Café géo avec Claire Delfosse & Didier Lassagne, le 15 mars 2017
Claire Delfosse, professeure de géographie, directrice du Laboratoire d’Études Rurales de l’Université Lyon 2, est engagée dans l’association des ruralistes français. Elle est également experte délimitation de l’INAO (Institut national de l’origine et de la qualité), experte dans le cadre du groupe prospective Datar « territoires 2040 » sur les territoires ruraux de faible densité et récemment nommée responsable du conseil scientifique de la future Cité internationale de la gastronomie de Lyon. Ses recherches portent sur les systèmes alimentaires et les nouvelles formes de gouvernance alimentation/agriculture/territoires. Elle est l’auteur de «La France fromagère», et en 2014 «Histoire et mémoire des criées», parmi d’autres ouvrages.
Didier Lassagne, normand d’origine, fut cadre dans l’industrie nucléaire «contrôle non destructif» avant sa reconversion professionnelle en 1998. Il achète alors la fromagerie Tête d’or, rue de la Tête d’or dans le 6e arrondissement de Lyon. Il est consacré Meilleur ouvrier de France en 2007 dans la classe fromager. Référence des grandes tables lyonnaises, («La Mère Barzier», Pierre Orsi, Le Potager des Halles à Lyon, Foulqier à Chaponost, La Pyramide à Vienne). Son succès lui a permis d’ouvrir un second établissement, la fromagerie Lumière, avenue des frères Lumière (Lyon 8e). Son fromage préféré est le camembert de Normandie AOC au lait cru moulé à la louche et à la main. Bref, il est passé de l’atome à la tomme…
«Le repas gastronomique des Français», inscrit en 2010 par l’Unesco au patrimoine culturel immatériel de l’humanité a fait émerger quatre projets de Cité internationale de la gastronomie : à Tours, Dijon, Lyon et Paris-Rungis. Ces cités sont devenues une opportunité incontournable en terme de communication et de valorisation des terroirs, et pour repenser le couplage métropole/arrière pays. Toutes ces propositions sont symptomatiques du regain d’intérêt pour alimentation et l’identité des territoires dans un contexte de globalisation et d’hyper-mobilité des populations. Ceci a d’ailleurs contribué à une véritable déconnexion entre l’acteur économique et son territoire, entre le mangeur et son terroir.
D’où cette question : au regard du passé et des projections sur l’avenir, en quoi le terroir est-il en mesure de contribuer au développement local ainsi qu’au rayonnement des territoires ?
I. Les débuts de la protection/valorisation des produits de terroir : des formes de résistance
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Entre-deux-guerres : produits de terroir et régionalisme
Claire Delfosse : Les lois sur les produits de terroir sont l’illustration d’une demande sociale. Le contexte de l’entre-deux-guerres est celui d’un fort régionalisme et des lois de 1905 sur la répression des fraudes et de 1919 sur les appellations, qu’on connaît pour le vin mais qui s’applique également à d’autres domaines. C’est aussi le contexte de l’hygiéniste, défendu par les élites depuis le XIXe siècle : on valorise par exemple un camembert considéré comme « propre », à croûte très blanche. Un certain nombre de fromages s’imposent au détriment d’autres. On assiste aussi à la relocalisation de certains fromages, qui sortent de leur aire de production : le camembert, le gruyère ou encore le brie développé dans le département de la Meuse dès la fin du XIXe siècle.
À cela s’ajoute la demande des producteurs de protéger leurs produits qui ont des noms géographiques. C’est là le nœud de l’affaire : lorsque les produits ont un nom géographique, celui-ci les associe à un territoire et à son développement. Les producteurs créent les premiers syndicats de défense des produits de terroir après la loi de 1919 sur les appellations d’origine et ce notamment dans le secteur des fromages : camembert, pont-l’évêque, brie, maroilles… Le brie a un syndicat dès 1907, le camembert en 1909 (le Syndicat des vrais producteurs de camembert de Normandie), puis le « gruyère de comté », qui s’appelle comté aujourd’hui, le saint-nectaire, le munster, le bleu de Gex… Le but de ces associations de producteurs est de défendre leurs produits au nom des traditions rurales, des savoir-faire, notamment féminins, avec en arrière-plan une idéologie de l’agrarisme qui lutte contre l’exode rural. Ces syndicats sont dirigés par les élites agricoles et la bourgeoisie rurale. L’État intervient également par l’action des offices agricoles, ancêtres des DDAF, et les chambres d’agriculture. Leur but principal est de proposer des formations afin d’améliorer la qualité des productions et de satisfaire une demande hygiéniste. Par ailleurs cette époque est aussi celle des gastronomes régionalistes qui, dans l’entre-deux-guerres, valorisent les régions et leurs productions. Curnonsky, par exemple, qui a écrit un tour de France gastronomique, attaque la « cuisine anglaise des hôtels internationaux » et il valorise les produits de terroir français. Ces gastronomes refusent la standardisation des produits pourtant valorisée par le contexte de l’hygiénisme.
Didier Lassagne : Aujourd’hui, les producteurs se battent pour préserver le vrai camembert de Normandie face aux industriels. Et si ces associations perdaient, ce serait une catastrophe pour nos palais. Dans les cahiers des charges, cela peut se manifester par des tentatives de conserver ou réinscrire l’emploi des races bovines traditionnelles : l’appellation exige actuellement 100 % de lait de race normande pour le livarot, 50 % pour le camembert de Normandie, cette proportion devant arriver, si les associations y parviennent à 100 % également. C’est aussi une manière de contrer la logique des industriels.
Les participants sont invités à déguster un camembert de Normandie au lait cru produit dans le Cotentin.
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Le terroir effacé devant « l’urbanité » et la « modernité » ou des résistances des « marges et marginalisés » ?
Dans les décennies 1960-1970, la standardisation des produits alimentaires est valorisée. L’idée d’un terroir localisé et enraciné semble dépassée et on cherche au contraire à diffuser les produits de manière massive dans une aire la plus large possible en France mais aussi en Europe. Cela implique de commercialiser des produits au goût moins prononcé pour satisfaire des demandes plus larges. Cette tendance n’est pas homogène et des résistances existent. En montagne par exemple, au nom du développement ou du maintien de l’agriculture. Cette résistance est le fait d’acteurs locaux qui organisent une résistance en revendiquant la défense d’une histoire, d’une culture, d’un fromage, d’un lait, ancrés dans un territoire : beaufort, laguiole, comté… La défense du laguiole est aussi une défense de l’Aubrac : la coopérative de Laguiole apparait en même temps qu’un programme d’aménagement rural, d’électrification, et qu’un projet de station de ski de fond…
Mais ces résistances ne se trouvent pas seulement en montagne : on la trouve chez les producteurs de fromages de chèvre en Touraine et en Sancerre notamment. La production de fromage de chèvre est moins intensive qu’avec le lait de vache, la traite mécanique n’est pas au point, et c’est une production qui n’est pas dessaisonnée, c’est-à-dire qui ne s’est pas affranchie du rythme biologique de la production de lait par les animaux. C’est dans les années 1960-70 qu’on commence à congeler les caillés pour servir des fromages de chèvre toute l’année. Des producteurs s’organisent alors et fondent la revue La Chèvre qui existe encore aujourd’hui. C’est dans le Val de Loire mais aussi dans le Sancerre qu’on découvre que l’élevage de chèvre contribue à maintenir des populations sur un territoire, notamment des petits producteurs (c’est l’« animal du pauvre »). On retrouve ces formes de résistance avec la volaille de Bresse. La Bresse, dans le département de l’Ain, était une région de petites exploitations de polyculture-polyélevage. La volaille de Bresse était reconnue dès avant GM2 et cette reconnaissance est confirmée dans les années 1950. Ce modèle est remis en question par la modernisation des Trente Glorieuses et l’intensification de la production volaillère. Ces producteurs restés traditionnels ont longtemps été considérés comme en retard ou marginaux, mais ils ont finalement réussi à valoriser leurs produits.
Parmi les acteurs de la résistance à la standardisation figurent les néoruraux, pas dans leur définition actuelle mais dans celle de l’époque qui correspond plutôt, grossièrement, à la figure des hippies de l’Ardèche. Associés à l’élevage de la chèvre, certains d’entre eux s’ancrent dans un territoire et développent une activité économique viable. De ce fait ils contribuent à la relance et à la valorisation de certains fromages de chèvre menacés de disparition : banon, picodon, pélardon…
Les foires aux fromages se multiplient dans les années 1970 alors même que les maires sont pris dans le mouvement de modernisation des villes : on assiste à des paradoxes comme une affiche de la ville de Meaux célébrant la fête de ce fromage alors même que l’urbanisation rapide de ses ZUP absorbe les terres agricoles.
II. Les produits de terroir se patrimonialisent…
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Avec la patrimonialisation de la campagne et l’institutionnalisation du développement local en milieu rural dans les années 1980-1990
L’institutionnalisation du développement local est à relier à l’arrivée de la gauche au pouvoir qui entraîne la mise en œuvre de la décentralisation et la reconnaissance des mouvements de développement local, dont certains existaient déjà mais n’étaient pas reconnus. Une réflexion émerge sur le local (« vivre, travailler et mourir au pays »). On découvre qu’en travaillant et en valorisant des pratiques et des produits on peut rester au pays, par exemple avec la sériciculture dans les Cévennes). Les productions régionales trouvent une forme de reconnaissance forte dans la société : le produit de luxe n’est plus le produit standard mais au contraire le produit de terroir, et les consommateurs recherchent de plus en plus l’authenticité. Cela s’inscrit dans le contexte plus général du renouveau de la campagne dans les représentations. Liée à une image négative dans les années 1950-60 la campagne bénéficie de plus en plus depuis les années 1980 d’une image positive.
Cette recherche d’authenticité conduit à la relance de productions presque disparues : époisses, soumaintrain, charolais, abondance….. Cela implique même parfois de retrouver des personnes âgées : dans le cas du soumaintrain (un fromage de vache bourguignon), il ne restait plus qu’un producteur ! On peut également citer le fromage de charolais qu’on doit à une femme qui a relancé le charolais en faisant le choix d’un fromage pur chèvre alors que traditionnellement il s’agissait d’un mélange. Cela lui permet d’obtenir une AOP en 2011. On peut presque parler de « métamorphisme patrimonial » : l’existence d’une appellation charolais en viande bovine déborde sur d’autres petits produits qui bénéficient aussi de l’image accolée au nom. Ces petits produits locaux, charcuterie, pruneaux, ou pâtisserie (en Corse par exemple) deviennent le symbole des identités locales, des territoires de proximité, de nouvelles intercommunalités…
Didier Lassagne : En effet, le fromage charolais est obligatoirement en pur chèvre aujourd’hui, avec obligation pour le produit de rester au moins 16 jours sur le lieu de production avant de partir. On a donc une livraison toutes les deux semaines. Dans le cas cité, le mari de la productrice est un éleveur de viande charolaise et c’est madame qui assure la production de fromage de chèvres. Ils ont une centaine de bêtes avec un système de parcelles pour permettre un cycle naturel de régénération et d’autodestruction des parasites. C’est une manière d’éviter à la fois les maladies et les antibiotiques.
Les participants dégustent un charolais, que Didier Lassagne décrit comme un peu trop jeune car la production vient tout juste de reprendre. En effet la production de fromage de chèvre s’interrompt de la fin octobre à la mi-mars.
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De la production à la mise en scène
Claire Delfosse : Les produits de terroir prennent une place croissante dans la communication territoriale. On conçoit autour d’eux des évènements, tels que la Foire de Coulommiers. Ces fêtes correspondent en fait aux anciens comices ou concours agricoles transformés en manifestations servant de vitrines aux villes et aux territoires. On peut citer Bourg en Bresse qui cherche à mieux valoriser son image, en communiquant notamment sur les volailles de Bresse. Les territoires cherchent à profiter du fait que ces produits portent leur nom parfois bien au-delà de l’espace local. Il s’agit aussi d’essayer de fixer les touristes venus visiter le monastère de Brou, devenu monument préféré des Français il y a deux ans.
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Les produits de terroir, éléments de la gastronomie
La requalification des espaces urbains s’appuie sur des lieux qui deviennent représentatifs comme les Cités du vin, Cités de la gastronomie à Bordeaux ou à Dijon par exemple, comme pour chercher à obtenir un effet Guggenheim autour du vin, donc articulé à la requalification d’un quartier de la ville. Les Halles de Lyon, en offrent un autre exemple. Ce n’est plus le simple marché du XIXe siècle : c’est aussi un lieu de déambulation touristique et donc une vitrine des produits régionaux à Lyon (volailles de Bresse, quenelles, le Jésus de Lyon…). Il s’agit de l’une des plus fortes concentrations de fromagers au mètre carré. Ces produits venant des campagnes avoisinantes sont valorisés par les chefs lyonnais.
Le terroir se décline à différentes échelles et les commerçants de bouche deviennent aussi acteurs de la gastronomie, en ville notamment. On commence aussi à revaloriser des produits d’appellations de produits proches des métropoles (« J’aime le Brie »), même en Île-de-France qui n’a que deux AOP. On joue à nouveau sur la proximité pour relancer un marché régional de producteurs fermiers. On organise des campagnes publicitaires avec des restaurateurs et des collégiens en essayant de sortir de l’image de campagne à vaches vendue par les publicités. On retrouve un phénomène comparable avec le bleu de Gex qui connaît une chute de la production alors que c’est un fromage très original avec beaucoup d’amertume. Le pays de Gex est la campagne de Genève et un travail est mené pour faire en sorte que les habitants s’approprient ce fromage, notamment les nouveaux habitants.
Didier Lassagne : Le bleu de Gex est fort comme tous les bleus mais c’est un bleu relativement doux. Je fais le choix de le travailler très peu, je demande à la maison productrice de l’affiner, il est affiné un peu crémeux, un peu transpirant. C’est bleu en tomme ronde et en lait de vache.
Claire Delfosse : Il a une aire de production restreinte. Pourtant ce fut le deuxième fromage après le roquefort à recevoir une appellation judiciaire en 1935. Aujourd’hui il reste trois coopératives qui le produisent. C’est un fromage peu connu qui était très apprécié à Saint-Étienne. Comme tous les fromages bleus, c’est un fromage ouvrier, un fromage fort et donc économique car on peu en mettre peu sur le pain. Il a encore beaucoup de succès à Saint-Étienne où on le trouve encore dans les magasins.
Les participants sont conviés à apprécier par eux-mêmes le bleu de Gex apporté par Didier Lassagne et en constatent la finesse.
III. De nouveaux produits de terroirs urbains, naturels, proches, « quotidiens », « frais »…
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le retour du proche et du frais : le terroir durable
Claire Delfosse : Dans les années 2000 et surtout 2010 émerge une autre approche du terroir : celle des produits qui valorisent la ville et ce qui est proche de la ville, loin d’une « campagne rêvée ». Ce changement dans les modes alimentaires qui fait partie d’un discours officiel visant à la sensibilisation (l’argumentaire « manger bouger ») dans le contexte des crises sanitaires. Les produits qui sont défendus ne sont plus seulement les produits d’exception, comme le comté qu’on défend jusqu’à Bruxelles, mais au contraire les produits du quotidien, salade de Grenoble, carottes, poireaux, cardons lyonnais, etc. On accorde une importance au produit simple, banal, et surtout frais, qui s’oppose au produit élaboré ou fermenté comme le saucisson ou le fromage.
La valorisation du beurre de ferme entre dans ce mouvement. Le Nord s’est rendu compte de son originalité quand les producteurs ont réalisé qu’ils étaient parmi les deniers à continuer à faire du beurre à la ferme. Aujourd’hui, ce beurre est valorisé comme un produit sain, fraîchement baratté, avec peu d’ingrédients, et il n’est pas associé à un terroir : c’est le « beurre du Nord ».
L’agriculture périurbaine est revalorisée, et ses sols à nouveau considérés comme des terroirs : ce n’est plus seulement la campagne qui peut nourrir la ville mais aussi les terrains proches, et cela a évidemment des conséquences sur les politiques publiques en matière de zonage. Les Côtes du Forez à Montbrison, les côtes du Roannais, le marché au fleurs de Nice, et encore la valorisation par la municipalité des marchés de plein vent à Lyon, en sont des exemples.
On aboutit à la construction d’un nouveau local : le « local métropolitain », un local « urbain-rural » dont les collectivités s’emparent à l’échelle intercommunale, comme le pays d’Aubagne avec l’une des premières marques collectives maraîchères. Et in fine c’est la gastronomie qui s’adapte à ces formes comme à Bourg-en-Bresse où un food truck fermier se déplace sur les marchés, vers la zone hôtelière, l’école de commerce, et l’été près du monastère de Brou.
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le terroir urbain : produire en ville
Re-produire en ville redevient possible, même là où les terres agricoles ont disparu. Les nouvelles fermes urbaines, les fermes sous cloches, les jardins partagés, visent aussi à créer du lien social. Ces nouvelles agricultures urbaines profitent aussi du fait que la pollution peut y être moindre qu’à la campagne, si on se réfère à l’essor du miel urbain. L’idées est de produire en ville ce que l’on consomme, de faire produire par ou avec les consommateurs, les restaurateurs, en passant des accords avec des maraîchers comme à Paris ou à Lyon. C’est aussi la relance de semences anciennes avec l’aide du centre régional de botanique appliquée.
Il s’agit de répondre à un imaginaire de la nature en ville mais aussi de créer une ville productrice de biens naturels, de convivialité, et de faire revenir des résidents vers les centres-villes.
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Le terroir de la biodiversité cultivée : le local en réseau, le local mobile
Le terroir est finalement le terrain de mouvements alternatifs (paysans-non paysans / professionnels-non professionnels / producteurs-jardiniers). Ce sont aussi de nouvelles pratiques, comme le troc (de plants, de plantes, de bulbes, de rhizomes…) qui fait circuler les variétés et crée des liens urbain-rural et du développement, une forme de lien intergénérationnel. Une autre image du terroir et du local se construit : nous sommes dans une société de la mobilité, et il faut garder en tête que les produits du terroir, eux aussi, ont aussi varié, par l’adaptabilité du terroir et de la biodiversité.
Il faut acter l’idée que dans une société mobile, le terroir n’est pas ancré, il n’est pas immobile, il est mobile et s’adapte en particulier à l’évolution climatique. La pomme de terre est andine et elle s’est adaptée, en se modifiant, et des variétés considérées comme ancienne ont un jour été nouvelles.
On a plusieurs types de terroirs : un terroir authentique, ancré dans une campagne rêvée, un terroir gastronomique mondialisé comme dans les boutiques de fromages à New York ou au Japon, ou comme ces produits de terroir français diffusés à l’échelle du monde qui font partie du secteur du luxe. On a aussi un terroir naturel, et un terroir élastique qui interroge sur le local et le régional, sur le local urbain ou urbain-rural, le terroir en réseau…
Didier Lassagne : D’ailleurs le plateau de fromage fait partie du repas gastronomique à la française qui a été reconnu, au niveau mondial, par l’Unesco.
S’ensuit un débat avec les participants.
On a parlé fromage ; et le lait ? Les chinois (riches) sont prêts à payer 10 € par litre pour leurs enfants. Quid de la filière lait en France et de ses nombreuses difficultés malgré cette demande ?
Claire Delfosse : En fait, le lait ne se commercialise pas si bien que ça. Il n’y a pas de marché mondial. Le lait pour enfant c’est du lait maternel, en poudre, qui se conserve. Il y a un marché mondialisé de certains fromages de garde comme le cheddar, il y a des laits pasteurisés, congelés, etc. Cependant un certain nombre de fromagers, crémiers, magasins proposent du lait frais, comme un produit de luxe d’une certaine façon. Le problème des producteurs de lait est lié aux industriels, à l’écrasement des prix, aux fermes de 1000 vaches qu’on retrouve dans des pays concurrents de la France. Cette agriculture industrielle pose problème au modèle familial français quand il n’est pas valorisé dans des produits à forte plus-value.
Vous avez parlé d’une agriculture proche des centres urbains : mais cela nécessite de geler des terres, ça ne doit pas être simple ?
Claire Delfosse : En effet. Protéger les terres agricoles est un enjeu qui n’est pas récent dans les intercommunalités urbaines et les grandes métropoles car ces espaces ouverts sont considérés comme naturels même s’ils ne le sont pas. De fait les politiques de protection des terres agricoles sont relativement anciennes. Le problème est qu’on peut avoir une politique foncière, mais si on n’a pas de producteurs viables économiquement, il est inutile de protéger les terres, d’autant qu’on ne protège pas toujours celles qui sont de meilleure qualité. Il existe cependant des politiques qui prévoient de protéger l’agriculture périurbaine, pas seulement comme espace naturel mais comme espace productif.
L’évolution des terroirs peut faire changer la qualité d’un produit. On peut peut-être produire hors de Normandie, un camembert meilleur qu’en Normandie ?
Didier Lassagne : Un bon camembert hors de Normandie ? Non. Mais il est vrai qu’il y a plusieurs camemberts en Basse-Normandie, celui du Cotentin est plus doux, plus fin, avec un goût légèrement salé, celui du Pays d’Auge est complètement différent. C’est aussi lié aux conditions climatiques et ailleurs encore, ce ne sera plus le même fromage.
Claire Delfosse : Et c’est vrai qu’il y a des interrogations sur le cahier des charges des AOP avec le réchauffement climatique. C’est la même chose pour les vins avec la question de l’irrigation dans certains secteurs. Mais ce n’est pas seulement ça, c’est aussi la question des crises sanitaires. Par exemple les volailles de Bresse sont tout le temps dehors : les mesures préventives liées à H5n1 sont complètement contraires au cahier des charges.
Quel est le rôle des Amap ? Un effet de mode ou un phénomène économiquement important ?
Claire Delfosse : Économiquement certes ce n’est pas énorme en part du total. Mais au-delà de la mode, il est important de relever le rôle de sensibilisation des Amap et des différentes formes et initiatives créées autour pour valoriser la production maraîchère locale. C’est le mouvement qui a été enclenché qui est important, celui de la prise de conscience du le poids du consommateur sur la vie de l’agriculteur. Le phénomène Amap a fait émerger d’autres formes dans son sillage.
Et depuis votre fromagerie, observez-vous ces changements dans la société ? La clientèle a-t-elle évolué depuis 1998 ?
Didier Lassagne : quand j’ai commencé on me prenait pour un fou. Ma satisfaction est d’avoir réussi à imposer l’idée des fromages au lait cru auprès d’une clientèle. Plus de 90 % des fromages que je vends sont au lait cru. Aux fermiers, je ne leur demande qu’une chose : la qualité. Je ne discute jamais le prix. La clientèle a évolué à partir de 2003-2004 : les gens se sont intéressés à nouveau au «bien manger». Moi, je suis un commerce de «bien manger», mais mon rôle est aussi de sensibiliser. Je travaille en direct avec tous les fermiers, je me suis déplacé chez chacun d’entre eux pour voir leur troupeau, leur laboratoire. Cela me permet ensuite d’expliquer les choses à ma clientèle et d’être cohérent avec elle. Malheureusement, les fromages de qualité dans notre pays sont devenus un luxe. Les fermiers avec qui nous travaillons vivent bien et ont des rémunérations décentes. Ceux qui sont partis dans les filières industrielles sont pris à la gorge, ne s’en sortent plus : la crise du lait vient de là.
Et grâce à votre bonne réputation désormais établie, êtes-vous démarché par des producteurs qui veulent être vendus chez vous ?
Didier Lassagne : toutes les semaines et pas seulement par les producteurs, mais aussi par les grands groupes industriels. Je me fais un devoir de ne pas travailler avec ces derniers. Je reçois tout le monde poliment mais je dois rester cohérent.
En tant que consommateur, sur le marché comment identifier que le produit est local, périurbain ? Parce que « origine France » c’est trop vague : que peut-on faire pour être plus lisible ? 2e question : comment s’assurer de la qualité des produits urbains, avec des terres polluées, sous les lignes électriques…
Didier Lassagne : sur les marchés, un vendeur ne peut se déclarer producteur que s’il produit tout ce qu’il vend, et il doit le préciser si un produit n’est pas de lui. Généralement il affiche un panneau avec le nom de sa commune.
Claire Delfosse : Les collectivités ont essayé de réglementer cela mais ça n’a pas toujours été une réussite. Par ailleurs il y a aussi des revendeurs qui s’approvisionnent localement. Le principal problème est de valoriser des acteurs qui sont en vente directe et il n’y a pas de label, même si l’UE réfléchit à un label circuit court mais en fait c’est très difficile. Sur la qualité des produits en ville : les sols sont contrôlés sur les jardins collectifs : sur le campus de Bron (université de Lyon 2), il y a eu des carottages dans les sols. La pollution de l’air n’est pas contrôlée ni en ville ni à la campagne : une exploitation en bord d’autoroute n’est pas forcément moins exposée qu’en ville. Un chercheur de l’INRA a travaillé sur la question de la qualité, notamment parce que le sol agricole urbain a aussi été apporté : il n’est pas forcément celui d’origine, pour les jardins, par exemple…
L’agriculture hors-sol peut-elle produire des produits de terroir ?
Claire Delfosse : Normalement le terroir est associé à un « vrai sol » mais dans un produit de terroir on parle aussi d’un savoir-faire. On le sait, les fraises et les endives, si elles ne sont pas « pleine terre », sont faites dans des hangars, donc hors-sol, hors terroir. Les projets d’agriculture urbaine, d’immeubles agricoles, c’est hors-sol. C’est une question importante, très forte parce qu’il y a la question de l’agriculture urbaine : comment produire en ville ?
Et le public, qui peut être sensible aux questions de terroir ? Quelles catégories de population sont sensibilisées ? Qui achète les produits de terroir ?
Didier Lassagne : Dans ma fromagerie je vois tous les publics. En boutique c’est très cosmopolite, ce qui varie c’est plutôt la fréquence des achats, entre la personne qui vient une fois par mois se faire un bon plateau de fromages, et la personne plus aisée qui passe toutes les semaines, tous les dix jours… Et le moment où on retrouve toute notre clientèle de l’année, c’est au mois de décembre pour les fêtes.
Claire Delfosse : Le terroir tel qu’on l’a défini est multiforme. On a tendance à dire que certaines CPS sont plus sensibilisées, mais il y aussi des consommations locales (liées aux habitudes locales, qui dépassent finalement le niveau socio-économique du client). Même dans les supermarchés on ne trouve pas les mêmes produits d’une région à l’autre, ce qui montre qu’on a des habitudes de consommation qui ne sont pas les mêmes et que les industriels et la grande distribution le savent très bien.
Compte-rendu : Jean-Benoît Bouron et Martin Charlet