Café géographique, Strasbourg,
David Blanchon : Soudan du Sud : naissance de deux Etats ?
Mercredi 11 janvier 2012

Le 9 juillet 2011, après un référendum qui donna 98 % de « oui », le Soudan du Sud devient le 193ème Etat admis à l’ONU. La naissance du nouvel Etat change complètement la situation géopolitique de la région, et modifie largement la définition du Soudan du Nord en tant qu’Etat (arabe, africain, arabo-africain ?). De fait, l’éclatement du Soudan donne naissance à deux Etats, qui doivent trouver ou redéfinir leur place dans des configurations géopolitiques régionales.

Je reviendrai sur le conflit qui a conduit à l’indépendance du Soudan du Sud, avec des éléments de cadrage sur les deux nouveaux Etats, pour évoquer ensuite leur « repositionnement », en abordant la question de deux ressources fondamentales dans la région, l’eau et le pétrole.

Le Soudan du Sud pose problème depuis plus d’un siècle. Depuis son indépendance, le plus grand pays d’Afrique qu’était le Soudan n’a connu que dix ans de trêve (1972-1983) pour quarante ans de guerre. Les origines de la guerre sont lointaines. Dès le début du 19ème siècle, la conquête de la vallée du Nil par Méhémet Ali, vice-roi d’Egypte, n’avait abouti qu’à une maîtrise très partielle de la partie sud, considérée comme réservoir d’esclaves et d’ivoire. Après la période du « Mahdi », où le Sud échappait à toute autorité, les Britanniques reprennent la situation en main (officiellement, un condominium anglo-égyptien). Ils favorisent la christianisation et limitent l’action des commerçants arabes dans les trois provinces « isolées » (Bahr el Ghazal, Upper Nile et Equatoria), c’est-à-dire précisément le Soudan du Sud actuel. Dès la fin du condominium anglo-égyptien (1956), les heurts commencent ; ils se transforment en guerre civile généralisée de 1962 à 1972. En 1972, le régime « progressiste » de Nimeiri signe une trêve (Accords d’Addis-Abeba, qui instituent un Etat fédéral). La guerre civile reprend en 1983, pour cause de « réislamisation » du Nord et de désaccord sur le partage des revenus du pétrole, avec notamment le Sudan People LiberationArmy (SPLA) de John Garang. Ce n’est qu’en janvier 2005, après trois ans de négociations, qu’un ComprehensivePeace Agreement est signé à Naïvasha (Kenya) entre le gouvernement du Nord et J. Garang. Celui-ci devient vice-président et est accueilli triomphalement à Khartoum. Mais il meurt trois semaines plus tard dans un accident d’hélicoptère et est remplacé par SalvaKiirMayardit, qui n’avait pas la même vision d’un Soudan unitaire démocratique et laïque. Le référendum de 2011, qui aboutit à l’indépendance du Soudan du Sud, ne règle pourtant pas tout. Le sort de plusieurs régions reste indécis. L’Abyei, District du South Kordofan, à la situation ethnique complexe, regroupe Dinka Ngok du sud et Misseryas, semi-nomades du nord. Les armées du Nord l’ont envahi, une partie de la population a fui, des casques bleus africains se sont interposés, mais avec un mandat flou ; un vote devrait avoir lieu, mais il y a désaccord sur la composition du corps électoral (notamment sur l’inclusion ou non des Misseryas). Il y a aussi eu des massacres dans les monts Nuba et dans l’Etat du Nil bleu.

Toujours est-il que deux Etats ont vu le jour. Le Nord a 1,9 million de km2 et 32 millions d’habitants, concentrés le long du Nil (13 millions), dans les provinces occidentales (Darfour, 7,5 millions), puis au Kordofan (4,5 millions) et dans les provinces limitrophes de l’Ethiopie (3 millions). Un vaste désert occupe les deux tiers nord (sauf la vallée du Nil). Le pays est gouverné de fait par trois tribus arabes du Nord de Khartoum, qui dominent des populations non arabophones (Fours du Darfour, Béjas, habitants des monts Nimba) ou des populations dont l’arabisation est moins marquée (Kordofan). Le Sud a 644 000 km2 et 9 millions d’habitants, de langues nilotiques (Dinka, Nouer, Shilluk) et soudanaises (Moulé, Azandé…). Le pays a des indicateurs catastrophiques : 73 % d’analphabètes, 102 pour mille de taux de mortalité infantile, 192 pour mille de mortalité des moins de 5 ans, 51 % des habitants sous le seuil de pauvreté, 45 % sans accès à l’eau, 80 % sans accès à l’assainissement ; 1 % de la population a un compte en banque, 78 % vivent de l’agriculture de subsistance.

La question de l’eau est celle du difficile partage des eaux du Nil entre ses nombreux Etats riverains. L’accord anglo-égyptien de 1929 reconnaissait les droits historiques de l’Egypte sur le fleuve ; 48 km3 étaient attribués à l’Egypte, 4 km3 au Soudan, avec droit de veto au profit des Etats aval sur les aménagements susceptibles de réduire le débit en amont. Complétant cet accord, le traité bilatéral soudano égyptien de 1959 accordait 55,5 km3 à l’Egypte et 18,5 km3 au Soudan. Il permettait la construction du haut barrage d’Assouan (pour la régularisation des crues en Egypte) et prévoyait au Soudan la construction du canal de Jongleï, qui permettrait de gagner 12 km3 en drainant les marais du Bahr el Ghazal (ce qui pose problème, car ils séparent le Nord et le Sud Soudan). Mais l’Ethiopie ne s’estime pas liée par cet accord qui ne lui donne aucun droit sur les eaux du Nil bleu. Or, les enjeux ont été aiguisés par la croissance démographique : en 1959, l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie n’avaient que 26, 11 et 24 millions d’habitants ; ils en ont aujourd’hui 80, 37 et 82 ! Les Etats d’amont, dont l’Ethiopie, ont tendance à adopter la doctrine Nyerere, selon laquelle les Etats successeurs ne sont pas liés par les traités signés en leur nom par le colonisateur, sauf quand ils les mentionnent explicitement. Avec la construction de barrages hydroélectriques (depuis les années 1990) et de très vastes projets d’irrigation, grâce au soutien d’autres pays amont comme la Tanzanie, l’Ethiopie pourrait ponctionner entre 4 et 8 km3 sur le Nil bleu. Un accord-cadre a été signé en mai 2010 à Entebbe entre les Etats amont ; il a été refusé par l’Egypte (qui perdrait son droit de veto) et par le Soudan. De son côté, grâce aux revenus du pétrole et à l’aide chinoise, le Soudan construit des barrages hydroélectriques (Marawi, 2009). Ceux-ci ne remettent pas en cause l’accord de 1959, sauf s’ils sont couplés avec des projets d’irrigation. Dans ce contexte, comment se positionnera le Soudan du Sud : va t-il se solidariser avec les Etats amont ou avec les Etats aval, ou adopter une position intermédiaire qui pourrait être aussi celle du Soudan du Nord ? Un accord avec les Etats aval supposerait l’acceptation par le Soudan du Sud de la construction du canal de Jongleï, et le partage entre le Nord et le Sud de la dotation attribuée en 1959 au Soudan. Le scénario le plus probable est le statu quo : Wait and see…

Le pétrole était le principal atout du régime de Khartoum : 500 000 barils par jour en 2010, soit autant que l’Egypte, qui en produisait 800 000 en 1999, alors que le Soudan n’en produisait pas. Le pétrole représentait 90 % des revenus en devises. Le pétrole était le moyen de payer l’armée, de s’assurer des loyautés internes et des appuis extérieurs (comme la Chine). Or, 80 % de la production est au Sud… Il devrait contribuer à hauteur de 58 % du budget du Nord, de 93 % de celui du Sud. Que reste t-il au Nord ? Et pour le Sud, comment faire sortir le pétrole ? La complexité est plus grande encore : l’essentiel de la production vient de régions frontalières entre Nord et Sud. Mais ces champs de production ont presque tous atteint leur production maximum ; et pour l’avenir, les champs relevant du Nord (et notamment la mer Rouge) sont les plus prometteurs. De plus, le secteur pétrolier demande de nombreux investissements, que les deux gouvernements ne sont pas en mesure de fournir, et un minimum de stabilité : le pétrole sera t-il un facteur de tensions ou de coopération ?

En conclusion, le Sud n’est pas à l’abri de dissensions internes, étant donnée l’hétérogénéité de sa population (des populations Lou-Nuer et Merle se sont récemment affrontées à Pibor). Le Nord est dans la même situation (Darfour, Béjas à l’est, Nubiens au nord). Une coalition pourrait se former entre le SPLM-Nord, des groupes rebelles du Darfour et des opposants contre le régime de Bashir. Mais s’agirait-il de prise de pouvoir, de demande d’autonomie ou d’indépendance ? L’avenir de ces deux Etats se lira aussi en termes de positionnement géopolitique. Le Soudan du Sud est-il promis à devenir un Etat est-africain, lié au Kenya, à l’Uganda, à la Tanzanie ? Le Soudan du Nord deviendra t-il l’extension naturelle de l’Egypte, comme pourraient le laisser penser les récents accords de coopération et de développement, notamment sur la mise en valeur de la Gezirah, ou la proximité idéologique actuelle des régimes nord-soudanais et égyptien ? Mais il se pourrait que les deux Etats aient bien besoin l’un de l’autre…

Questions

Quel rôle joue le pétrole dans les enjeux actuels ? Pourquoi le Nord a t-il cédé devant les exigences du sud ? Et le pétrole ne risque t-il pas de devenir une malédiction pour le Sud ?

Le pétrole peut devenir un facteur de coopération entre les deux Etats, comme un facteur de conflits. Le Soudan du Nord a abandonné la partie au Sud parce que sa position devenait intenable : une guerre interminable et impopulaire, un régime menacé et deux parties épuisées. Le pétrole peut être un risque pour les deux Etats. La redistribution des retombées financières pose problème entre les régions, entre le Centre et les provinces, même si cela n’est pas encore très visible au Sud du fait du contexte d’euphorie qui y règne actuellement.

Comment les Etats voisins voient-ils l’indépendance du Soudan du Sud, alors que l’OUA avait déclaré intangibles les frontières issues de la colonisation ?

L’indépendance a été très bien accueillie par les Etats d’Afrique orientale. À leurs yeux, le Nord conserve une mauvaise image, héritée d’un passé esclavagiste. En revanche, le Tchad est dans la crainte de devoir subir un jour une sécession semblable : la frontière est-ouest pourrait très bien se prolonger dans ce pays.

Y a t-il des mouvements migratoires d’un pays vers l’autre ?

Pour l’instant, il y a de nombreux sud-Soudanais à Khartoum : c’est l’héritage de la période unitaire, avec des migrations vers la capitale. En revanche, une émigration de nord-Soudanais vers le Sud n’est pas actuellement envisageable, car le Sud est en déshérence économique.

Les pressions de la Cour Pénale Internationale sur Bashir ont-elles eu des effets sur les négociations entre les deux parties du pays ?

Les deux faits sont assez distincts. La CPI est saisie de l’affaire soudanaise pour des faits de guerre au Darfour, non au Sud. De plus, l’accord de paix entre les deux parties était antérieur à la saisie de la CPI.

Quels pays investissent au Soudan du Nord ?

La Chine, la Malaisie, les pays du Golfe, l’Arabie saoudite. Ils investissent dans l’agriculture et dans l’achat de terres agricoles (land grabbing)(Arabie saoudite et Emirats Arabes Unis). Le Nord n’a pas une économie florissante, mais le Nord est néanmoins riche par rapport au Sud. La Chine construit des infrastructures à Khartoum ; elle a d’assez nombreux contrats. Les ONG interviennent beaucoup dans les deux Soudans, par exemple pour aider les Etats à passer des contrats. Le Sud dispose en effet de peu de cadres, surtout quelques éléments issus des Eglises.

Y a t-il un problème de la faim ?

Le Sud vit de l’autosubsistance à 80 %, mais cette autosubsistance est difficilement maintenue. De plus, il y a des problèmes d’accès à la terre pour certains paysans. Au Nord, l’alimentation de base a été assez subventionnée, grâce aux revenus du pétrole. Une irrigation y a été développée. En revanche, il n’y a pas d’irrigation au Sud.

Que se passe t-il maintenant au Darfour ?

L’avion d’un chef du principal mouvement d’opposition vient d’être abattu, alors que cette organisation avait refusé de signer les accords de paix que les autres partis avaient signés. La situation est incertaine. Le gouvernement contrôle la région de manière lâche. En lien avec cette guerre du Darfour, il y a la question centrale de la définition de l’Etat nord-soudanais. Celui-ci est-il un Etat islamique (mais le pays connaît différentes pratiques de l’Islam), arabe (mais toutes les populations ne sont pas arabes), multiethnique, arabo-africain ?

Y a t-il des migrations vers les villes du Soudan du Sud ?

Les villes sont rares dans le Soudan du Sud, et elles sont petites. Le réseau urbain est très limité, et il n’y a pas de grand mouvement d’exode rural.

Y a t-il une diaspora soudanaise ?

Oui, un peu, surtout vers le Royaume-Uni, puis vers l’Egypte. Les Soudanais du sud migrent aussi vers Nairobi et Mombasa (Kenya). Il existe aussi un peu de migrations des pays voisins vers Khartoum.

 

Prise de notes : Jean-Luc Piermay