Déformations
Bamako-Tombouctou, l’axe urbain que le cinéaste Abaderrahmane Sissako trace entre son dernier film et celui de 2006 rend visible une terrible trajectoire africaine. Dans Bamako, la cour d’une maison de la capitale malienne devenait l’épicentre d’une résistance. De cet interstice – poreux – entre espace privé et public naissait, souvenons-nous, le théâtre d’un improbable tribunal mettant en accusation Banque mondiale et FMI dans les drames continentaux, l’espace d’une parole plurielle et ascendante. L’idée et l’idéal donnaient forme à l’espace. Timbuktu dresse une dynamique résolument inverse, une autre géographie de la justice, descendante, issue d’une voix unique. Là-bas et maintenant, l’idée fanatique déforme l’espace en dénouant les liens.
L’arrivée des salafistes, sortant de nulle part ou presque dans le désert malien, est un véritable tremblement de terre, un profond agent de bouleversement des territorialités construites dans le temps long et l’espace profond du Sahel et du Sahara. Cette fameuse « zone grise », A. Sissako la condense depuis son lieu de tournage mauritanien par des lieux et des figures emblématiques qui laissent assez finement entrevoir – à l’image des trajets de jerrican d’eau – le dense tissu de relations mêlant logiques d’ancrages et de circulations au sein d’un univers cosmopolite. Le tout est capté par une photographie qui élève paradoxalement ces scènes à hauteur de mythes aussi épais que les murs en banco de la ville ou que les dunes de l’erg voisin. Un monde décor de la théâtralité quotidienne que le film envisage justement d’abord de cette manière – comme un paradis en sursis – non exempt bien sûr de conflits d’usages, notamment ceux liés au fleuve, qui opposent éleveurs et pêcheurs. Ces conflits sont certes violents mais restent inscrit dans l’Histoire et de fait encore traités poétiquement par le cinéaste.
Or Timbuktu acte de la rupture, du grand dérangement social et spatial qu’entraîne l’encadrement intégriste : plus de GPS, plus de repères, plus de réseau, même pour les Touaregs… Un à un les liens, claniques, familiaux, amoureux, genrés se délitent au profit de l’ordre en place et tant pis si ce dernier tourne en rond dans le désert et tombe souvent en panne de lumière: la puissance du propos du cinéaste est de montrer la vacuité d’un programme fanatique visant la conquête d’âmes déjà conquises. Il ne reste alors plus, pour les oppresseurs, que le contrôle de l’espace, le seul enjeu, qui devient aussi le moyen de la mise sous coupe des pratiques et des enveloppes des êtres. Dans la ville (centre et marges désertiques), la rue, l’espace domestique, le corps (des femmes surtout), le mouvement est prosaïquement horizontal et le projet ainsi tragiquement confiné au « bas monde ». L’expansion qui se joue aux seuils des tentes et des maisons se fait intrusion, l’urbanicide se mue en homicide et le burlesque, en gravité. Pourtant, comme la parole et la musique, l’imaginaire est alors une des rares ressources pour résister et dans l’extrême quadrillage de l’espace par l’idéologie, ces résistances prennent nécessairement et très poétiquement un tournant géographique, plus exactement chorégraphique et donnent lieu à de très belles scènes.
Fable qui tente de rattraper la réalité, fiction qui se mesure à l’actualité, Timbuktu, fait le pari de l’esthétisation et de l’onirisme confrontés à la passion triste islamiste et enregistre cette confrontation dans le dispositif même de l’œuvre. Le film trouble et fascine dans sa manière de partager ce réel et d’interroger ainsi notre rapport à cet espace informé par les médias mais aussi par les images auto produites par les groupes extrémistes. En cela, et comme quand il choisit de détourner la caméra lorsque l’image devient vraiment insoutenable, A. Sissako, construit une forme de résistance ciné-géographique.
Bertrand Pleven
Le fanatisme contre l’espace public
Révolté par la lapidation, en juillet 2012, d’un couple coupable de ne pas s’être marié devant Dieu, le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako se lance, dans l’urgence, dans ce qui va devenir le magnifique Timbuktu, en compétition à Cannes début 2014. Une révolte qui tient aussi à l’indifférence occidentale devant de tels actes, puisque les médias ne s’intéresseront vraiment à ce qui se joue au Mali que lors de l’entrée en guerre de la France en 2013 et, surtout, suite aux exécutions d’humanitaires et de journalistes européens et nord-américains. Sissako montre que les premières victimes des djihadistes salafistes sont des musulmans[1], en particulier à travers de saisissants dialogues entre un imam et un représentant des salafistes, le premier montrant au second que son interprétation du Coran ne vaut pas bien cher, et qu’il est bien assez difficile d’être en paix avec soi-même pour ne pas aller expliquer aux autres ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire.
En plus de ce salutaire message, et de la dénonciation de la bêtise crasse de pieds-nickelés croyant se battre pour le salut moral du Monde, il faut bien sûr s’arrêter sur le titre, comme sur le choix comme cadre de l’action de cette ville pluriséculaire.
C’est bien en effet l’annihilation de l’urbanité de Tombouctou qui forme la principale occupation des islamistes, par l’exercice d’un contrôle permanent sur les corps, à défaut des esprits – et parfois de la parole, première arme de résistance. Des annonces quotidiennes énumèrent les interdits, des milices patrouillent pour faire respecter des règles vestimentaires strictes aux hommes comme aux femmes et interpeller les femmes osant sortir seules, et les terrains de football sont sous étroite surveillance – menant à un pur moment de grâce et d’absurde, quelques minutes de dribbles sans ballon qu’il est impossible de ne pas évoquer, tant Sissako réussit là un coup de génie.
En somme, les puritains fraîchement au pouvoir à Tombouctou, tout en appliquant leurs propres règles à eux-mêmes avec souplesse, poursuivent un objectif aussi simple qu’implacable : faire disparaître l’espace public, non seulement au sens métaphorique d’Habermas – la sphère du débat démocratique – mais aussi et peut-être d’abord au sens matériel du terme, qui désigne les lieux de rencontre et de frottement – les rues, les places – où règnent l’inattendu et l’incontrôlable, et dont un symbole est le personnage de la folle, arpentant les rues avec sa longue traîne, son coq et son rire halluciné, et s’écriant : « Je suis la fissure ! ».
Mais comme la frontière entre public et privé manque parfois de netteté, aucune raison de ne pas pousser plus loin cette mainmise sur les corps, en s’immisçant dans l’espace privé, tout comme le droit français, au XIXe siècle, a vu évoluer la notion d’attentat à la pudeur pour aller progressivement imposer la morale puritaine jusque dans les lieux les plus intimes – ce qu’a joliment décrit Marcela Iacub[2]. C’est ainsi que les patrouilles islamistes enfoncent des portes lorsque s’en échappent quelques sacrilèges notes de musique : fin de la distinction entre privé et public, début du totalitarisme, nous dit Arendt. Ce qu’il reste d’espace public se réduit finalement à une farce macabre, celle des exécutions et punitions ordonnées par un tribunal religieux, mise en scène sordide de la loi et du pouvoir divins.
Au-delà de l’urbanité et de l’espace public, le discours de Sissako prend une autre dimension à travers le choix de Tombouctou, témoin – par son architecture et plus encore par les manuscrits qui y sont conservés – de l’effervescence culturelle de la région à la fin du Moyen-Âge. Ce que détruisent le dogmatisme et le fanatisme, c’est la culture de plusieurs peuples et générations, au moins autant par la mise sous coupe réglée du géosymbole d’une civilisation passée et présente que par les coups de fusil sur des statuettes dogons, dont l’idiotie vaut bien celle de la destruction de Bouddhas afghans.
Au-delà encore, puisque la bêtise n’a pas de limite, les mêmes s’attaquent aux temps géologiques du paysage désertique et de ses dunes, lorsque l’un des plus antipathiques de la bande, après avoir fumé une blasphématoire cigarette à l’abri des regards, décharge son fusil mitrailleur sur un buisson qui émerge entre deux dunes, traduisant toute la frustration et la peur des femmes qui participent à fonder l’obscurantisme. L’impudeur, décidément, s’insinue partout pour narguer les puritains.
Manouk Borzakian
[1] « C’est l’islam qui est pris en otage », dit Sissako au Soir (http://www.lesoir.be/736727/article/culture/cinema/2014-12-17/cineaste-sissako-propos-du-film-timbuktu-c-est-d-abord-l-islam-qui-est-pris-en-o)
[2] Par le trou de la serrure, Fayard, 2008.