63ème café de géographie de Mulhouse
Jérôme Lageiste
Maitre de conférences à l’université d’Artois

Mardi 12 février 2013
Café l’Avenue Mulhouse

Le tourisme s’exerce – pas exclusivement, mais majoritairement – sur des espaces conduisant à une orientation vers la nature.  Les littoraux – combinaison des éléments primaires : plage, mer, soleil – font l’objet d’un véritable tropisme impérieux s’exerçant de date ancienne et dans divers régions du monde.

Comment appréhender cet attrait pour les littoraux ? Qu’est-ce qui conduit des légions individus vers les littoraux ?

S’agirait-il d’une phénoménologie particulièrement expressive de cet espace ?

Dans une démarche géographique assurément subjective, plaçant l’individu au centre de nos préoccupations, il s’agira ici de s’intéresser à l’intimité que chacun entretient avec les éléments, à ses affects, de comprendre le sens de cette topophylie.

Relations sociétales avec les littoraux

Le littoral est un espace qui ne laisse pas indifférent : il a été alternativement sacralisé et désacralisé, a fait l’objet d’une mythologie assez effrayante, éveillant des sentiments aussi contrastés que la topophylie ou la topophobie.

Dans le système que constitue le littoral, la plage occupe une place de choix, il s’agit d’un espace radicalement autre, d’une hétérotopie (Foucault, 1984), d’un territoire atypique (Lageiste, Rieucau, 2009).

Au regard de cette spécificité, quelles sont les évolutions de la sensibilité sociétale aux aménités de la plage ?

La plage, un espace princeps

La plage est souvent présentée comme une invention du XVIIIème, produit de la Révolution Industrielle.

Selon Alain Corbin, le littoral demeure le territoire du vide, jusqu’a ce que le désir de rivages émerge à partir de 1750.

Néanmoins, l’histoire prouve que sous l’Antiquité, on fréquentait déjà les plages. Dans le monde antique, la mer est omniprésente. Les représentations mythologiques sont innombrables. Il existait des pratiques balnéaires similaires aux nôtres sous les Romains, Scipion faisait des châteaux de sable, Cicéron ramassait des coquillages, Minicius Félix se baignait à Ostie. On retrouve trace de stations balnéaires à Ostie, Pouzzoles, Stabiae, sites de nombre de villas romaines. Les Romains manifestaient aussi leur intérêt pour le paysage marin, Pline le Jeune le contemplait depuis Pompéi. Cicéron trouvait la mer trop bleue et attirante pour travailler.

Dans les sites les plus propices, on a retrouvé une coalescence de villas donnant naissance à l’équivalent des stations balnéaires contemporaines. Au musée de Naples, on peut admirer des mosaïques de femmes en maillot de bain qui prouvent l’existence d’un tropisme déjà bien ancré, mais ces pratiques n’ont toutefois pas résisté à la chute de Rome.

Les pratiques de bain sont tombées dans l’oubli. Le Christianisme s’est progressivement détourné du corps humain au point qu’il devienne tabou, que la nudité soit condamnée. Ainsi, le baptême est passé de l’immersion à l’aspersion. En corollaire, la négation de la nudité va détourner l’homme de la mer et de la plage, tandis qu’une chape d’images négatives va évoluer vers la topophobie.

En parallèle, les littoraux vont devenir des zones à risques. Les invasions barbaresques qui traversent la Méditerranée ou celles des Vikings au Nord qui dévastent les rivages, vont se traduire par la multiplication des villages situés en retrait de la côte.

Progressivement se développe la crainte des paysages océaniques, dont l’immensité, véritable vertige horizontal, n’appartient pas au code de l’esthétique paysager. On se méfiait aussi de ce que contenait cet espace inconnu que l’on pensait peuplé de monstres. Leur présence semblait confirmée par le varech assimilé aux excréments, et l’écume que l’on pensait être la sueur. Le déluge devint le paradigme de la catastrophe liée à l’eau. On craignait les marées, les tempêtes et l’on cherchait la protection de Dieu pour échapper aux dangers de la mer comme en témoignent la foultitude d’ex voto en remerciement à Dieu, aux Saints, à la Vierge, pour leur intercession.

Le littoral était devenu une plaie béante et menaçante. Un écoumène périphérique, peu approprié aux hommes, sauf à quelques sociétés de pêcheurs.

Ces lieux différents étaient des espaces à craindre, à fuir, antithèses de  l’hortus clausus, du paysage rassurant.

La mer était, il est vrai, très homicide, générant nombre de veuves et d’orphelins. La chape de représentations négatives obstruait le désir de rivages.

Pour autant, on ne peut pas confirmer qu’il s’agissait d’un territoire résolument vide. Certains pratiquaient la baignade de manière non normée, appréciaient les promenades sur la plage, le ramassage de coquillages. A Brighton, on se baignait bien avant le XVIIIe siècle, selon des pratiques proches du naturisme.

La période charnière est celle du Romantisme

A la fin du XVIIIe siècle, en réaction au matérialisme de la Révolution Industrielle et au rationalisme. Les romantiques revendiquent le droit à la subjectivité, au rêve.

On voit alors apparaître de nouvelles conceptions paysagères, la nature se trouve sublimée, on s’extasie devant l’œuvre du créateur, la nature non anthropisée : la mer et la montagne.

Littéraires et artistes vont sublimer la nature, devenue objet esthétique et source d’émotions majeure. Les attitudes deviennent plus contemplatives. Le lien avec le divin (rôle que le Roi n’exerce plus) mute en une sacralisation profane de la nature.

Les scientifiques de l’époque, contemporains du romantisme, redécouvrent les rivages vierges qui vont devenir des terrains d’exploration. Les littoraux sont inventoriés, le fonctionnement des océans expliqué. Petit à petit, la crainte va s’effacer devant les explications de la science. La beauté des paysages et leur intelligibilité conduisent les sociétés à s’affranchir de leurs craintes ancestrales, à porter un regard nouveau sur littoraux. La plage retrouve alors ses fondements antiques.

A cette époque, de nouvelles vertus médicales et thérapeutiques sont attribuées aux littoraux.

A la Cour du Roi George III, le docteur Russel soignait le mal-être de la noblesse en stations. Il lance Bath, station thermale, et crée dans la foulée la station balnéaire de Brighton. On accordait à la mer le pouvoir de redonner de l’énergie aux individus, celle de constituer un réservoir à exploiter. Les premiers congrès de thalassothérapie apparaissent au Sud de l’Angleterre, puis traversent la Manche.

Les côtes de l’Europe du Nord suivent alors ce modèle de développement : de la Mer du Nord à l’Atlantique les familles royales s’y pressent, attirant les élites et par mimétisme, le reste population.

On commence à se baigner pour des raisons médicales en suivant une prescription qui indiquait le lieu, la fréquence des bains, la période propice : en général en hiver, de préférence à jeun, à marée haute et le matin. On privilégiait le « bain à la lame », on s’exposait à la vague avec un maître baigneur qui maintenait le corps dans l’eau jusqu’au premier symptôme de la noyade, une émotion destinée à redonner du tonus et endurcir.

Cette manière de ré apprivoiser l’eau coïncide avec la réapparition du cabinet de toilette et de l’hygiène corporelle. Les bains de mer demeurent encore thérapeutiques, il faudra que le plaisir soit assumé, qu’il cesse d’être honteux, que les pratiques de la plage évoluent pour la topophilie puisse pleinement s’exprimer.

Nouveaux éléments déclencheurs

Une fois affranchi du plaisir honteux, on avoue aimer la plage, le sable, le soleil et on passe à une nouvelle étape du tropisme balnéaire. L’héliotropisme devient un nouvel élément important, souvent daté de l’Entre-deux-Guerres, ce qui est vrai en Europe, mais il faut se rappeler que les Grecs et les Egyptiens accordaient des vertus thérapeutiques au soleil. L’héliotropisme « moderne » est né en 1927 et c’est Coco Chanel qui en aurait lancé la mode. Il est né, il est vrai dans le milieu de la mode, de l’art en relation avec l’Afrique, ses colonies, son art plastique. La peau bronzée, la nudité, deviennent esthétiques et se traduisent par un changement des critères de mode. Etre blanc était autrefois le signe d’appartenance aux élites alors qu’un teint buriné assimilait aux classes laborieuses. Tout s’inverse au début du XXème. L’intérêt pour le bronzage, qui vient du mot bronze, se révèle avec l’apparition des premières huiles solaires, associé à la nudité progressive.

En 1946 : Louis Reard invente le bikini, en référence à la bombe atomique, censé produire un effet choc et dont le succès fut popularisé par Michèle Morgan, Martine Carol, Brigitte Bardot en 1953. Un phénomène de société au point qu’il fut interdit sur certaines plages.

On assiste alors à une redistribution des flux touristiques, à partir du moment où le bronzage est à la mode, l’essentiel des flux s’oriente vers la Méditerranée, entrainant le déclin des stations du Nord. Les Trente Glorieuses marquent l’émergence du tourisme de masse et de ces nouvelles stations.

Relation avec le soleil

Les plages perdent leur aspect sauvage et s’organisent avec des villas, un front de mer déambulatoire, tandis qu’un véritable  dress code s’établit : on se doit de porter 5 costumes par jour – baignade, promenade, déjeuner, dîner, bal – impliquant l’existence de cabines de bain sur la plage.

Si ce sont les aristocrates qui ont lancé la plage en tant qu’objet touristique, la bourgeoisie ne tarde pas  à les rejoindre, si bien que les littoraux qui deviennent les lieux marqués par une forte endogamie sociale, mais aussi sexuée avec les espaces clairement séparés : celui des hommes, des femmes et des familles.

Dans les années 30, les exigences de l’héliotropisme ont conduit aux pratiques balnéaires estivales, occasionnant une chute de la fréquentation hivernale. Les estivants devenant alors synonymes de touristes. L’aspect thérapeutique se maintient cependant. L’air marin est prétexte à la multiplication de sanatorium comme Berck. Si l’aspect médical et thérapeutique perdure, des pratiques de plaisir émergent telles la délocalisation du salon bourgeois sur la plage, tandis que les distractions nocturnes s’organisent autour du casino. Les plages sont de plus en plus investies avec l’aménagement de promenades et de jeux d’enfants.

Relations avec le sable

La plage est le seul espace où l’on enlève ses chaussures quand on l’aborde, où l’on cherche le contact direct avec l’élément qui la constitue. Le sable peut être solide, fluide, malléable, brûlant, froid, cinglant (tempête). Il a une odeur spécifique et ses relations olfactives constituent un exemple de la « madeleine de Proust ».

On s’enterre dans le sable.  On s’y étend. C’est le seul endroit où on est capable de se déshabiller à côté d’inconnus, où l’on fait abstraction de codes sociaux habituels.

On y construit des châteaux, on y court, on y fait de la gym, mais c’est vraiment dans son association avec la mer et le soleil que l’effet récréatif se produit, car dans les déserts sableux, on ne conserve pas la même relation, ni les mêmes pratiques avec le sable.

Elément marin, mer et eau

La mer constitue un paysage, un panorama assez particulier, elle peut être d’huile, dansante, démontée. La marée peut être haute ou basse faisant des littoraux un paysage polymorphe. Flux et jusant symbolisent le départ et retour, tandis que l’infini marin active l’imagination.

Il s’agit du seul élément dans lequel on pénètre, s’immerge, et dans lequel on nage. Avec une température inférieure à 16° l’effet du bain peut être mortifiant ou vivifiant. Avec l’héliotropisme, l’eau tiède constitue un élément de confort. On reste plus longtemps dans l’eau, tandis que l’on passe du bain à la natation dans les années 30, l’apparition de piscines d’eau de mer permettant un meilleur apprentissage.

Sea, sex, sand, sun

Le programme sea, sand, sun a été inventé en Floride dans l’Entre-deux-Guerres, le sex est apparu après, au cours les Trente Glorieuses. Dans cette logique, le bikini a évolué en monokini, string jusqu’à la nudité admise sur certaines plages. La plage autorise en effet des comportements primitifs que l’on ne pratiquerait pas, à conditions météorologiques égales, dans d’autres lieux – campagnes, villes -.

On voit se développer un culte du corps qui peut tourner à la corpolâtrie. Partout, au Brésil, aux Etats-Unis, en Europe, la plage devient le lieu d’exposition du corps par excellence. C’est un espace d’entre soi, mais aussi qui sert à voir et être vu. La plage suit l’évolution des mœurs, aussi distingue-t-on les plages nudistes, gays, familiales, répondant à des logiques de pratiques différentes. En Asie certaines plages sont mono sexuées, les hommes y bronzent, mais les femmes ne la fréquentent pas, voulant conserver un teint blanc.

La plage contemporaine tend à devenir un défouloir, un lieu de fête qui accueillent nombre de rassemblements festifs tels les Full moon party en Thaïlande.

Questions

Montalivet, fut le premier centre hélio marin de France, quel rapport avec le naturisme ?
Le naturisme né dans l’entre deux guerres, conserve une relation la plus proche possible avec la nature, dont la nudité fait partie intégrante.

Comment les gens s’installent sur la plage ?
La territorialisation de la plage est un phénomène intéressant à observer. On marque son territoire, parfois de manière assez conquérante en plantant le parasol, étalant les serviettes et dispersant les jouets des enfants.

A qui appartiennent les plages ?
Les plages en France appartiennent à l’Etat. Elles sont inaliénables et gérées par le domaine public maritime. Les plages privées de la Côte d’Azur sont illégales.  De même, il est interdit d’y prélever du sable ou des galets. Dans les années 60, on a vu se construire des marinas, des espaces construits sur la mer avec des remblais, comme Port Grimaud, Port Camargue, Deauville,  mais depuis 1973, elles sont interdites en France, car elle occupent l’espace public de manière privative.

Quel rôle joue le conservatoire du littoral ?
Il joue un rôle majeur, il s’agit d’un système de protection procédant par acquisition, destiné à  l’ouvrir au public.  Certains espaces sont réhabilités de manière à leur restituer leur aspect sauvage (pointe du Raz).

Est-ce que l’existence de certaines plages françaises est menacée ?
Certaines évolutions le laissent penser. Quelques plages basses, par exemple dans le Languedoc Roussillon, celles aménagées par la Mission Racine en 1964, sont dans une situation délicate. La côte qui s’engraissait chaque est à présent en recul, car le Rhône, endigué, n’apporte plus autant d’alluvions, le bilan sédimentaire est déficitaire.

Un réchauffement d’1 à 2 ° va dilater la masse océanique et entrainer une montée des eaux, qui va induire la disparition de certaines stations. C’est pourquoi on construit des digues aux Saintes-Marie de la Mer. Plus grave encore, dans le Pacifique, dans les îles Tuvalu, on voit apparaître les premiers réfugiés climatiques.

Les dunes peuvent-elles subsister ?
Les touristes aiment les plages propres mais les marées entrainent des laisses de haute mer, plus ou moins propres, mais ces derniers sont à l’origine de bourrelets sableux permettant de constituer des dunes. On les enlève aujourd’hui pour satisfaire aux exigences touristiques, ce qui perturbe l’écosystème. Enrochements et digues ne sont pas des solutions adaptées.

Quand vous faites allusion à la disparition possible de certaines villes, est-ce une question de chercheurs ou de politique ?
A Abbeville, le syndicat mixte de la Côte d’Opale y réfléchit. Belledune, créée en 1995, au Sud du Touquet, a été construite au milieu des dunes, à un kilomètre en retrait de la côte, par anticipation.  Aujourd’hui, dans le cadre de la construction d’une piste cyclable allant des Pays-Bas au Portugal, dans la Somme elle se situerait à 800 mètres en retrait du littoral .

Et qu’en est-il des plages de galets ?
Dès le XVIIIe siècle on a préféré le sable aux galets. On apprécie le sable blanc plutôt que le noir, au point que dans certains lieux volcaniques, on importe du sable blanc en réponse à l’imaginaire touristique. De la même façon, on installe sur les plages des palmiers, des paillottes originaires de Polynésie pour répondre standards paysagés balnéaires.

 

Jérôme Lageiste
Au Café L’Avenue de Mulhouse
12 février 2012

Notes : Françoise Dieterich