Café géo du 4 mai 2017, avec Damien Delorme, professeur de Philosophie
Qu’est-ce que la philosophie nomade au travers de ce projet « Untaking space » ? Comment le fait pour un philosophe, de partir en voyage lui permet de penser l’espace ? Qu’est-ce que le voyage à vélo apprend au philosophe sur l’habitation de l’espace ?
Le voyage
Voyage de janvier à Aout 2016, tracer une ligne verte de Miami à Vancouver
Il lui a permis de faire la synthèse de 3 aspects, l’expérience du voyage à vélo, l’expérimentation pédagogique et la recherche en philosophie. Il a relié à vélo 30 écotopies. Ce sont des lieux en résistance avec le modèle dominant de développement économique et d’exploitation de la nature, qui inventent de nouvelles relations avec cette dernière. Ce sont, entre autres, des fermes urbaines, des fermes bios, des parcs naturels, des écovillages, des départements de philosophie de l’environnement.
Concept de philosophie nomade
Voyager à vélo lui permet de philosopher, c’est une expérience existentielle, spirituelle et philosophique. Une « field-philosophy » qui passe par 4 aspects :
– une réincarnation : être dans le corps, et puis après verbaliser.
– une concrétisation : ne pas partir dans des abstractions, faire naitre des idées précises d’expériences précises.
– cela complexifie le rapport la réalité, fait émerger un pluralisme des opinions, et apprend à se méfier des généralités
– humilité : le cycliste se retrouve en position de vulnérabilité, il devient réceptif à la sagesse, c’est une ouverture nouvelle
I- Le concept d’écotopies
Concept d’Ernest Callenbach issu de son roman Ecotopia (1976) : Le fait de désigner des lieux qui reprennent la question d’organiser la vie commune autour des questions écologiques. Replacer la question centrale de l’écologie sur la question d’habiter. On entend « utopie » dans écotopies, donc quelque chose qui ne pourrait pas se réaliser en apparence.
Mais en fait cela rouvre l’imaginaire politique, ainsi les écotopies sont des lieux où l’on invente. Si l’on revient à l’étymologie, on entend deux racines grecques, oikos qui est le domaine et topos qui le lieu. Ainsi c’est aussi une interrogation profonde de ce qu’est habiter. L’habitation d’un territoire peut s’articuler sur des problèmes locaux, (stocker de l’eau, produire de la nourriture) et aussi une préoccupation qui comprend des préoccupations environnementales globale, afin d’inventer un nouveau modèle.
II- La communauté des bas-côtés
Expérience qu’il a eu en Floride, qui a d’abord été une prise de conscience. Un compagnon de route éphémère voyait des choses que lui ne voyait pas dans le bas-côté de la route. Il lui montrait tout ce qu’il avait récupéré. Mais lui ne voyait rien. Au fil des kilomètres, il s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de chose, des déchets, des débris, un réservoir de choses cassées, et des carcasses.
Ce constat l’a conduit vers une expérience affective, il s’est senti appartenir à la « communauté des gens du bas-côtés ». Une relation qui le lie avec un espace politique particulier (celui des marges par rapport à l’espace dominant du centre de la route). Et cela tient du fait qu’il fait attention à ce qu’il perçoit, ce qu’il ne faisait pas auparavant. Lorsqu’il voyait un animal mort dans le bas-côté, il ressentait de la tristesse comme si quelqu’un de sa communauté avait été affecté. Cela a aussi un côté positif, et cela vis-à-vis des herbes. Il avait l’impression que c’étaient des amis, tout n’est pas condamné à mourir sur la route, il y a aussi des choses qui poussent, et qui contestent irréductiblement les efforts colossaux pour faire de la route un lieu qui s’isole de toute vie.
Ainsi, les écotopies sont comme des mauvaises herbes, elles s’opposent à un système dominant, et s’immiscent à son insu dans les marges de ce système dominant. Le « monopole radical » (I. Illich) peut être contesté à partir des petites fissures dans les marges. Ainsi faire du vélo est aussi une activité politique, comme le fait de revendiquer sa place sur la route (ex, prendre plus de place sur la voie).
Il y a une puissance politique d’occupation de l’espace. Lorsqu’il nous raconte la « World Naked Bike Ride », une parade de cyclo nudistes à Portland, se dénuder semble être un moyen de dévoiler la vulnérabilité du cycliste, mais c’est aussi un autre moyen d’occuper l’espace politique.
III- Qu’est-ce qu’habiter ?
Il a fait une étape prolongée dans l’Utah, au village de Green River. Un village station-service, traversé par l’autoroute perdu dans le désert, où les habitants sont pauvres. Par le passé il y avait eu une usine de raffinement d’uranium, et un site de lancement de missile dans les années 70. Le camp militaire et les ruines de l’usine sont les vestiges de ce temps révolu. Les personnes ont dû mal à habiter ce lieu. Avec l’association Epicenter, Damien s’est demandé en quoi l’expérience esthétique permet de réintroduire un rapport à l’espace qui permette une habitation authentique d’un lieu. Il a été accueilli dans le cadre d’une résidence d’artiste avec Hannah Vaughn, une architecte de Salt Lake City. Ils ont produit un essai théorique et une installation-performance autour de la question de l’habiter à Green River.
Dans ce village, il y avait là une double violence, le fait qu’il soit seulement un lieu de service, le village était réduit à un « non-lieu » (M. Auger). Mais aussi le fait de le réduire à une marchandise. Ce qui rend le rapport à l’espace difficile c’est de le réduire à une instrumentalisation ou à un lieu à exploiter. L’association a tenté d’ouvrir une dimension qui n’est pas seulement marchande.
Il s’agissait d’amener les gens à prendre soin de ce lieu (notamment l’ancien camp de tente), qui n’est vu que comme un lieu de déchet. Ils se sont basés sur un article de Heidegger Bâtir, Habiter, Penser. Le philosophe met en avant le fait qu’habiter précède la construction. Habiter c’est prendre soin d’un lieu, c’est le ménager.
Ainsi il était question de faire de l’ancien réservoir un grand résonnateur et un seuil de son afin de marquer symboliquement l’entrée sur un territoire. Mais aussi l’idée d’évoquer l’histoire, ils ont trempé des objets dans le plâtre, afin de leur donner une seconde vie. Ils ont invité les gens à parcourir ce lieu, partager un repas autour du feu qui est le prolongement de l’habitation.
Habiter un lieu c’est aussi résister à cette tendance qu’est la pensée instrumentale, et rouvrir les dimensions décrites par le quadriparti d’Heidegger qui comprend le rapport à la terre, le rapport au ciel, le rapport au mortel (conscience des humains de leur propre finitude) et le rapport à la divinité (on peuple un territoire aussi de forces et de conditions symboliques).
IV- Conclusions
Les écotopies posent donc la question écologique à la racine : Comment habiter un milieu ? Comment faire d’un lieu une demeure ?
Ce problème fondamental se décline en 6 types de questions, qu’il a croisées dans les écotopies :
– la question du milieu, quelle place l’humain donne à ce qui n’est pas humain ?
– la question de l’alimentation : comment se nourrir, transforme notre rapport à l’espace et à ses habitants ?
– la question de l’écoconstruction : lien habiter/bâtir : un dépassement de l’idée que construire sépare du milieu, ici perspective inverse : le construire peut-il nous réintroduire dans le milieu ? Est-il une occasion de nous reterritorialiser ?
– la question économique : comment le modèle économique produit ou détruit les conditions du milieu ?
– la question de l’éduction : Que signifie s’éduquer à l’environnement ? L’éducation doit-elle être un dressage ou une écoute de la nature ?
– la question de la philosophie : quels concepts ? Quels liens entre les représentations de la nature et les réactions à la crise écologique ? Comment les individus, les institutions et l’humanité toute entière mobilisée par la crise écologique peuvent-ils transformer ce rapport avec leur milieu ?
CR établi par C. Burki (Khâgne- Lycée Berthollet Annecy), relu et amendé par l’intervenant.