Café géographique de Paris,
15 Mars 2016
La géographie de Simon Estrangin est le fruit d’une insatisfaction ou du moins d’une inquiétude. Il semble à Simon Estrangin que la géographie classique, appelons-la académique, passe à côté de ce qu’il appelle l’existant En d’autres termes, en revendiquant une position scientifique, qui pendant longtemps a penché du côté des sciences naturelles, la géographie a renoncé à rendre compte du subjectif, de l’instantané, de l’immédiat, au profit d’une forme de déterminisme qui enferme ses catégories d’analyse dans des limites fixes et intangibles. . Par là même cette géographie a tendance à tuer la sensibilité du géographe
Simon Estrangin ne se contente pas du tout de cette position négative, parce qu’il entretient un rapport passionné à la géographie. A coup sûr, sa géographie est une « égogéographie »terme qu’il refuserait sans doute, où les catégories subjectif et objectif ne sont pas mobilisées.
Ce 15 mars il a choisi de nous présenter sa géographie « sur le vif »
C’est une nouvelle étape d’un parcours personnel jalonné par des intérêts successifs, dont la ligne directrice est celle du voyage.
Après une étude sur les voyageurs français en Russie au 18° siècle, Simon Estrangin s’est posé une question : pourquoi les géographes, gens qui voyagent plus que la moyenne de leurs contemporains, parlent-ils si peu de leurs voyages ? Rares sont en effet les livres de géographes qui sont des récits de voyages. A ce titre, le livre de Jacques Weulersse « Noirs et blancs » fait figure d’exception. Paru en 1931, ce livre relate le voyage de Dakar au Cap réalisé grâce à une bourse fournie par le mécène Albert Kahn. C’est un récit où les impressions figurent à l’état spontané, portées par un étonnant bonheur d’écriture. Quelle fraîcheur ! Ce qui provoque une autre question : celle de l’exclusion des sentiments ou des émotions accumulées au cours des voyages, depuis que l’ambition scientifique l’a emporté. C’est cet appauvrissement que Simon Estrangin récuse. Ce faisant, il s’interroge sur l’orientation même de la géographie depuis qu’elle a revendiqué son statut scientifique, au milieu du XIX° siècle.
Joignant alors le geste à la parole, Simon Estrangin publie alors en 2015 « Traversations sud-américaines, pour une géographie du voyage » dont on trouvera par ailleurs un compte-rendu sur notre site. Cette longue traversée de l’Amérique du Sud est moins un récit de voyage qu’une réflexion sur le voyageur lui-même, sur le voyageur-géographe, sur ses rencontres avec les gens et les paysages.
Ces rencontres se produisent par le biais de la peinture et plus spécifiquement de l’aquarelle. Depuis plusieurs années déjà, Simon Estrangin produit des aquarelles d’excellente facture et son voyage est aussi celui d’un aquarelliste. Il est peut-être même en train de devenir surtout un aquarelliste. Dans le bout de chemin que nous avons effectué le 15 mars en sa compagnie, c’est l’accompagnement du peintre qui l’emporte. Parti du voyage et de ses séductions, il a présenté sa démarche à travers ses aquarelles et celles de ses inspirateurs.
On peut dire en effet que dans son parcours Simon Estrangin est maintenant passé à une autre étape, comme il l’explique lui-même : « L’expression de géographie sur le vif est pour moi le calque de peinture sur le vif. Il y a des expériences du monde qui sont aussi des descriptions et des créations (tout ça dans la présence, sur le vif), et je crois à leur valeur. »
En s’informant sur les géographes attentifs aux voyages il a souvent trouvé une sensibilité à la peinture ou au dessin sur le vif. Devant, certains dessins, tableaux, il a eu le sentiment qu’il se passait vraiment quelque chose, qu’il nomme précisément la géographie sur le vif. Il nous a montré certains points qui font la valeur de cette géo à partir d’un dessin de P..Deffontaines. Rappelons que P. Deffontaines fut lui aussi un géographe très original. Parti d’une géographie tout-à-fait classique, dont témoigne sa thèse de géographie régionale Les hommes et leurs travaux dans les pays de la Moyenne Garonne(1932), où en guise de dessins ne figurent que de simples vignettes d’habitat rural. Deffontaines a exploré plusieurs chemins de traverse où il s’est aventuré seul. C’est sur un de ces chemins de traverse que Simon Estrangin l’a rencontré. En témoigne le petit opuscule que Deffontaines publie aux Editions de ‘UTO (Union des Trois Ordres d’enseignement que Deffontaines présidait en 1938) un Petit Guide du voyageur actif. Dans cet ouvrage, l’auteur présente et analyse ses dessins en conseillant aux jeunes explorateurs (de jeunes scouts) ce procédé du dessin pour rendre compte des sociétés et des espaces rencontrés. Tous les dessins de Deffontaines n’ont pas été publiés. Simon Estrangin a exploré le très riche fond Pierre Deffontaines (4000 dessins) déposé à la Bibliothèque de Catalogne à Barcelone, d’où sont issus les dessins présentés ici. Il est frappé par la qualité du cadrage des dessins et analyse l’un d’entre eux, celui d’un paysage alpin.
Les dessins de Deffontaines valent par l’habileté du trait. Ils sont parfois soulignés exécutés à l’aide d’un cure-dent et d’encre de Chine, rarement aquarellés. Ils ont une finalité pédagogique : ils font partie de la méthode d’enquête préconisée. On dessine pour comprendre.
Les aquarelles de Simon Estrangin sont bien différentes. Elles valent d’abord pour leur qualité formelle, par le maniement remarquable du lavis et de la couleur, par le sens aigu du moment et de l’immédiat.
Alors que les dessins de Deffontaines sont strictement localisés, Simon Estrangin se refuse à donner aucune précision sur ses aquarelles. Par là même il est en train de se « dégéographiser ». On peut considérer que le sens prioritaire de la lumière, des formes et des couleurs est le pendant de cette attitude. Ce qui conduit à travers le texte d’accompagnement à un jeu de détective : cette vallée glaciaire est alpine, cette ville Grenoble peut-être ? Toutefois ce choix conduit à un enfermement : indiquer le lieu, c’est aussi communiquer
Les images existent en tant que telles, et témoignent de ce que l’auteur appelle « l’existant » ou le « il y a ». Images qui tout autant que des paysages sont pour la plupart des panoramas. Le panorama est à l’origine un cylindre sur lequel est reproduit un paysage visible de tous côtés par un observateur placé au centre du cylindre. Par la suite l’usage du mot panorama a perdu ce sens technique et limité, pour signifier vue circulaire.
Simon Estrangin nous a dit aussi sa dette vis-à-vis de Franz Schrader, ce cartographe devenu un remarquable peintre de la chaine pyrénéenne.
Nous en avons reproduit une œuvre dans notre rubrique « le dessin du géographe » N°10 de décembre 2013.
Enfin Simon Estrangin s’est reconnu dans les peintures de John Singer Sargent, peintre américain qui passa une grande partie de sa vie en Europe. Simon Estrangin est particulièrement sensible au fait que Sargent se représente sur ses tableaux en train de peindre
Laissons encore une fois la parole à Simon Estrangin : « Lorsque Sargent se représente lui-même, en situation par exemple de peindre un sommet des Alpes, il est clair que quelque chose du sujet –subjectivité est surpassé. C’est bien plus qu’un jeu de mise en abîme. Sur le vif, dans leur médiat-immédiat, tableaux et peintres sont eux-mêmes milieux ou pour mieux dire encore, au milieu. »
Et cette phrase qui résume l’ambition : « Peut-être l’aquarelle permettrait-elle un autre tracé, une autre trace, qui ne soit ni scientifique, objective, ni subjective. »
Michel Sivignon Avril 2016
A la suite de ce compte-rendu de la soirée du 15 mars, Simon Estrangin souhaite ajouter ces lignes :
Ce que j’appelle géographie sur le vif correspond à peu près à ceci : être au milieu, se tenir au contact des choses et des lieux, être attentif à leur caractère et les évoquer sans se préoccuper d’y voir des caractéristiques déterminées et de leur en prêter, faire une place à une expérience de transformation radicale de laquelle découle le sens (un sens indubitable quoiqu’en suspens). Une de mes grandes préoccupations ce soir-là, inavouée au public mais latente je crois, n’était pas seulement d’expliquer ce que serait la « géographie sur le vif », comme à distance et en représentation, mais, dans une certaine mesure, d’y être. J’ai donc cherché principalement à montrer certains dessins ou tableaux et en à parler pour tenter de les renforcer en tant qu’expérience, en tant qu’épreuve géographique.
J’espère que l’image « artistique » a prédominé ce soir-là, ce qui correspond au fait que je fais aujourd’hui le choix d’une géographie par la peinture plus que par les mots.
Michaux écrivait dans la préface de son livre Mouvements ces phrases qui me semblent ici pertinentes :
« R.B. me faisait remarquer que dans ce livre le dessin et l’écrit ne sont pas équivalents, le premier plus libéré, le second plus chargé. Quoi d’étonnant ? Ils n’ont pas le même âge. Les dessins, tout nouveaux en moi, ceux-ci surtout, véritablement à l’état naissant, à l’état d’innocence, de surprise ; les mots, eux, venus après, après, toujours après… et après d’autres. Me libérer, eux ? C’est précisément au contraire pour m’avoir libéré des mots, ces collants partenaires, que les dessins sont élancés et presque joyeux, que leurs mouvements m’ont été légers à faire même quand ils sont exaspérés. Aussi vois-je en eux, nouveau langage, tournant le dos au verbal, des libérateurs.
Qui, ayant suivi mes signes, sera induit par mon exemple à en faire lui-même selon son être et ses besoins, ira, ou je me trompe fort, à une fête, à un débrayage non encore connu, à une désincrustation, à une vie nouvelle ouverte, à une écriture inespérée, soulageante, où il pourra enfin s’exprimer loin des mots, des mots, des mots des autres. » (MICHAUX H. (1951), Mouvements, Gallimard, Paris)
Simon Estrangin, à Voiron, le 24 avril 2016