The lunchbox, film indien réalisé par Ritesh Badra, 2013, 1h42

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Ila est une jeune femme délaissée par son mari, qui réside dans un appartement cossu du quartier Kandivali.
Sajaan est un fonctionnaire au bord de la retraite, qui partage son existence entre un vaste bureau collectif d’un quartier d’affaires de Mumbai et un modeste logis du quartier chrétien de Bandra. Au premier abord, rien ne prédispose ces deux personnages à la rencontre. Pourtant…
A la suite d’une – rarissime – inversion entre deux adresses, la Lunch Box[1] préparée par Ila, à l’intention de son époux, arrive sur la table de travail de Sajaan. Il s’ensuit une rencontre imprévisible entre deux individus que tout sépare.

Un récit de la distance

L’ensemble du film est fondé sur le rapprochement des deux protagonistes. Au bénéfice de l’erreur, une proximité se tisse entre Ila et Sajaan.
D’abord très neutres (voire clairement froides), les conversations écrites qu’échangent les deux personnages prennent bientôt un tour plus personnel. Jadis lues avec amusement à la voisine de palier, les lettres deviennent bientôt privées. Ce qui n’était, au départ, qu’un échange superficiel, se mue bientôt en une conversation intime, découverte dans le secret d’une pièce hermétiquement close, et conservée soigneusement dans une poche de chemise ou dans le repli intérieur d’un portefeuille (autant d’espaces de l’intime, dont la proximité avec le corps interdit tout accès pour les tiers).
A cette proximité naissante, répond un éloignement. Au fil de l’histoire, le couple d’Ila se délite. Les moments partagés se raréfient. Tandis que le déjeuner – symboliquement – partagé devient un temps de rencontre entre deux inconnus, le dîner familial cesse d’être un temps d’échange. Peu à peu, une tension silencieuse s’installe entre les époux. Dans cette famille expirante, les regards cessent de se croiser. Les procédures d’évitement deviennent un art que chacun apprend à manier avec virtuosité. Même les discussions les plus privées (ces ultimes tentatives de communication) sont entrecoupées par la sonnerie incessante d’un téléphone portable. Un mur de silence sépare irrémédiablement ce couple, dont le seul lien se résume désormais à une cospatialité nocturne, consentie plus que souhaitée.

The Lunchbox est donc un film de la distance. Un film où la proximité se tisse dans la distance, et où l’éloignement se creuse dans la proximité[2].
Mais c’est également une réflexion sur l’urbain.

Un éloge de la lenteur

Le film conduit le spectateur dans un périple urbain organisé autour de plusieurs pôles : l’appartement d’Ila, la maison de Sajaan, son lieu de travail et un wagon de première classe bondé, où l’anonymat prend peu à peu la forme d’une rencontre.. C’est à travers les fenêtres d’un train de ville que nous découvrons cette agglomération vaste et disparate.
Mumbai est un élément structurant de l’action. C’est à la fois le cadre et le théâtre du récit ; le lieu où l’histoire se passe, et par lequel l’histoire se passe.
Mais l’image qui transparaît n’a rien du misérabilisme auquel les yeux européens sont souvent accoutumés. Mumbai fait ici figure de ville moderne et dynamique. Des flux incessants sillonnent la métropole, de jour comme de nuit. Au ballet des trains bondés, répond la cadence régulière des emblématiques taxis jaunes et noirs. Même les piétons semblent emportés dans cette injonction généralisée au mouvement.
Pourtant, la lunchbox vient interrompre, pour un instant, cet ordre mobilitaire global. L’erreur impromptue de destinataire introduit l’inattendu dans un paysage de la routine. Par cet imprévu, un nouveau rapport au temps et à l’espace se construit. A la rapidité, succède la durée. A l’instantanéité d’une relation vite consommée, succède la saveur d’un attachement prolongé.
Dans la métropole bourdonnante de vie et d’activité, le repas partagé entre deux inconnus devient un précieux instant de communion où l’on se découvre, et où l’on se révèle ; cet instant privilégié qui nous fait supporter le rythme oppressant de la vie urbaine, et qui nous fait apprivoiser l’attente.
D’ailleurs, n’est-ce pas grâce à cet apprentissage d’une lenteur, tantôt consentie, tantôt contrainte, que Sajaan parvient à supporter avec un stoïcisme sans égal, les désagréments de la circulation dans les rues encombrées d’une métropole en développement, comme le ralentissement qu’impose un âge déjà avancé ?

The Lunch Box est donc un éloge de la lenteur[3], dans une ville de la vitesse. Mais c’est également une réflexion sur la place que chacun occupe (ou plutôt, peut occuper) dans un contexte où la séparation est la norme, et où une concurrence féroce se joue pour accéder aux « meilleures » places.

Les espaces de l’assignation

Dans le film, la ville est un espace de mobilité, mais elle est également un espace d’assignation.
Les figures de la réclusion sont multiples.
Ainsi, Ila incarne-t-elle à la perfection la condition féminine indienne où l’enfermement domestique reste souvent la règle. L’appartement confortable qu’elle occupe devient une prison dorée, qui contraint chaque jour davantage la jeune femme à des tâches ménagères rébarbatives et peu enrichissantes.
Les occasions de fuir ce microcosme oppressant sont rares. Les sorties se résument souvent au rituel du marché, effectué dans le quartier, sous le contrôle soutenu du voisinage. Et la seule évasion à laquelle Ila cède semble préfigurer la tentation du départ et l’espoir de liberté.

A cet enfermement domestique répond une autre fermeture : celle du quartier.
Telle qu’elle nous est présentée, Mumbai ressemble davantage à une succession d’îles isolées qu’à une véritable ville. Ici, point de diversité[4]. Mumbai se résume à un amoncellement de sphères accolées, qui ne communiquent pas entre elles.
Il n’est rien de commun (ni même de comparable) entre le confort moderne d’un immeuble du quartier hindou de Kandivali (quartier qui abrite majoritairement des couples jeunes, de catégorie sociale assez élevée et d’idéologie passablement conservatrice) et l’intérieur vétuste (quoiqu’accueillant) d’une modeste masure du quartier chrétien de Bandra.
Chaque quartier est un monde en soi, hors duquel toute rencontre est impossible. Et c’est précisément cet émiettement urbain que le film met en cause. Dans cette existence quotidienne faite de morcellement, la lunchbox devient un lien qui réunit, pour un instant, ceux qui se côtoient sans jamais se rencontrer.

The Lunchbox propose un tableau sensible et critique de l’Inde actuelle. A travers une entrée éminemment spatiale, c’est l’ensemble de la société qui se trouve explorée.
Quelle est la place de chacun, dans une société où toute existence dépend à la fois du genre, du niveau social et de l’ethnie ?
Quelle distance nous sépare les uns des autres, au point de faire de notre espace quotidien un parcours où les angles morts sont nombreux et où l’inconnu prime sur le familier ?
Dans un monde de l’entre-soi, où le vivre côte à côte remplace le vivre-ensemble, la lunchbox dessine un horizon d’espoir, où le collectif triompherait, pour rappeler qu’une nouvelle vi(ll)e est possible.

Natacha Cousy

[1] Les Lunch Box sont des plateaux-repas souvent accompagnés de quelques mots d’affection, que les femmes indiennes (et parfois des chaînes de restauration) font acheminer au bureau de leur mari, par un système de livraison rudimentaire et efficace, assuré par des cohortes de livreurs à vélo ou à moto (les dabbawallah). Ce système vise à permettre à chacun de respecter les prescriptions (et les proscriptions) alimentaires propres à son groupe, dans un contexte de coexistence entre une multitude d’ethnies.

[2] Cet effet cinématographique n’est pas sans rappeler la distinction qu’opèrent les géographes entre une distance « topographique » et une distance « topologique », où l’éloignement ne peut être mesuré en kilomètre.

[3] Qui n’est d’ailleurs pas sans faire écho à des mouvements européens, qui, à l’instar du « slow food » né en Italie, valorisent la lenteur volontaire, notamment dans le domaine alimentaire.

[4] Soit l’une des caractéristiques (avec la densité) qui, si l’on suit Jacques Lévy, définissent la ville.