Café Géo animé par Béatrice GIBLIN, Professeur émérite de géographie, Institut Français de Géopolitique de l’Université Paris 8. Co-fondatrice et directrice de la revue Hérodote.

Ce Café Géo a eu lieu le mardi 13 janvier 2015 au Saint-James, Place du Vigan à Albi à partir de 18h30.

Présentation problématique :

Qu’entend-t-on par conflits conventionnels ? Une guerre armée officiellement déclarée à une date précise entre deux ou plusieurs Etats dont les armées professionnelles s’affrontent sur des champs de bataille bien identifiés. Dans ce type de guerre, les armées doivent respecter les règles de la convention de Genève. Tout comme il y a une date pour le début de la guerre, il y a aussi une date pour sa fin.

Avec les conflits non conventionnels il en va tout autrement et le droit de la guerre est systématiquement bafoué.

Cependant, parler de conflits non conventionnels serait-ce une façon d’éviter de parler de guerre ? Car c’est en effet bien de cela qu’il s’agit quant à leurs conséquences sur les populations combattantes ou non et au vu des destructions non seulement d’objectifs militaires mais aussi civils. Les conflits non conventionnels ont souvent un caractère de guerre civile puisque s’y affrontent des armées dont les combattants peuvent avoir la même nationalité. Le terme même de « civile » est d’ailleurs inapproprié non seulement parce que ces conflits n’ont vraiment rien de « civils » mais aussi parce que chacune des armées qui s’affrontent c’est-à-dire l’armée officielle et l’armée ou les armées des rebelles est soutenue financièrement et militairement par des Etats étrangers.

Mais ceci n’a rien de nouveau et les guerres asymétriques existent depuis longtemps.

Serait-ce donc leur multiplication qui serait le caractère novateur et préoccupant de ces conflits conventionnels ? C’est à cette question que nous tenterons de répondre.

Compte-rendu

Compte-rendu réalisé par Clément CUSSAC et Anne-Isabelle MERLET, étudiants au Centre universitaire J.F. Champollion, sous la direction de Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs et co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.

Introduction

Les conflits classiques sont les conflits opposant des États, généralement deux États, ou parfois plusieurs États, après une déclaration de guerre en bonne et due forme. Cela met en jeu des armées, qui sont des armées non seulement professionnelles mais parfois aussi de conscription et qui rentrent en guerre contre une autre armée toute aussi officielle. Depuis 1949 avec la Convention de Genève, il y a des règles au droit de la guerre qui définissent comment se comporter avec les prisonniers et les blessés de guerre. Il y a donc des « règles du jeu » qui doivent être respectées dans ces conflits. Comme il y a eu une déclaration de guerre, il y a aussi une fin, avec une date d’armistice. Le 11 novembre par exemple où l’on fête la fin de la Première Guerre Mondiale en France.

Qu’appelle-t-on en géopolitique un « conflit non-conventionnel » ?

La particularité avec un certain nombre de conflits non conventionnels, c’est que l’on ne sait pas dater précisément leur début, ni généralement leur fin. Dans certains cas, on peut considérer que le conflit est terminé comme en Irlande du Nord. A-t-on pour autant une date très précise de sa fin, avec un dépôt général des armes et la disparition définitive de l’armée secrète? Difficile de fixer une date précise car un groupe peut reprendre les armes et ainsi relancer le conflit. De plus les armes classiques sont limitées essentiellement à des fusils mitrailleurs, en revanche le racket, les prises d’otages, les actes terroristes sont fréquents.… Les règles classiques de la guerre sont ainsi totalement bouleversées.

Mais pourquoi parler de conflits non-conventionnels et non pas de guerres non-conventionnelles ? Il s’agit pourtant bien d’une guerre où les populations civiles sont touchées comme dans une guerre dite classique. On doit à mon sens parler très clairement de guerre, de guerre asymétrique, avec l’exemple que l’on donne souvent de la guérilla, où l’on a une armée officielle qui se confronte à des groupes, appelés généralement rebelles, et qui ne jouent pas avec les mêmes règles du jeu que la guerre officielle. On a donc des attentats, des attaques à la bombe comme ce que l’on a vu mercredi dernier [7 janvier 2015] lors de la conférence de rédaction du magazine Charlie Hebdo. Doit-on pour autant aussitôt dire que la France est en guerre contre le terrorisme ? C’est une formule que les hommes politiques utilisent souvent aujourd’hui, y compris notre martial premier ministre. Ce n’est cependant pas évident d’affirmer que nous sommes en guerre.

L’intérêt du raisonnement géopolitique pour analyser ce type de guerre :

Dans le cas de ces guerres asymétriques, très souvent interviennent plus ou moins ouvertement des États étrangers qui peuvent soutenir les rebelles ou l’armée officielle. Par exemple, l’Iran intervient actuellement auprès de l’armée irakienne contre Daesch de même que les forces aériennes américaines et françaises. De même lors de la guerre d’Algérie, l’Égypte a soutenu les Fellaghas, nom donné aux combattants algériens qui deviendront ensuite l’armée de libération de la nation algérienne. Un groupe rebelle peut devenir une armée officielle s’il sort du combat victorieux.

Cette carte produite par l’observatoire internationale des conflits montre qu’en 2013, il y a eu environ 414 conflits que l’on peut appeler non-conventionnels. Il y a donc très peu de conflits conventionnels. Les guerres interétatiques sont devenues rares mais les États peuvent toujours s’opposer par conflits non-conventionnels interposés. On peut considérer que l’Iran et l’Arabie Saoudite sont en guerre à travers le soutien ou la lutte contre Daesh, ou à travers la situation en Syrie, mais ils ne se déclarent pas la guerre comme autrefois. Nous avons la chance d’appartenir à cet ensemble du Nord qui a l’air indemne de conflits. La majorité des conflits est située sur le Moyen-Orient et sur l’Afrique. C’est là qu’un détour par la géopolitique peut être intéressant pour essayer d’en comprendre les contextes.

Une appellation nouvelle pour une notion chargée d’histoire :

Incontestablement, la fin de la guerre froide a changé la donne des rapports de forces géopolitiques. Curieusement, pendant la guerre froide, les grands conflits n’ont jamais étés qualifiés de conflits géopolitiques alors que c’était le cas. Maintenant ce mot qui fut tabou car utilisé par les nazis ne choque absolument plus personne. Quand on a utilisé ce terme au début des années 1980 dans la revue Hérodote, on a été très mal vu et particulièrement par les collègues géographes qui disaient que l’on était devenu des gens d’extrême-droite. Dans les conflits de la guerre froide, on opposait un modèle contre un autre. Il y avait une raison idéologique à se faire la guerre. Mais quand on sort du cadre de la guerre froide, il devient difficile d’expliquer certains conflits. C’est le cas de la guerre entre le Vietnam et le Cambodge en 1979 qui surprend absolument tout le monde. Comment se fait-il que deux pays du tiers-monde, deux pays communistes, deux pays que la Chine a soutenus, se fassent la guerre ? Cela semblait impossible qu’ils se fassent la guerre seulement pour le delta du Mékong. Comment allait-on pouvoir qualifier un conflit qui ne correspondait pas du tout aux grilles de lecture auxquelles nous étions habitués ? C’est un éditorialiste du journal Le Monde qui a écrit que c’était de la géopolitique. C’est comme ça que le terme est petit à petit revenu. La fin de la guerre froide va accroître les conflits à cause de l’augmentation du nombre d’États et donc des frontières. De plus la lecture schématique des bons et des méchants selon le camp choisi (pro communiste ou pro capitaliste) n’avait plus lieu d’être.

 

Le prétexte du religieux au service de la guerre :

Un autre élément, que l’on pensait ne plus connaître dans les années 1970, est à prendre en compte : c’est le retour du religieux dans les conflits. Comme le disait Malraux : « Le 21ème siècle sera le siècle du religieux », mais je ne crois pas qu’il pensait forcément à ce que nous observons. Assurément, une grande partie de ces conflits prend le prétexte religieux pour faire la guerre. On ne fait pas forcément la guerre au nom de convictions religieuses, mais on affirme que l’on a des convictions religieuses pour faire la guerre. Au nom du sacré, on peut commettre les pires atrocités, comme on peut le voir actuellement avec Daesh et Boko Haram. On attaque non seulement ceux qui ne sont pas de la même religion, mais aussi ceux de la même religion sous prétexte qu’ils n’en respectent pas les « vraies » règles. Les musulmans qui meurent dans ces guerres de religions se comptent par milliers et les déplacés et réfugiés par millions. On arrive à une sorte de radicalisation et de folie meurtrière dont le but est véritablement de conquérir du territoire. Daesh se construit un territoire en créant son califat et en se faisant appeler « État Islamique », ce qu’il n’est pas bien sûr, c’est pourquoi je n’utilise pas ce terme. Il veut un territoire, le contrôler ainsi que la population qui s’y trouve et imposer une application de la Charria particulièrement sévère et stricte. L’analyse géopolitique est utile car elle fournit des clés de compréhension très efficaces pour comprendre ces comportements barbares. En effet, les représentations d’un certain nombre de ces acteurs peuvent nous sembler absolument délirantes, mais elles sont pourtant mobilisatrices au point que de jeunes français sont capables de vouloir mourir en martyr, de faire la guerre avec des pratiques abominables pour Daesh. Ainsi, des événements qui se passent à des milliers de kilomètres et qui ne concernent en rien nos vies et nos sociétés peuvent avoir néanmoins un impact sur un certain nombre de jeunes hommes et aussi de jeunes femmes qui partent mener le jihad d’une façon tout-à-fait extravagante pour nous.

Intensité et caractéristiques des conflits :

Nous pouvons classer les conflits par leur intensité. Il existe des conflits qui occupent beaucoup les esprits mais qui ne font que peu de morts comme le conflit israélo-palestinien. Je vais vous choquer mais c’est un conflit de basse intensité par rapport au nombre de morts que cause Boko Haram depuis un an. En revanche, il occupe une place médiatique très importante car il met en jeu l’existence d’Israël au sein du monde arabe. Il y a derrière ce conflit des enjeux de grandes puissances. Les États-Unis sont présentés comme l’allié fidèle et indéfectible d’Israël ce qui n’a pas toujours été le cas l’armée israélienne a d’abord disposé d’armement français. Pour y voir clair, il y a donc l’intensité du conflit, son impact médiatique, sa durée, ses évolutions…

Il faut aussi repérer le nombre de protagonistes en jeu. Qui s’oppose à Daesh ? L’Irak et la Syrie d’abord puis les interventions internationales, Etats-Unis, France, Emirats Arabes Unis et Arabie Saoudite. Il faut faire la liste de ces protagonistes. Il faut aussi cartographier les rapports de forces et comprendre ce qui est en jeu. Il y a un travail d’analyse à faire qui évite de tomber dans des discours trop simplistes. L’une des choses les plus utiles, c’est de prendre le temps d’analyser les caractéristiques du conflit que l’on étudie. La taille du territoire en jeu parfois minuscule. Ainsi la vieille ville de Jérusalem tient sur la place de la Concorde. Un tout petit territoire chargé d’énormément de forces symboliques peut générer un grave conflit. Le Kosovo n’a aucune valeur économique mais pour les Serbes c’est le berceau de leur nation donc c’est un territoire à sauvegarder à tout prix. On ne se bat pas seulement pour du pétrole ou des ressources énergétiques, mais aussi pour défendre sa patrie, pour son territoire national. Quand on défend son propre territoire, on est beaucoup plus motivé que quand on se bat sur d’autres territoires. De même il est important de prendre en compte les populations prises dans ce conflit. Sont-elles nombreuses, diverses ? Par exemple les groupes ethniques sont très nombreux dans le Soudan du Sud. On peut donc avoir un jeu d’alliances qui va même souvent évoluer. Quand on raisonne Soudan Nord/Soudan Sud, on méconnaît les situations extrêmement complexes de chacun d’eux.

Il faut aussi se pencher sur les caractéristiques physiques du territoire. Ce n’est pas du tout la même chose de faire la guerre dans le désert où dans la forêt équatoriale. Les montagnes d’Afghanistan et les plaines d’Irak sont très différentes. Il vaut mieux avoir fait un peu de géographie avant de faire la guerre.

Projet géopolitique et représentations :

Voici une représentation que se fait Daesh de ce que doit être son territoire :

Source : Carte diffusée par Daesh et reprise sur de nombreux sites.

Source : Carte diffusée par Daesh et reprise sur de nombreux sites.

Son projet géopolitique est de réaliser un califat qu’il organise en préfectures. On retrouve les limites de l’empire ottoman sur l’Europe et aussi des appellations qui sont très intéressantes. On peut penser que les leaders sont délirants mais il faut bien comprendre qu’ils ont ce projet-là et que cette représentation peut être extrêmement mobilisatrice puisqu’il y a des individus qui partent au combat avec l’idée qu’ils vont participer à la construction de cette grande puissance, et qu’ils domineront un immense territoire qui les rendra puissants.

Toujours dans le cadre des représentations, on peut observer celles concernant l’Ukraine et la Russie. Toute carte est une construction, une représentation. La carte suivante, centrée sur la Russie, donnent l’impression d’un immense territoire ce qui est le cas, avec une petite Ukraine en périphérie. L’Ukraine a de quoi se sentir un peu menacée par le très grand État russe.

Mais d’autres cartes peuvent rassurer les Ukrainiens. Par exemple la suivante montre l’Ukraine dans le cadre de l’Europe, ce qui est différent.

Source : Reuters

Source : Reuters

Ces représentations, dans les débats et les affrontements que connaît l’Ukraine, servent ceux qui veulent s’appuyer soit sur l’Europe soit sur la Russie. C’est donc une situation où les représentations du territoire sont extrêmement importantes. Si le territoire de l’Ukraine est petit comparé à celui de la Russie, en revanche c’est un grand territoire à l’échelle de l’Union européenne (600 000 km2) avec un nombre d’habitants important, 45 millions. Poutine a impérativement besoin de l’Ukraine dans sa stratégie. La carte suivante corrige la représentation très répandue d’un clivage net entre un Est complètement russophone et russophile et un Ouest européen, alors que la réalité est plus complexe lorsqu’on observe les langues parlées.

Toutes les ressources et les richesses sont surtout au sud-est. L’UE n’étant pas un Etat, il est très difficile de se mettre d’accord sur une politique étrangère commune. Les Polonais soutiennent l’Ukraine car ce territoire a un jour fait partie de leur propre royaume et que certains Ukrainiens parlent polonais. En revanche les Allemands qui dépendent pour leur gaz de la Russie sont moins prompts à la soutenir. On voit bien que tout le monde ne voit pas les choses de la même façon en Europe. Les principes sont une chose mais la Realpolitik en est une autre. Sur cette carte qui vient de Grande-Bretagne, on voit la minorité russophone où  dans certaines zones jusqu’à 80% de la population parle le russe. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est une véritable erreur du gouvernement de Kiev presque une provocation en refusant que la langue russe soit décrétée langue co-officielle. Les russophones et les russophiles se sont sentis totalement trahis. Poutine ne veut pas que l’Ukraine entre dans l’OTAN. Or l’Ukraine demande à être sous la protection de l’OTAN, mais les dirigeants de l’OTAN ne cherchent surtout pas à provoquer Poutine et ont clairement affirmé que l’Ukraine n’entrerait pas dans l’OTAN. La situation était tellement grave à un moment donné que les Américains ont dû financer des armées privées qui ont aidé l’armée ukrainienne à faire face aux séparatistes russes qui sont soutenus directement par la Russie.

Retour sur les cas de Daesh et de Boko Haram :

Daesh contrôle peu de territoires, comparé à ceux qui sont revendiqués en noir sur la carte précédente de leur représentation du monde.

 

Source : AFP

Source : AFP

L’intervention internationale a permis au moins d’arrêter l’avancée de Daesh. Kobané n’est finalement pas tombée. Les combattants n’arrivent plus à avancer sur la Syrie et sur l’Irak mais ce qu’ils tiennent, ils le tiennent. Et c’est là que les troupes aux sols risquent d’être nécessaires surtout que les militaires irakiens se sont révélés très peu fiables. Ils ont pris peur et ont abandonné le combat ce qui a permis à Daesh de récupérer un armement de très bonne qualité, qui venait d’être livré par les Américains. Deuxième atout, ils contrôlent des gisements pétroliers et vendent du pétrole aux Turcs pour se financer et le gouvernement turc ferme les yeux. Ils ont donc des moyens importants indispensables pour faire la guerre.
Boko Haram tente de se construire un État dans le Nord du Nigeria. Ce qui se passe dans cette zone est extrêmement curieux, car il y a un Etat au Nord-Ouest qui ne présente aucune violence alors qu’il possède beaucoup des caractéristiques du territoire de Boko Haram. C’est donc l’œuvre d’individus qui pratiquent une politique de terreur, comme par exemple ces 250 lycéennes dont plus personne ne parle et qui sont sans doute des esclaves sexuelles pour les combattants. C’est l’un des moteurs pour enrôler des jeunes hommes comme d’ailleurs dans le cas de Daesh. L’armée nigériane est dans l’incapacité de rétablir l’ordre soit par peur, soit par connivence. Les armées tchadienne et camerounaise ont commencé à intervenir sur le territoire de Boko Haram qui attaque leurs propres populations.

Débat

 

 

Question : Est-ce que le fait que l’on ait soutenu l’opposition en Syrie et contribué à affaiblir Bachar el-Assad a largement favorisé le déploiement de Daesh dans la région ?

Giblin : Que fallait-il faire ? Je me trouvais en Syrie au début des manifestations en mars 2011. Ces manifestations avaient pour but de réclamer plus de démocratie. Elles avaient un coté joyeux, elles n’étaient pas très abondantes et ont très vite généré des contre-manifestations de soutien à Bachar el-Assad. À ce moment-là, nous étions dans la représentation et dans l’analyse d’une situation similaire à celle de la Tunisie ou de l’Égypte, et nous pensions que ce dirigeant dictatorial tomberait inexorablement comme les autres. C’est là l’erreur que l’on a faite, en partant d’une analyse simpliste opposant les sunnites majoritaires à la minorité chiite alaouite. Or, c’était véritablement l’aspiration démocratique d’une classe moyenne éduquée, un peu aisée, au vu des téléphones portables qui leur permettaient de communiquer. Nous n’étions donc pas dans un conflit religieux. La première erreur fut de plaquer un schéma religieux sur ce conflit, ce que Bachar s’est fortement employé à faire, de façon à semer la peur sur les autres minorités religieuses, et en particulier sur les chrétiens. Mais en mars 2011, personne n’envisageait un scenario aussi dramatique. Je reconnais à un géographe – Fabrice Balanche – auteur d’Une géopolitique du Moyen Orient, d’avoir compris très tôt que Bachar el-Assad et son armée tiendraient. Très tôt, soutenir la rébellion a été la position de Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po Paris. Anciennement en poste à Damas, il a été un partisan du soutien à cette révolution démocratique et non confessionnelle. Selon moi, on n’a pas véritablement fait ce qu’il fallait à ce moment-là. Les États-Unis ne voulaient plus intervenir au Moyen-Orient. Embarqués en Irak par Georges Bush et les néo-conservateurs, les Américains ont perdu beaucoup d’hommes et laissé une situation dramatique. Aussi les Etats-Unis n’ont-ils pas réagi, y compris quand des gaz ont été utilisés sur les civils. François Hollande était prêt à mettre des troupes à disposition bien qu’il y en ait déjà en République de Centrafricaine et au Mali. Déjà à cette époque, les opposants à une intervention en Syrie avançaient l’argument selon lequel les armes iraient aux islamistes. D’une certaine façon on a manqué, à ce moment-là, d’audace et on a pensé que l’armée syrienne finirait par lâcher Bachar el-Assad. Mais seule une petite partie de celle-ci l’a fait. Près de 300 000 morts, et des millions de déplacés et de réfugiés. C’est pour le moins un conflit de haute intensité.

 

Question : Concernant l’Ukraine, les médias européens ont mis en avant la place importante de beaucoup d’oligarques dans ce pays. Pouvez-vous nous détailler ce point ? Est-ce que l’élection de Petro Porochenko, le président ukrainien, a une influence sur les événements en cours ?

Giblin : L’Ukraine n’a existé en tant qu’Etat autonome qu’entre 1917 et 1920. Les frontières actuelles de l’ouest de l’Ukraine datent de la Seconde Guerre Mondiale. Ce n’est donc pas un vieil Etat du moins dans ses frontières actuelles, et il est important de se souvenir comment les États se sont constitués. Dans la représentation russe de l’Ukraine, le berceau de la Russie est Kiev, et c’est de cette ville que le peuple slave est parti pour Moscou. Pour les Russes, y compris les démocrates, l’Ukraine est russe et slave, tout comme eux. Au sein de l’Union Soviétique les frontières des Républiques ne comptaient pas au point que Khrouchtchev a donné la Crimée à l’Ukraine, lui-même étant ukrainien. D’autre part, l’Ukraine était véritablement un Etat soviétique, avec une nomenklatura importante, qui avait un statut privilégié par rapport au reste de la population. À la chute du bloc soviétique, des membres de cette nomenklatura se sont appropriés les entreprises d’Etat lors de leur privatisation. Devenus de grands entrepreneurs, ils se sont profondément enrichis, et la corruption a continué de prospérer elle fait même partie du fonctionnement de l’État. Nous n’avons pas encore ici de tradition d’Etat comparable à la nôtre. Cependant, l’apprentissage de la démocratie s’est fait assez vite, sauf récemment à Donetsk lors du referendum évidemment. Une grande partie de l’économie ukrainienne repose sur les très riches terres à blé notamment à l’ouest, les terres noires. Tout ce qui est richesse minière, industrie, aéronautique, chantiers navals de la Crimée et de la mer Noire se trouve au sud-est. Une partie conséquente de son économie est basée sur des échanges avec la Russie et non avec l’Europe. Porochenko joue la carte de l’État de droit et de l’Europe, mais néanmoins réaliste, il a signé à Minsk un accord avec les séparatistes. L’armée ukrainienne étant relativement faible, des mercenaires d’armées privées sont venus les soutenir. Mais face à l’armement de l’armée russe dont une partie des soldats défendent un territoire qui, selon eux, doit rester sous leur contrôle, les forces ukrainiennes ne font pas le poids. Les armées privées n’étant pas forcement prêtes à mourir pour défendre le territoire ukrainien. La question de la corruption et des oligarques est fondamentale, qu’ils soient pro-européens ou pro-russes.

 

Question : Comment décide-t-on d’intervenir dans un conflit non conventionnel comme au Mali ?

Giblin : La France a été une grande puissance coloniale, et a donc des liens avec les Etats qui faisaient partie de son empire colonial. Peu de pays peuvent faire des opérations militaires extérieures. En Europe, il y en a deux : le Royaume-Uni et la France. On peut considérer que tout ceci ne nous intéresse plus mais lorsque l’on a des accords, il faut savoir les respecter. On assiste à la montée d’Aqmi et à la montée d’un terrorisme de trafiquants. En effet, il ne s’agit pas d’un combat religieux, mais d’un combat aux enjeux économiques très importants par les trafics de cigarettes, de drogues et d’armes. La situation du Mali est liée à la situation libyenne. La géopolitique est aussi une question de coups et de contrecoups. La Libye n’a jamais été un Etat, Kadhafi tenait dans sa main 3 millions d’habitants dans une forme de terreur. Ici, ce qui est important, c’est la tribu à laquelle on appartient, ce n’est pas le fait d’être libyen. La Libye ne s’est pas constituée en tant qu’Etat-nation. C’est une immense chance d’être dans un Etat-nation comme la France, où l’intérêt public, collectif et général peut prendre le pas sur un certain nombre d’enjeux et d’intérêts particuliers. Kadhafi fonctionnait avec des mercenaires, qu’il pouvait rémunérer grâce à un baril de pétrole parfois au-dessus de 100 dollars, pour une population très peu nombreuse, qu’il abreuvait d’argent au prix d’une liberté qu’elle n’avait pas. Kadhafi a peu confiance dans les tribus qui pouvaient lui être hostiles. S’il y a eu une intervention, c’est parce que Kadhafi était prêt à aller écraser toute la zone Est de la Libye et Benghazi. À ce moment-là, David Cameron et Nicolas Sarkozy ont décidé d’intervenir. Cependant, dans les zones tribales essentiellement touarègues du Nord du Mali et du Niger, les conditions de vie très difficiles dans le désert, avec une croissance démographique importante, déstabilisent complètement le système économique et social. Ce qui peut fonctionner avec une faible densité de population sur une oasis, est vite déstructuré avec une forte croissance démographique, où l’on ne sait pas où employer les jeunes. Les Touaregs ont le sentiment que le Sud du Mali, où les conditions de vie sont plus favorables qu’au Nord avec de la pluie, une production de coton… les abandonne. Ils se sont alors enrôlés dans les milices de Kadhafi, qui les payent évidemment cher par rapport à ce qu’ils avaient avant. À la chute de Kadhafi, tous ces jeunes hommes se sont retrouvés menacés par les groupes libyens qui ont fait tomber Kadhafi, et ils se sont repliés sur leur territoire au Nord du Mali avec des armes en très grande quantité, les dépôts d’armes étant nombreux dans cette région. Le Sud de l’Algérie connaît aussi une situation très difficile, avec par exemple l’attaque de la raffinerie d’In Amenas en janvier 2013. Par les accords entre la France et le Mali, il fallait mettre un coup d’arrêt à Aqmi avant que ses combattants n’atteignent Bamako, l’armée malienne étant très faiblement équipée. Mais on ne peut pas dire que ce soit un enjeu de puissance pour la France. Ce n’est pas le pétrole du Mali, avec 90000 barils/jour qui pourrait faire une économie de rentes, ni l’uranium du Niger. Au vu du coût que représente une opération extérieure de l’armée française, on peut acheter de l’uranium à un bon prix pendant longtemps ailleurs.

 

Question : Qu’en est-il du financement de Daesh par le Qatar et les Émirats Arabes Unis qui investissement massivement en Europe ? Les autres État européens sont-ils eux aussi confrontés à des départs massifs de jeunes partis combattre en Syrie ?

Giblin : Le Qatar joue avec le feu en Syrie, avec le Hamas et Daesh utilisant la représentation très mobilisatrice de la lutte des sunnites contre les chiites. Cette représentation est mobilisatrice pour des Iraniens qui veulent devenir la première puissance régionale. Nous sommes ici dans une course à la puissance. Si l’Iran arrive à se doter de l’arme nucléaire, l’Arabie Saoudite fera tout pour faire de même.

Les Saoudiens sont dans une position délicate vis-à-vis des groupes intégristes sunnites. Ceux-ci les accusent d’avoir installé les infidèles sur le territoire sacré du prophète notamment pendant la guerre du Koweït. Ceci tend à radicaliser un certain nombre de personnalités saoudiennes. De plus, les Saoudiens ne sont pas les descendants du prophète, ils ne sont donc pas considérés comme légitimes car s’ils ont pris le pouvoir, c’est avec l’aide des Britanniques. C’est pourquoi les dirigeants saoudiens (de la tribu des Saoud), s’associent aux oulémas, car leur maintien au pouvoir dépend de leurs bonnes relations avec les oulémas, mais lors de toute tentative de modernisation de la société, les oulémas s’y opposent. Il y a également une situation de grande insécurité avec des attentats, notamment à la frontière saoudienne et irakienne. La famille Saoud n’a pas vraiment confiance dans l’armée, c’est pourquoi il y a une garde républicaine, composée de membres proches des Saoud qui protège le pouvoir. D’autre part, aujourd’hui les Etats-Unis importent moins de 18 % de leur pétrole et bientôt ils n’en importeront presque plus avec le pétrole de schiste. Aussi l’Arabie Saoudite est-elle en train de casser l’exploitation du pétrole de schiste, en jouant la baisse des cours du pétrole car à 47 dollars le baril, ce n’est pas intéressant d’exploiter le pétrole de schiste.

Il y a d’autres pays d’où les jeunes partent en particulier du Royaume-Uni. En Allemagne, où la proportion de population d’origine arabe est faible, et où il y a une forte communauté turque, les départs pour la Syrie sont peu nombreux. Nous sommes ici sur une autre logique.

Daesch se finance avec le pétrole des régions qui sont sous son contrôle et avec l’argent récupéré dans les banques des villes qu’ils contrôlent.

 

Question : Vous nous avez présenté une carte du monde selon Daesh. Dans le cas de Boko Haram, je me demandais si on connaît, ou si on a une idée de la représentation que se fait Boko Haram du territoire revendiqué ?

 

Giblin : Je n’ai pas trouvé de représentation comparable à celle de Daesh. Je ne pense pas que cette représentation soit construite pour Boko Haram. En revanche, selon la même stratégie que Daesh, Boko Haram souhaite construire un territoire le plus étendu possible. Il se déclare califat. Il peut déstabiliser le Tchad comme il l’a fait avec le Nord Cameroun lors, notamment, de la prise en otage du prêtre français, Georges Vandenbeusch. Dans le Nord du Nigeria majoritairement peuplé de musulmans, Boko Haram veut imposer la charia, au-delà du seul territoire qu’il s’est approprié. En position de puissance, Boko Haram porte l’idée d’étendre un califat sur le Nord du Nigeria. Nous ne pouvons pas rester statiques.

 

Question : Dans la carte des califats de Daesh, il  me semble qu’il manque l’Indonésie.

 

Giblin : Les indonésiens ne sont pas arabes tout comme certaines populations en Inde et dans certaines parties de l’Afrique. Mais effectivement, vous faites une réflexion très juste. Le plus grand pays musulmans, l’Indonésie, ne fait pas partie des ambitions d’expansion de Daesh. Tandis que l’Inde en fait partie effectivement. Mais il faut avoir conscience que ces cartes ne relèvent pas d’analyse rationnelle.

 

Question : Nous sommes ici dans une situation assez nouvelle avec deux zones, celles contrôlées par Daesh et Aqmi, où clairement s’établit un règne par la terreur, ce qui, dans les conflits asymétriques pose une question. Un régime qui s’impose par la terreur, a des difficultés à trouver des bases arrière. La seule chose qu’il peut trouver ce sont des gens très déstabilisés psychiquement, comme certains jeunes de France. Est-ce que cette montée de terreur sanguinaire et terroriste n’amène pas à une chute rapide, car ces États n’arriveront pas à trouver du soutien, ni auprès des Etats extérieurs, ni auprès des populations ? Le conflit à la limite redeviendrait presque conventionnel, avec un système d’armée contre armée, plutôt qu’un système non-conventionnel, de guerre asymétrique ?

 

Giblin : Tout d’abord, on ne peut pas qualifier Daesh d’Etat. Tout comme Boko Haram il n’est pas constitué en Etat. Il poursuit un objectif de contrôle du territoire. Or, contrôler un territoire par la terreur n’a qu’un temps. Un temps qui, cependant, peut être long, notamment sous la terreur. Je suis convaincue qu’Aqmi n’existera pas en tant qu’Etat. Comme vous le dites dans votre analyse, on ne gouverne pas par la terreur dans le très long terme, même si on le peut parfois sur un temps relativement long. Prenons Pol Pot comme exemple, il relève d’un grand délire. Ce sont les Cambodgiens, sa propre population, qu’il va liquider ; et ce, sans utiliser d’arguments religieux, dans une logique de terreur invraisemblable. Mao a fait, pendant la révolution culturelle, lui aussi quelques millions de morts. Nous voyons bien que nous faisons face à des logiques qui tendent vers des dérives extrêmes. Je pense que nous avons bien fait de participer aux forces internationales contre Daesch en Irak. Daesh étant proche de Bagdad, prêt à mettre la main sur les grandes villes, avec les massacres de la population civile que cela impliquera, une intervention française, était de mon point de vue, une nécessité. Mais un certain nombre d’analystes géopolitiques ne partagent pas ce point de vue. Notre intervention, bien qu’elle reste insuffisante, permet cependant aux Peshmergas et aux Kurdes de se former avec les instructeurs étrangers, d’avoir des armes. Reformer une armée irakienne est une nécessité, car tant que Daesh tient des villes, les combats au sol seront de rigueur, à moins de prendre la décision de bombarder et de décimer la population civile.

La position de la Russie peut en partie changer les choses, Poutine craignant terriblement le terrorisme islamique qu’il connaît déjà dans le Nord Caucase. Tant qu’il ne se sent pas trop menacé, il jouera le soutien à Bachar El-Assad et la dégradation de la situation sans crainte. La Russie est une des clés possibles de l’évolution de la situation face à Daesh.

 

Question : Ma question porte sur le rôle des Émirats Arabes Unis. Je suis allé cet été dans le Sultanat du Bahreïn où des gens m’ont dit que certaines personnalités politiques des Émirats Arabes soutenaient financièrement Daesh dans son armement. Qu’en est-il ?

 

Giblin : C’est exact même si Daesh est beaucoup plus rigoriste que les grandes figures des familles riches des Émirats Arabes, ou celles de l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes sont néanmoins dans une situation qui peut se retourner contre eux, car Daesh ne les épargnera pas sous prétexte qu’ils l’ont financé, ils seront capables de retourner les armes contre les Emirats, mais ce n’est pas d’actualité.

 

Question : Vous avez dit que les votes en Ukraine au moment du référendum de Donetsk n’étaient absolument pas démocratiques, et que lorsqu’on que nous, occidentaux, nous intervenions, ce n’était pas pour des raisons financières mais pour épargner la population civile. Je voudrais soulever un point qui m’interroge. Les Occidentaux se sont accordé le droit de soutenir la rébellion en Libye. Dans le cadre de l’Ukraine, on donne des leçons de droit international, mais nous avons bombardé sans autorisation le palais de Mouammar Kadhafi. Je voudrais faire référence à Roland Dumas, qui, sur LCP a dit que « l’intervention en Syrie venait de plus loin, qu’il s’était rendu à Londres quelques années avant le début des événements en Syrie et qu’il se préparait déjà quelque chose contre la Syrie». Nous avons assisté à toute une campagne médiatique expliquant qu’il fallait intervenir en Syrie. Concernant le Printemps Arabe, au Bahreïn il y a eu des manifestations et sous sponsoring notamment des Etats-Unis, des troupes se sont déplacées d’Arabie Saoudite pour tirer sur les manifestants. De cela, on ne nous en parle pas dans les médias et nous ne demandons pas d’intervention. Je m’interroge sur le traitement de l’information dans les médias.

 

Giblin : Il n’y a pas à vous interroger, cela s’appelle la realpolitik. Poutine ne respecte pas le droit international, la Chine refuse le droit d’ingérence mais n’hésite pas à intervenir au Sud de ce qu’ils appellent la Mer de Chine, quand honnêtement nous sommes au Sud du Vietnam. C’est un rapport de force et c’est pour cela que nous faisons de la géopolitique. Si les gens étaient gentils, bien élevés, respectant toujours le droit, peut-être que nous ne ferions pas la guerre. Il se trouve que les Etats ne sont pas gouvernés par des dirigeants qui respectent le droit international qui est généralement la traduction d’un rapport de force à un moment donné. Alors, après on le respecte ou pas. Ainsi, Israël ne respecte pas et depuis longtemps les résolutions de l’ONU. On peut dire indéfiniment que ce n’est pas bien, mais cela ne change rien. Donc, bien sûr qu’il y a deux poids deux mesures dans la realpolitik. La géopolitique n’est pas morale, c’est l’analyse de rapport de force. Dans le cadre de la Libye, assurément, le fait qu’il y a eu des liens très anciens entre la Grande-Bretagne et ces tribus a joué son rôle. Je ne mettrais pas l’argument du pétrole en premier, comme on le fait toujours. Par exemple, avec les États-Unis en Irak, ils auraient pu se payer du pétrole pendant un moment avec ce que leur a coûté la guerre, et ils n’ont même pas eu d’énormes avantages au moment de l’attribution des concessions pétrolières. Du pétrole il y en a, je ne dis pas qu’on ne fait jamais la guerre pour du pétrole mais ce n’est pas systématiquement la raison première. Dans le cas de la Libye, la France est intervenue parce que le gouvernement français lors de la révolution tunisienne n’avait pas mesuré l’importance de ce mouvement politique. L’intervention libyenne a été décidée sans analyse géopolitique sérieuse, pensant que ce serait simple, dans cette zone désertique où les bombardements aériens suffiraient.

 

Question : Vous avez dit à plusieurs reprises que c’était compliqué et que la géopolitique était partout médiatiquement. On voit surgir des personnes autoproclamées « géopoliticiens », ou « spécialistes en géopolitique », parfois très marqués idéologiquement, des géostratèges militaires qui se présentent comme géopoliticiens ou comme spécialistes de géopolitique, alors que ce n’est peut-être pas exactement la même chose. Pouvez mettre en quelques mots, un diagnostic sur ce qu’est la géopolitique en France aujourd’hui, quarante ans après la constitution de la famille d’Hérodote ? Actuellement, où en est-on dans ces différents courants et éventuellement, quels sont les affrontements entre ces courants ?

 

Giblin : Le courant auquel j’appartiens, à savoir celui d’Yves Lacoste, fondateur d’Hérodote, est un courant qui s’appuie sur la géographie. Ce sont d’abord des géographes et non des militaires ou des personnes issues de sciences politiques, ou des relations internationales. L’équipe d’Hérodote analyse des situations précises, sans tenir compte de modèles de relations internationales avec des théories qui s’avèrent souvent caduques. Nous analysons les situations en prenant en compte la diversité des populations, les caractéristiques de géographie physique, historiques, avec toute la complexité de la réalité et l’importance des représentations que se font les protagonistes des territoires. Un raisonnement géographique efficace, qui sait manier les différents ensembles spatiaux permettant de caractériser une situation. Les niveaux d’analyse varient en fonction des échelles et de ce que l’on veut montrer. C’est un raisonnement géographique avec la prise en compte du politique, ce que les géographes ont longtemps refusé de faire, au nom de la science. Et certains continuent encore aujourd’hui, mais de moins en moins, car les faits sont têtus on est donc bien obliger d’y arriver. Le raisonnement géographique est efficace pour comprendre une situation géopolitique, c’est-à-dire prendre les situations comme des rapports de pouvoir et de contrôle de pouvoir sur du territoire. Il faut analyser Boko Haram et Daesh non pas comme un combat religieux, mais comme un combat de conquête de pouvoir sur un territoire. C’est cette géographie là que nous faisons, y compris en tenant compte des représentations les plus délirantes que les protagonistes peuvent avoir. Ces représentations sont mobilisatrices pour un certain nombre d’individus qui peuvent au nom de celles-ci mener la guerre et devenir extrêmement dangereux. Voilà le courant géographique que je représente. Nous disons constamment aux étudiants qu’il n’y a pas de lois géopolitiques. Il n’y a que des situations précises, particulières, dont les évolutions sont très difficiles à prévoir. Prétendre le contraire, c’est dangereux et conduit à certaines dérives comme celle du nazisme qui a repris la représentation du Heartland de Mac Kinder qu’il localisait en Russie. Le Heartland n’existe pas. Les Allemands pensant être au centre (mais comme la terre est ronde, nous sommes tous au centre de quelque chose), ils devaient dominer nécessairement l’Europe ce à quoi s’ajoutait la représentation d’être un peuple supérieur. Poutine reprend la représentation du Heartland et estime que la Russie doit dominer l’espace eurasiatique.

Pour les autres courants géopolitiques, certains relèvent des relations internationales, dont les modèles n’ont pas réussi à rendre compte des situations postérieures à l’éclatement de l’URSS. Dans ces modèles on ne faisait pas de cartes, l’atelier de cartographie de sciences po est d’ailleurs récent. Les cartes rares, sans relief, étaient très simples et essentiellement de localisation. On s’intéressait exclusivement au conflit interétatique. Aujourd’hui, on parle de relations internationales pragmatiques. Certaines personnes ont besoin de trouver des schémas d’explications simples, mais il faut impérativement lutter contre cette géopolitique-là. Nous essayons de faire une géopolitique citoyenne, en aidant les gens à comprendre comment, raisonnablement, on peut analyser une situation complexe.