Traversations sud-américaines, vers une géographie du voyage,  Simon Estrangin. Ed. Livres du monde. Collection Mondes ouverts, 2014, 160 p.

traversations

« Traversations » est un néologisme inventé par Simon Estrangin, né du mariage de « traversée » et de « conversation ».

Simon Estrangin appartient à notre corporation géographique, mais, ayant pris de la distance avec ses frontières officielles, il va de par le monde, nourri d’une passion de voir, de comprendre, de dessiner et de peindre cette « écriture du monde » que la géographie ambitionne de présenter.

Passion qui lui vient aussi de la fréquentation des grands ancêtres, Elisée Reclus et Alexandre de Humboldt, qui ne furent pas des géographes de cabinet, même si le labeur d’écriture les a longuement retenus à leur table.

Ce livre est donc né d’une passion, passion pour le voyage, passion pour le divers, pour l’autre, pour les rencontres.

Il en sort un livre touffu, celui d’une traversée de l’Amérique du Sud (Argentine, Chili, Bolivie, Pérou), centré sur les plateaux andins et aussi sur la Patagonie. Mais c’est également un voyage à l’intérieur de soi-même, une sorte de va-et-vient entre les paysages, les références littéraires, le questionnement philosophique, le moi mis à nu.

« Le voyage vous rince » écrit Nicolas Bouvier, et l’auteur s’est prêté à cette lustration.

Au début, sont les paysages,  il s’agit pour lui d’échapper à l’hiver. L’hémisphère sud y pourvoira. Avec une mention particulière aux hautes terres des Andes, et une vive curiosité pour les témoignages des civilisations précolombiennes, leurs murailles titanesques et ces signes mystérieux gigantesques que, nous dit-on on ne voit bien que d’avion. Ce qui nous vaut l’introduction dans le paysage andin d’une sorte d’animisme. Simon Estrangin nous dit à cet égard sa dette pour les idées d’Emmanuel Lézy, géographe bien connu des cafés géo, qui fit ses premières armes en Guyana.

Simon Estrangin passe à des paysages bien différents de ces hauteurs sèches,  quand il aborde les rives embrumées de l’île chilienne de Chiloé, où des familles de pêcheurs lui offrent l’hospitalité.

Pour rendre compte de ses émotions, Simon Estrangin utilise aussi le poème en prose, inséré dans le récit, comme un éclat de cristal de roche :

« Face au glacier qui s’avance dans sa douve raclée,
Trempé dans ses jus,
Torrent frais, schistes chiqués,
Cette démesure du front de glace, bleu de manganèse, bleu outremer, bleu enclin
Elle te happe, t’appelle
Ou
Oui
Elle est là
Qui craque ; Milieu
En chair et en chaos
Qui croasse
Gercé
Faille
Que faille
Ce qu’il advienne… »

On comprend que Simon Estrangin est loin du discours des géomorphologues sur les formations glaciaires.

Enfin il utilise le dessin et l’aquarelle. Très heureusement, l’éditeur a accepté d’en inclure quelques-unes, comme des poèmes en lavis après les poèmes en prose. Elles disent beaucoup sur la sensibilité de l’auteur et sur son goût pour les couleurs diaphanes. Nous en avons publié trois sur le site des cafés géo, dans la rubrique « dessin du géographe ». A cette occasion, Simon Estrangin suggère encore autre chose : pour lui le dessin et surtout l’aquarelle sont, au cours du voyage, une activité centrale et non pas un ornement postiche. Il est plus attaché à l’aquarelle qu’au dessin et ce n’est pas par hasard. Le dessin suppose l’analyse, le souci du détail, une manière de reconstruction des paysages rencontrés. L’aquarelle, c’est une attention aux couleurs, aux impressions rapides, aux atmosphères ressenties. La géographie de Simon Estrangin est beaucoup plus une géographie d’aquarelliste que de dessinateur.

Dans son récit Simon Estrangin revendique l’absence de notes de bas de page, des citations référencées, bref du viatique du géographe scientifique. Mais il a tout de même dans ses bagages de bons auteurs, déjà cités : Alexandre de Humboldt, dont les voyages en Nouvelle Espagne lui paraissent un modèle, tel aussi Elisée Reclus, non pas celui attelé à cette tâche de forçat de l’écriture que fut sa « Géographie Universelle » en 19 volumes, mais celui des débuts, de la découverte du monde , celui du « Voyage à la Sierra-Nevada de Sainte-Marthe » en Colombie, où il raconte la fraîcheur des matins, la fatigue des marches harassantes et les cabanes des Indiens.

Simon Estrangin nous dit aussi sa dette à l’égard de Jacques Weulersse, dont l’ouvrage : « Noirs et Blancs » a été réédité par le CTHS en 1993.  Jacques Weulersse y conte une pérégrination de Dakar au Cap, fragment du voyage autour du monde qu’il put effectuer grâce à la bourse de la fondation Albert Kahn reçue pour sa première place à l’agrégation d’histoire, en 1930. Livre de géographie assurément mais pas travail de recherche, plutôt une sorte de reportage où l’auteur note avec perspicacité et un vrai don d’écriture les traits des colonisations française, anglaise, belge, portugaise, en Afrique tropicale, à un moment où elles sont à leur acmé. Le livre de Weulersse est un exemple presque unique dans la littérature géographique de langue française.

L’auteur de ces « traversations » ne trouve guère son compte dans une géographie contemporaine trop scientifique et trop soucieuse d’utilité. Il revendique une géographie inutile. Il joue dans une certaine mesure le paradoxe, mais il estime sérieusement qu’on a sans doute gagné en capacité d’analyse, mais dans le même temps on a perdu de l’épaisseur, de la chair, et ce qu’il appelle en langage philosophique « l’existant »

La dimension philosophique sous-tend en effet cet essai, nourri de la lecture de Nietzsche, amis aussi de romanciers tel Edouard Glissant.

Au demeurant, Simon Estrangin a mis le doigt sur une vraie question : que faut-il garder  et publier une fois le terrain parcouru de long en large, dans une mission organisée : « les géographes ne disent quasiment rien du voyage », écrit-il, c’est-à-dire des voyages qu’ils font, comme si les expéditions ou les missions à caractère scientifique effaçaient en quelque sorte le voyage lui-même, comme s’ils le dépouillaient de sa chair pour ne laisser apparaître qu’un discours académique normé, conforme aux canons officiels de la discipline. Simon Estrangin regrette cette discrétion des géographes sur leur voyage, cet effacement du « moi » derrière la finalité scientifique.

La réticence de la géographie moderne devant le récit de voyage vient historiquement de la crainte de déchoir, de tomber de l’exposé scientifique vers un contenu que l’on retrouve dans  ces conférences avec projections que prodiguent volontiers avec force anecdotes des voyageurs dont le mérite principal fut de parcourir quelque canton peu connu de la planète.

Claude Lévi-Strauss a été féroce pour cet exercice dans « Tristes tropiques », dont la première partie est « La fin des voyages » et dont le célèbre incipit est « Je hais les voyages et les explorateurs ».Claude Lévi-Strauss voit dans les aléas du voyage une rançon négative de l’exercice de son « métier » d’ethnologue.

Pourtant quelques paragraphes plus loin, Claude Lévi-Strauss enchaîne : « Et voici que je m’apprête à faire le récit de mes expéditions » Et comment ne pas se souvenir que le tirage et le succès planétaire de « Tristes tropiques » a été beaucoup plus important que celui des ouvrages à caractère résolument scientifique du même auteur.

Il est difficile de rendre compte d’un petit livre aussi foisonnant. Il faut le prendre comme la  première mouture d’un projet plus ample. « Touiller vaguement mon projet géographique et avancer » (p. 47), annonce-t-il en remuant sa cuillère géographique. Nous savons qu’il avance et nous en réjouissons.

Michel Sivignon,  Argalasti (Grèce) septembre 2014, Paris Janvier 2015