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Roger Brunet, Trésor du terroir. Les noms de lieux de la France, CNRS Editions, 2016, 656 p., 39 €.

 

Beaucoup en rêvaient, Roger Brunet l’a fait, et de quelle manière ! Un ouvrage remarquable qui abandonne la lecture traditionnelle des toponymes (noms de lieux) proposée par les linguistes pour partir cette fois-ci des lieux et non des langues. Avec Roger Brunet c’est le regard du géographe qui interroge « les pratiques topiques des groupes humains »[1]. Le livre sera à coup sûr un ouvrage de référence que les amateurs et même les professionnels de la géographie de la France ne manqueront pas d’utiliser, mais d’autres lecteurs savoureront avec gourmandise tel ou tel passage pour assouvir leur curiosité sur les liens que les hommes ont tissés avec leur environnement depuis des millénaires. L’analyse de quelque vingt-cinq mille noms ou familles de noms de lieux forme un voyage passionnant dans la toponymie française qui réussit à conjuguer les apports les plus récents de la recherche linguistique et les préoccupations du géographe soucieux de mettre en avant les exigences des sociétés humaines sur leurs territoires.

« Ayant déjà eu l’occasion de réfléchir à la formation et à l’organisation des territoires, de leurs lieux et des réseaux qui les lient ou les séparent (…), il m’était apparu que, pour durer un tant soit peu, toute société humaine avait à répondre, sur le territoire, à quelques exigences et problèmes fondamentaux : s’abriter, connaître son terrain et en tirer parti pour s’alimenter, se vêtir, de défendre, circuler et échanger, organiser une vie sociale quelque peu durable, marquer ses limites et éventuellement s’étendre. »[2] 

Un plan de géographe

Une des qualités essentielles de l’ouvrage réside incontestablement dans son plan bâti à partir des lieux, et plus précisément des perceptions de nos ancêtres sur leurs horizons familiers en qui ils ont vu des ressources à exploiter, des points clés à prendre ou à redouter, des étendues amies ou hostiles, des contraintes et des libertés, des dangers, de l’étrange, etc.

Les six premiers chapitres découlent de cet objectif : 1-Habiter et s’abriter; 2-Pays et chemins : le territoire et ses réseaux; 3-La vie sociale et ses distinctions; 4-Terrains de jeu; 5-Eaux, bords d’eaux et météores; 6-Paysages, ressources et travaux.

Un septième chapitre montre que les noms de lieux, d’origine ancienne pour leur très grande majorité (antérieure au XVe siècle) sont malgré tout vivants : « ils se diffusent autour de foyers, se copient, se changent, certains même ont pu être transférés au loin par quelque seigneur, croisé ou pèlerin. »[3] Beaucoup de noms ont changé au cours de l’histoire, certains même plusieurs fois, quelques-uns changent encore de nos jours.

Un huitième chapitre particulièrement intéressant rappelle les limites de l’exercice d’élucidation de l’origine et du sens des noms de lieux. Et de passer en revue les raisons de ces incertitudes : les conséquences de la transmission orale, les glissements sous l’effet d’attractions (nombreuses altérations et remotivations), les pertes de sens liées au passage dans une autre langue, les « faux amis » consécutifs aux réécritures, la confusion des sens résultant de la multiplication des homonymes ou paronymes, etc. Au bout du compte, malgré l’ampleur du travail déjà accompli, il reste encore bien des zones d’ombre qui autorisent d’amples discussions sur de nombreux toponymes.

Le neuvième et dernier chapitre est consacré aux grandes régions toponymiques. Roger Brunet en retient dix, sans compter un passage spécifique portant sur la marque bretonne. Cette classification est basée sur les caractères écologiques régionaux et  l’histoire linguistique de ces régions. Pourtant aucune division du territoire ne peut être entièrement satisfaisante même si l’importance des points communs permet à l’évidence de rapprocher certaines régions entre elles.

Habiter et s’abriter

« Quantité de noms de lieux viennent des multiples besoins, actions et objets de la vie quotidienne. Leur dimension peut-être individuelle (un ermitage, une cabane), familiale (autour de la maison) ou sociale (par groupes de familles). Les besoins élémentaires de la vie de tout groupe humain sont de s’abriter, et donc aussi se protéger, se défendre ; se nourrir, donc au moins cueillir, et bien plus généralement travailler ; se déplacer et échanger ; régir la vie en société, ce qui passe aussi bien par la coutume et les lois, la politique, que par les croyances et les fêtes. »[4]

Les nombreux titres des différentes parties de ce chapitre suggèrent le très grand nombre des noms de lieux regroupés ici : de la villa au village et à la ville; rester et demeurer; être là (c’est-à-dire ce qui se tient en un lieu) d’où l’Etat, le stable, la station, etc.; être, donc croître, bâtir et habiter; les habitations ou maisons; le souci de sécurité, à partir de quatre racines majeures (burg, briga, duno, duro) avec également l’habitat perché et clos, la clôture; les habitations rurales (la ferme et ses annexes) ; les parcelles spécialisées ; les simples cabanes ; les maisons de plaisance comme les folies ; les différentes facettes de la ville sans oublier les figures familières, les zones et parcs, etc.

Un seul exemple de ce chapitre foisonnant et passionnant : les noms de lieux qui rendent compte des reliefs (buttes, hauteurs, pitons…) ayant servi d’abris, de refuges et de points d’observation et de surveillance. L’oppidum (hauteur qui fut défendue, plus ou moins fortifiée) a fourni les noms d’Oppède, Opio, Opterre, Opoul… Le camp romain (castrum) a donné de nombreux Châtres, à ne pas confondre avec La Chartre (qui vient de prison, du latin carcer) ou Chartres (qui vient des Carnutes gaulois). Le Midi a ses castellars perchés qui ont fourni Casteller, Castellare, Castellas, Castéla, Castéra, Belcastel, etc. Les châteaux sont à l’origine de milliers de lieux-dits en Château, Châtel, Châtelet, Châtillon, Cateau, Castillon, Castet, Cassel, etc. La motte désigne le tertre formé par les ruines ensevelies d’un château disparu, elle a servi à nommer de nombreux lieux-dits en Motte, Mothe, Lamotte ou Lamothe. Toute une série de toponymes viennent aussi des mots fortet ferté (forteresse), tour, garde, guet, donjon, bastion, courtine, etc. Ces quelques exemples n’offrent bien sûr qu’un aperçu du thème auquel Roger Brunet consacre cinq pages très denses (p 30-34).

Pays et chemins: le territoire et ses réseaux

Beaucoup de noms de communes se terminent par les suffixes en –ac et en –an, ils sont interprétés comme une façon d’évoquer une localisation : « le lieu de »,  « là est ». Les suffixes en -ac sont dits d’origine gauloise (Cognac) ; cette terminaison prend parfois les formes-at (Royat)-ax et-aix, -ex et-eix, -eu et -eux… Le suffixe –an serait d’origine latine (Lézignan), il devient selon les régions -argues ou -ergues, -on ou -en … Ce sont là quelques exemples de nombreuses terminaisons construites sur ce modèle qui sont étudiées p 63-65.

Dans ce chapitre apparaissent les familles de noms évoquant des bornes et des limites, des éléments de situation (haut et bas, centre et confins, orient et occident, entre deux et côte à côte). Ainsi le Hoch germanique, de la même famille que haut, a le double sens de haut et important, et s’oppose plus à klein (petit) qu’à unten (bas) comme dans Hochfelden ou Hochstatt.

Tous ces lieux sont reliés par des chemins, des itinéraires. Prenons l’exemple de la draille qui est un ancien chemin de transhumance, surtout dans les Cévennes, qui a donné une centaine de toponymes. Routes, rues et chaussées, divergences et croisements de toute sorte comme le carrefour (quatre fourches), traversées d’obstacles tels que des rivières ou des montagnes, ont fourni de nombreux noms de lieux, tout comme les relais, les marchés qui jalonnent les chemins. Les passages étroits ont donné détroit, défilé, pertuis, couloir, etc. Pensons au col du Perthus du côté catalan.

La vie sociale et ses distinctions

Certains noms de lieux expriment les relations sociales et les coutumes de la vie quotidienne. C’est ainsi que les inégalités et les relations de domination et de dépendance se retrouvent dans de nombreux toponymes évoquant la place du chef local, ses possessions et les relations de sujétion assorties : seigneur, fief, domaine…;  anciens titres comme comte, vicomte, duc, marquis… ; autorité et interdits ; émancipation par contrat ; redevances de toutes sortes, etc.

Dans cette famille de toponymes, il ne faut pas oublier les agents de la relation sociale (sénéchal, prévôt…), le soin de la santé (hôpital, médecin…), le souci de sécurité, les lieux de justice et de châtiment (pilori, camp…), les lieux de la mort (Paradis, tombes…), les édifices du culte et de la religion (temple, église…), les diables et fées, le goût des couleurs, les nombres, les fêtes et le pittoresque, etc.

« Couleur remarquée dans la nature, le rouge tient en général à de fortes teneurs des sols en oxyde de fer et ne s’y distingue guère du roux, de même étymologie. (…) Royat fut l’ancienne Rubiacum, « la rouge », d’après la couleur de la pouzzolane, adjectif aujourd’hui un peu paradoxal pour cette banlieue chic de Clermont-Ferrand. »[5]

 Eaux, bords d’eaux et météores

Les sources et les fontaines, les eaux courantes, les lits et les rives, les lacs, étangs et marais, le littoral sont à l’origine de milliers de noms de lieux tout comme les météores ( le vent, l’ombre et le soleil, les brumes, neiges et glaces).

En pays calcaire où les eaux disparaissent vite par infiltration, des citernes et des lavognes ont dû être aménagées. La lavogne, cuvette tapissée de pierres, vient de lava, la pierre, elle n’a donc pas la même étymologie que le lavoir, avec lequel les toponymes peuvent se confondre. Une famille de toponymes et hydronymes  très abondante mais encore discutée semble liée à l’écoulement des eaux, elle a voire pour forme de base, qui se lit aussi vaure, vabre ou voivre selon les régions. Lavaur dans le Tarn et la Dordogne, la Woëvre en Lorraine, appartiennent à cette famille. La pointe de confluence “entre deux eaux” est à l’origine de nombreux Entraygues et autres Entrammes.

Les lieux faisant référence aux vents sont le plus souvent exposés, dégagés, en hauteur. La plupart des noms locaux de vents restent assez discrets dans la toponymie, leur étymologie est d’ailleurs souvent incertaine. Quant au couple soulane/ombrée il exprime assez clairement le contraste d’ensoleillement (Soleilhas, Solliès, Sioule…, Umbricia, Valombré…)

La vie des noms de lieux

Une nouvelle fois nous nous contenterons de quelques exemples pour montrer que la toponymie comme état des lieux reste marquée par des changements constants, particulièrement à certaines périodes.

Ainsi, avec les siècles troublés qui suivent la paix romaine (du IIIe siècle au IXe siècle), les habitats ont tendance à se concentrer dans des formes fermées et sur des sites escarpés. En même temps et ensuite, trois grandes sources de formation de noms de lieux se manifestent, deux en lien avec la christianisation et la formation du système féodal (du IVe siècle à la fin du Moyen Age), l’autre en lien avec la nouvelle croissance médiévale (du Xe au XIVe siècle) et partiellement en rapport avec les deux premières.

Après les difficultés des XIVe et XVe siècles, des reprises et innovations enrichissent la toponymie française, mais plus ponctuellement, pour nommer des ports, des citadelles et des villes nouvelles de défense… A partir du XVIIIe siècle, trois grands mouvements produisent de nouveaux noms de lieux : les prémices de la mondialisation, ceux de la “révolution industrielle” et ceux de la “civilisation des loisirs”.

Les grandes régions toponymiques

Il est possible de distinguer des groupements régionaux relativement homogènes sur le plan toponymique du fait de certaines caractéristiques écologiques (modes de peuplement, types de paysages, activités agricoles…) et de l’histoire linguistique de ces régions. Sans doute aucune division du territoire n’est vraiment satisfaisante mais Roger Brunet ne se dérobe pas en proposant une classification dont les ensembles régionaux présentent à la fois des points communs assez nombreux tout en se distinguant suffisamment de leurs voisines.

“Ainsi et d’abord le Centre et son val de Loire, avec Paris et son val de Seine, dont les plaines furent le creuset de l’identité linguistique française d’oïl. Puis le Nord-Est, où la présence germanique a été la plus soutenue. Le Nord et la Picardie, riches en éléments d’origine nord-européenne. La Normandie, encore marquée par les apports vikings. La Bretagne et les Pays-de-la-Loire, dont les campagnes ont été très sensibles à la longue domination des châteaux et des manoirs, et où celte et breton ont laissé des traces mêlées. Le Poitou, les Charentes, le Limousin et l’Auvergne, parce qu’ils forment une large bande de transition entre langue d’oïl et langue d’oc. Les Bourgognes et Rhône-Alpes, qui prolongent autrement cette transition avec les mots particuliers du “franco-provençal” ou “arpitan”, des apports germains et un vocabulaire montagnard très élaboré. L’Aquitaine et Midi-Pyrénées, qui ont en commun le gascon, sinon le vascon, peu de celte, et des tournures originales. Le Languedoc-Roussillon, la Provence-Alpes-Côte d’Azur et la Corse, autre ensemble d’oc mais avec ses tonalités méditerranéennes et davantage de contrastes locaux. Et les départements et territoires d’outre-mer, qui ouvrent de tout autres questions.” [6]

Soit 10 grandes régions toponymiques étudiées en un peu plus de 100 pages à la fois érudites et passionnantes. Un voyage savoureux pour esprits gourmands ! Quelques mets picorés de ci de là peuvent malgré tout en donner une idée sommaire.

La Bourgogne tient son nom des Burgondes, un peuple de langue germanique longtemps établi en Europe centrale dont le royaume s’étendait au Ve siècle dans le bassin du Rhône jusqu’à Langres pour sa partie la plus septentrionale. Déjà largement romanisé, le parler bourguignon n’a que peu affecté la toponymie, sinon par quelques tournures particulières et quelques apports germaniques. La Bourgogne proprement dite associe  aux plaines de la Saône les reliefs assez marqués du sud-est du Bassin Parisien. Dans ce seuil très parcouru la moindre butte s’y nomme Montagne. Chalon-sur-Saône, ancien Cabillonum, semble dérivé de cap pouvant avoir le sens de tête de la navigation (sur la Saône, en amont de Lyon). Charolles (qui a donné Charolais) vient de Quadrigillae (fort carré) devenu  Cadrella puis Caroliae. Semur-en-Brionnais est un ancien lieu fort, en éperon barré (nom peut-être issu de sene muro : vieux mur). Digoin, sur la Loire, semble suggérer des eaux sacrées, à l’instar de Divonne.

Quelques exemples en Champagne cette fois-ci. Les vallons qui modèlent la retombée du Pays d’Othe à l’ouest de Troyes  ont pour nom les gueules mais du côté sud de la forêt d’Othe ils deviennent des fonds. Somme est un terme très utilisé en Champagne crayeuse pour source, le plus souvent  associé au nom de la rivière qui en sort. Les reliefs à l’est de la Champagne sont associés au vieux terme bar (hauteur) que l’on retrouve à Bar-le-Duc.

L’index des étymons et noms de lieux à la fin de l’ouvrage permet de poursuivre le voyage au gré des nécessités et … des envies de chacun.

Daniel Oster, 31 octobre 2016

 

[1] Roger Brunet précise ce qu’il entend par là : « Comment ont-ils choisi ce nom pour ce lieu ? Quelles raisons avaient-ils, à un moment donné, de nommer ou re-nommer ainsi tel lieu ? Quel besoin a pu guider leur choix ? Que voyaient-ils en ce lieu, et pour quoi faire ? » (R. Brunet, Trésor du terroir, p 11).

[2] R. Brunet, op. cit., p 11.

[3] R. Brunet, op. cit.,p 10.

[4] R. Brunet, op. cit., p 17.

[5] R. Brunet, op. cit., p 183.

[6] . Brunet, op. cit., p 487.