donc que les Turcs, qui n’avaient en Haute Asie que des aliments, ont emprunté nombre de plats et de recettes à l’Iran, l’idée de la cuisine et du repas ordonnancé venant de la Méditerranée. Mais l’Iran a aussi participé à la « culture des steppes »

Sources :
– Xavier de Planhol, in C. Thouvenot (dir.), Alimentation et Régions, Université de Nancy, 1989.
– Burhan Oguz, Türkiye kalkinin kültür kökenleri. I. Giris. Beslenme teknikleri, Istanbul, 1976.