Présentation par Edith MARUEJOULS, Docteure en géographie, Bureau d’études L’ARObE (L’Atelier Recherche OBservatoire Egalité), Chercheuse associée au laboratoire ADESS/CNRS de l’université Bordeaux Montaigne.
Ce Café Géo a eu lieu le mercredi 14 février 2018 exceptionnellement au sein de l’INU Champollion d’Albi à partir de 18h30.
Présentation problématique :
Quelles relations peut-on faire entre la répartition différenciée des femmes et des hommes dans la cour de récréation, dans les loisirs, dans l’espace public, dans la charge mentale et l’urbanisme ? En quoi l’approche par le système du genre permet d’interroger la création, l’aménagement et les usages des espaces publics ?
La démarche qui consiste à étudier les espaces sous l’angle de la dynamique des rapports sociaux de sexe questionne notre « consentement collectif » à ce qui fait société. Observer ensemble les effets structurels du système de genre au cœur des inégalités basées sur le sexisme nous (re)donne du pouvoir en privilégiant les valeurs sur la norme. Au-delà des analyses statistiques et de la définition opérationnelle des inégalités, le débat s’articule alors autour des notions de mixité, de partage, et redéfinit les espaces publics comme espaces de négociation, de renoncement et d’égale liberté. De l’occupation légitime à l’occupation égalitaire, il s’agit de déconstruire l’appréhension des espaces et des équipements publics afin de dépasser les prescriptions d’usages pour proposer des espaces « d’émancipation » favorisant la relation entre les unes et les uns.
Compte-rendu réalisé par Ambre BLASQUEZ et Alexandre PELLER, étudiants en deuxième année de Licence de géographie et d’histoire, repris et corrigé par Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.
Eléments de la présentation :
Edith Maruejouls commence par expliquer comment elle considère, dans ses travaux, que l’égalité entre les femmes et les hommes comprend toutes les autres égalités. Avoir une appétence à mener le regard sur la question des rapports sociaux de sexe, de l’inégale valeur, qui se joue notamment dans l’aménagement public, c’est aussi au nom de cette mixité difficile, parfois impossible que toutes les autres mixités sont aussi très complexes.
Le statut d’E. Maruejouls est un peu particulier, elle a soutenu une thèse de doctorat en géographie du genre en 2014 après avoir repris des études suite à une immersion de dix ans dans le monde professionnel et sur le terrain. Son travail universitaire lui sert à analyser ses travaux professionnels.
E. Maruejouls poursuit actuellement des travaux empiriques d’immersion au sein de son bureau d’études qui s’appelle L’ARObE (L’Atelier Recherche OBservatoire Egalité) dont elle est la directrice, et est également salariée à mi-temps dans une collectivité territoriale sur Bordeaux.
Son travail porte sur plus de 30 000 données, et sa thèse a été consacrée au loisir des jeunes (de 8 à 18 ans) et à la question de l’égalité filles-garçons dans le dispositif de la puissance publique qui met en place les loisirs des jeunes (loisirs sportifs, culturels, généralistes). Son travail s’est également porté sur la question de l’aménagement de l’espace public, notamment sur la région parisienne.
Son travail s’intéresse actuellement à un micro espace, la cour de récréation, qui est son espace de prédilection. C’est un premier espace d’apprentissage de la relation à l’autre, à la fois dans un micro espace public, mais aussi un espace de jeux, de loisir, et bien qu’il se passe dans un établissement protégé et sous le regard de l’adulte, il laisse quand même aux enfants la possibilité de gérer cette relation.
La notion d’égalité entre femmes et hommes, et filles et garçons.
Ce qui était important, c’est de pouvoir partager ensemble, consentir à ce qu’est l’égalité, ce dont on parle quand on parle d’égalité entre les femmes et les hommes, les filles et les garçons. Rendre opérationnel cette notion est au cœur du travail de recherche d’E. Maruejouls.
Le contraire de l’égalité n’est pas la différence mais l’inégalité. Dans une société démocratique, comme la société française, constater des inégalités entre les femmes et les hommes fait partie d’un problème à résoudre. La question de l’égalité vient d’un paradigme en sciences, c’est-à-dire une manière d’étudier les relations entre les femmes et les hommes, d’étudier la société, d’observer, en tant que géographe, un « objet social », un « espace social » ou un « espace sociétal » sous l’angle du genre. Le genre est un paradigme de pensée en sciences sociales.
C’est un système qui s’appuie sur deux grands piliers. Le premier est constitué par les stéréotypes de sexes, qui servent à opérer une distinction entre le groupe social des femmes et le groupe social des hommes. Ils se manifestent de deux manières. La première est le vêtement physique, avec un besoin de distinction physique entre les femmes et les hommes que ce soit par l’accessoirisation : les sacs à mains, les bijoux, le maquillage ou bien par des vêtements spécifiques tels que les robes ou les jupes. C’est un vêtement social attribué à un groupe d’êtres humains, les femmes. Et pour les hommes, il existe finalement beaucoup d’interdits vestimentaires : le sac à main, le maquillage etc.
Les stéréotypes cachent quelque chose d’aussi extrêmement important qui est le vêtement social. La distinction sert aussi de classification. Afin de différencier ce qu’est une petite fille, d’un petit garçon, un jeu de fille, un jeu de garçon, un sport de fille, un sport de garçon, des métiers de femmes, des métiers d’hommes, mais aussi une mère et un père.
Cette distinction dans notre société interroge : pourquoi a-t-on besoin d’opérer immédiatement une classification entre tous les êtres humains, ou de sectoriser les métiers par exemple ?
En France, le taux de métiers mixtes n’est que de 15 %. La norme dans notre société est donc la distinction.
Le second pilier de ce système, c’est que cette distinction va opérer une hiérarchie. Force est de constater aujourd’hui encore qu’appartenir au groupe des femmes a moins de valeur qu’appartenir au groupe des hommes. Et c’est cette hiérarchie qu’on appelle le sexisme, puisque le sexisme n’est rien d’autre qu’une hiérarchie, une inégale valeur entre le groupe social des femmes et celui des hommes.
La manifestation du système de hiérarchie entre groupes sociaux.
L’exemple des bodys de filles et de garçons est un cas typique de ce que l’anthropologue et ethnologue Françoise Héritier appelle la « valence différentielle des sexes », un cas de la distinction par le vêtement.
Ces bodys sont des vêtements qui s’adressent à des bébés, et c’est ici qu’on peut voir le besoin de distinction de la société, puisqu’on ne peut directement identifier le sexe d’un bébé. Le premier élément de cette distinction est le code rose (pour les filles)/bleu (pour les garçon). Ensuite, on peut voir sur ces bodys des adjectifs en bleu qui sont déclinés au masculin et en rose au féminin. Les adjectifs utilisés montrent ce qui est attendu d’une fille ou d’un garçon dès sa naissance. Sur le body de la petite fille, il est indiqué : jolie, têtue, rigolote, douce, coquette, amoureuse, élégante, belle. Ces adjectifs s’adressent simplement au corps, à soi, ce ne sont pas des valeurs sociétales, ni des adjectifs qui font société, mais simplement qui rapportent à sa capacité à être plaisante pour la société. Ils développent des attendues de ce que doit être une petite fille : un univers de princesse, avec même l’adjectif « gourmande », qui est un des péchés capitaux.
Il y a également beaucoup d’attentes au niveau des petits garçons : courageux, fort, fier, robuste, vaillant, rusé, habile, déterminé, espiègle et cool. On est ici sur des valeurs sociétales qui font valeur humaine : le courage, qui font valeur dans le travail : la détermination, la vaillance, et dans l’espièglerie et la ruse par rapport au « têtue » de la fille, il y a de l’intelligence pour les garçons.
Quelles que soient les sociétés qu’on étudie, la question de la valence différentielle des sexes est toujours présente. Il y a une forme d’inégale valeur entre ce qu’on attend des filles et des femmes et des garçons et des hommes. Cela constitue le premier aspect du système de genre.
Le deuxième aspect, qui porte sur la question des stigmates de la domination masculine, est extrêmement important puisqu’il fait matière dans les travaux d’E. Maruejouls. Cette photo représente Iggy Pop qui, dans une campagne qu’il mène contre le sexisme, affirme « Je n’ai pas honte de m’habiller comme une femme car je trouve qu’il n’y a pas de honte à être une femme. ».
La question de l’inégale valeur se joue aussi dans la honte. Pour un homme, aller dans le monde des femmes, c’est déchoir. Cela l’est aussi parfois pour la société, pour ces métiers qui en se féminisant, perdent de la valeur dans le travail, dans la rémunération. Les métiers de femmes sont souvent ceux que l’on ne qualifie pas. Aujourd’hui, les premiers métiers des femmes salariés sont ceux d’assistante maternelle ou de femme de ménage, qui sont les seuls métiers que l’on ne qualifie pas et pour lesquels il n’y a pas de diplômes. Ce sont des métiers qui se font à domicile et dans lesquels l’inspection du travail est très compliquée. Ce sont aussi des métiers dans lesquels il n’y a pas de syndicats, où ces femmes ne sont pas défendues. Ils se caractérisent par le temps partiel. Plus de 30 % des femmes qui travaillent le sont à temps partiel et 80 % des temps partiels sont occupés par des femmes.
La question de l’égalité n’est pas que la question de la parité, c’est aussi celle de l’égale valeur : comment notre société porte les métiers des femmes, les activités dites de petites filles, soutient les sports dits de filles ? Doit-on y dédier le même argent, le même espace, le même équipement, la même possibilité de pratique ?
Que se passe-t-il sur la question de l’imperméabilité des groupes sociaux de sexe ? Sur l’incapacité à être perméable au groupe social de l’autre ?
Pour un homme ou un jeune garçon, aller dans le monde des femmes et des filles, c’est déchoir, c’est la honte. En école élémentaire, au collège, la question de la danse n’est pas perméable pour les garçons.
Ces interdits ne peuvent pas être transgressés, car si on se rend perméable, si on met le trouble dans les frontières, alors, on ne peut plus asseoir la hiérarchie, qui tient d’abord par ceux qui ont le plus à y gagner. C’est une question de système, une question systémique et structurelle.
Bien comprendre comment intervient la question de l’égalité entre les femmes et les hommes, et les filles et les garçons, c’est comprendre que cela va au-delà des relations interindividuelles. L’individu que l’on est n’est pas celui auquel fait appartenir la société. Lorsqu’on se présente, on est obligatoirement associé à un groupe social de sexe, femme ou un homme, et tout ce qui en décline. Ce système ramène irrémédiablement à ce qu’est être une petite fille dans la cours de récréation, ce qu’est un métier de femme, un sport de femme, ce qu’est être une mère. Ces définitions sociétales sont aussi souvent auto-entretenues.
La question de l’imperméabilité des groupes de sexe pose la question du sexisme mais également de l’homophobie. La question de la perméabilité des corps est la même chose que la question de la perméabilité des groupes sociaux. Le cadre d’approche des phénomènes sociaux, des territoires, met en jeux deux grands piliers qui sont les stéréotypes de sexes et le sexisme. Pour casser ce système-là, la première condition c’est le mélange, qui permet la perméabilité, qui peut casser la question des stéréotypes de sexe et donc la redéfinition dans la relation.
Se mélanger, jouer ensemble, transpirer ensemble car ce qui fait qu’on se sent similaire, c’est notre humanité. Tous les êtres sont différents, également entre femmes et hommes, par la taille, la perception, la chevelure, la manière de s’habiller, la biologie. Ce qui fait l’humanité, c’est la différence. Se mélanger, c’est retrouver sa similitude dans l’humanité. Vivre ensemble, manger ensemble… E. Maruejouls, dans ses travaux et sur ses terrains de recherche, observe si les filles et les garçons s’assoient ensemble sur un banc, s’ils se parlent lorsqu’ils se croisent, s’ils inter-échangent, et d’observer les espaces qui permettent la perméabilité.
La deuxième condition est l’égalité. L’égalité, ce sont des convictions et en France, c’est un concept politique. L’égalité est le deuxième terme de la devise française : « Liberté, Egalité, Fraternité », et c’est le premier article de la constitution française.
L’égalité est donc d’abord une égalité législative. Il ne peut pas y avoir de revendications d’égalité entre les femmes et les hommes sans égalité législative. C’est la raison pour laquelle cette question est bien plus importante en France que dans n’importe quel autre pays. Il a certes fallu du temps pour acquérir cette égalité législative, mais cela fait assez de temps qu’elle est acquise pour que les choses changent. La société française d’aujourd’hui n’est plus du tout la même qu’il y a dix ans. La capacité que les Français ont de rentrer en relation, de se parler, d’échanger, est réelle donc les choses doivent changer ici et maintenant. Les Français sont égaux en droits, mais il y trois autres dimensions à regarder dans l’égalité pour accepter aujourd’hui ce changement.
Les trois aspects effectifs de l’égalité.
Le premier aspect est celui de la question de la justice sociale sur la question de la puissance publique, c’est-à-dire la capacité à créer des espaces d’échanges, qui représente l’égalité dans la redistribution des impôts. Lors de la mise en place d’une politique publique, financée par la puissance publique, si on se rend compte que plus de 90 % des hommes bénéficient de cette politique publique, on doit donc se poser la question de ce qu’il en est des femmes et des jeunes filles. L’impôt, c’est de l’argent qui permet aux gens les plus éloignés du droit commun d’y accéder. Par exemple, le droit à la santé, à l’éducation ou aux loisirs. L’équipement public, pour les clubs sportifs qu’on finance, pour les équipements de loisirs des jeunes, pour la cours de récréation, si celui-ci n’est pas fréquenté par les femmes ou les filles, il faut se demander pourquoi et qui prend en charge cette partie de leurs droits fondamentaux, qui prend en charge leur droit d’avoir un loisir dans notre pays.
Le deuxième aspect de l’égalité est l’égal accès. Cet égal accès aux équipements ne signifie pas qu’ils soient ou non « interdits aux femmes ». Derrière l’égal accès se cache ce qu’on appelle la liberté de choix. Or, lier le concept d’égalité à celui de liberté est fondamental, car ce qu’on va rechercher in fine, c’est l’égale liberté, l’égale insouciance entre les femmes et les hommes de choisir là où on a envie d’être au moment où on en a envie. C’est de choisir l’activité sportive qu’on a envie de faire au moment où on a envie de la faire. Aujourd’hui, l’exemple du sport montre qu’il n’y a pas égal accès entre les filles et les garçons. Tout simplement parce que quand une jeune fille se présente devant le choix d’un sport, il y a des sports qu’elle ne pourra pas pratiquer, car on ne fait pas jouer ensemble les filles et les garçons, on ne les mélange pas. L’étude systématique par E. Maruejouls de plus de 20 000 données sur les activités sportives des filles et des garçons de moins de dix-huit ans montre que 70 % des licenciés de club de sport sont des garçons. Ce chiffre ne s’explique pas par manque d’envie de faire du sport de la part des filles, car quand elles choisissent une option, les filles sont cinq fois plus nombreuses à choisir un loisir sportif qu’à choisir un loisir culturel. Le sport fait hégémonie dans la question des loisirs, et le sport est aussi le loisir de la dominance masculine.
Enfin, le troisième aspect de l’égalité, c’est l’égale valeur. Lorsque l’on choisit de faire une équipe masculine plutôt qu’une équipe féminine, on se rend compte que la pratique sportive d’une fille ou d’une femme n’a pas la même valeur que celle d’un garçon ou d’un homme.
E. Maruejouls a travaillé depuis l’espace de la cour de récréation jusqu’à l’espace publique. Elle travaille à partir de la réalisation de cartes mentales par des enfants. Par exemple, à partir d’un ensemble de cartes réalisées en janvier 2018 par 60 enfants en classe de 4éme dans un collège en Gironde. E. Maruejouls leur demande d’abord, dans la salle de cours, de dessiner leur cour de récréation et d’y mettre tous les espaces qu’ils y voient. Elle leur demande ensuite de se positionner sur le dessin avec un « M » comme « Moi » et de positionner sur le dessin s’ils sont plus souvent avec des filles ou des garçons avec des « F » et des « G ». Elle leur demande aussi de représenter avec des flèches leurs déplacements. Ensuite, elle leur demande de mettre l’endroit où ils pensent d’après eux qu’il y a le plus de filles et de garçons.
Sur tous les dessins, on peut voir une nuée de garçons sur le terrain de jeu. Sur un dessin de garçon, le terrain de jeu est représenté de manière centrale, et l’endroit où sont le plus les filles, ce sont les toilettes. Sur un dessin de filles, on peut voir plus de choses, par contre la vision qu’elles ont de la cour de récréation est la même.
Sur un troisième dessin, de garçon, le terrain est toujours un espace central et cristallise la présence des garçons. Le terrain de foot est toujours là où il y a le plus de garçons. Après avoir fait ce travail dans la salle de classe, E. Maruejouls et les enfants sortent dans la cour et comptent le nombre de filles, de garçons et de groupes mixtes entre les sexes mais aussi entre les âges. Dans cette cour d’école, il y avait plus de cinquante groupes, pas de mélange entre les filles et les garçons, pas de mélange entre les petits et les grands, à l’exception de seulement quatre groupes mixtes. La norme dans la cour de récréation est la non-mixité. E. Maruejouls a pu observer et analyser le même phénomène durant dix ans, entre 2007 et 2017, dans une école à Mont-de-Marsan, au sein de laquelle elle a observé de manière systématique des enfants du CP au CM2. Ce qui cristallise toujours, c’est le terrain sportif. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas jouer au football dans une cour de récréation. Mais lorsque l’on met un équipement qui prescrit un usage et un public, on proscrit tous les autres usages et on proscrit tous les autres publics. Dans une cour de récréation, ceux qui jouent sur le terrain de football sont des garçons en classe de 4éme ou de 3éme, ou en CM2 pour l’école élémentaire.
Les filles n’ont pas le droit de jouer au football. Donc l’égalité, c’est d’abord l’égalité homme-femme. Ce qui fait droit dans nos sociétés, ce sont les règles. Quelles sont les règles dans la cour de récréation ? Tout le monde a le droit de jouer au football. Et entre : « je ne veux pas jouer » et « je ne peux pas jouer », il y a une très grosse différence. Il y a donc tout un travail à effectuer avec les enfants sur leurs représentations des règles, car nous sommes dans le même cas que pour l’espace public. Lorsqu’une femme ressent qu’elle n’a pas le droit de se promener dans l’espace public si elle n’est pas habillée de telle façon, de traverser le City stade, de prendre le bus après 22h, il est nécessaire de discuter et de retravailler ensemble notre capacité de mélange et pour pouvoir mélanger, il faut partager, et pour pouvoir partager, il faut être légitime à égalité sur les espaces car quand vous n’êtes pas légitimes, vous n’êtes pas à égalité pour négocier. Une activité prescrit toutes les autres et donc aussi un public.
Il n’est pas possible de faire un pique-nique dans un boulodrome ou un City-stade, ce qui pose la question du partage de l’espace public, de la possibilité de négocier, si on a un espace qui est moins stigmatisant et plus neutralisant au niveau des stéréotypes, et bien, on peut être à plusieurs, âgés, moins âgés, petits, grands, en surpoids, pas en surpoids (car oui, la question des corps a un intérêt)… Souvent l’espace public n’est pensé que sur la question de l’usage mais c’est aussi du temps. Le matin, l’après-midi, le soir, à midi, entre midi et deux, on ne fait pas la même chose sur l’espace public. Et mettre un équipement qui va privatiser cet espace, c’est aussi s’interdire de pouvoir y faire autre chose. Une ludothèque le soir pour une activité culturelle, un concert mais aussi, si on veut, une partie de foot. Les études d’E. Maruejouls sur la cour de récréation vont permettre d’interroger les jeunes eux-mêmes sur leur capacité ensemble de négocier, parce que le partage n’est jamais le morcelage de l’espace public avec des lieux pour les filles et des lieux pour les garçons, c’est le même lieu qu’il faut partager parce que c’est la seule condition à l’égalité. Partager, c’est négocier, mais c’est aussi renoncer et ça, c’est extrêmement important.
Quand on parle d’espace public chez les femmes et chez les hommes, on parle aussi du sentiment d’espace vécu ou à vivre. Donc la manière dont les filles et les garçons projettent leur espace à vivre dans les cours de récréation, c’est très intéressant. Et donc de compter, de rendre compte que derrière se cache une réalité, un déficit effectif et mesurable de mélange.
Dans un quartier populaire de Bordeaux, réaménagé depuis peu, E. Maruejouls a observé des flux de femmes et d’hommes pendant plus de cinq heures. En cartographiant les flux des femmes et des hommes, on observe donc toujours l’occupation de l’espace central avec le fameux City-stade et la capacité qu’ont les hommes à circuler de manière assez libre et en occupant de l’espace physiquement. Les femmes, essentiellement des assistantes maternelles et des jeunes mères durant l’après-midi d’observation, longent les routes et ne passent pas par l’espace central. Ici se pose la question d’urbanisme de la résidentialisation des piétons. La grande mode a été de faire de la rénovation, les quartiers populaires sont les quartiers où se posent la question sociale. Ce sont aussi des quartiers d’innovations et d’expérimentation sociale. Il est donc intéressant de travailler sur la question de l’égalité femme/homme dans ces quartiers.
La question de la sectorisation de l’espace se retrouve aussi au sein des parcs de jeux pour enfant. On enferme des enfants dans un parc ainsi que les femmes qui les accompagnent. Cet exemple illustre ce qu’est la privation de l’espace public et la prescription des usages. E. Maruejouls a également observé dans ce même quartier populaire une « maison des jeunes » appelée aussi « maisons de citoyenneté » qui s’adressent au 12 – 17 ans. Ces maisons sont fréquentées à 90 % par des garçons. Les 10 % de filles qui les fréquentent, c’est pour y faire une activité en particulier, par exemple le hip-hop. Elles n’utilisent donc jamais l’équipement de la même manière que les garçons. Pour se rendre à cette maison des jeunes, il faut traverser tout l’espace central fréquenté uniquement par des garçons et c’est compliqué pour les femmes et en particulier les jeunes filles. Avant, dans ce quartier, il y avait un espace vert, vide, dans lequel on organisait des repas de quartiers, des activités culturelles et sportives, on y venait avec des équipements mobiles pour organiser l’activité. Depuis les fenêtres des cuisines on regardait des enfants jouer en bas. Maintenant, on n’observe plus tout ça car on a mis de l’équipement, une idée juste, mais on a créé des poches masculinisées, des espaces différenciés, on a enlevé le mélange.
Grâce à l’observation systématique de flux d’hommes et de femmes durant plusieurs jours dans les écoles et dans ce quartier, sur plusieurs lieux spécifiques – arrêts de tramway, centre commerciaux, sortie des écoles, jardins publics, centre social – on arrive à identifier certains espaces qui sont des espaces de mixité comme c’est le cas de l’arrêt de tramway. Beaucoup d’espaces ressemblent à celui de la cour de récréation avec les poches masculines dans l’espace central et la présence féminine dans les coins. C’est comme ça que les choses s’organisent car il y a des injonctions et des légitimations. Au-delà des flux et de la présence d’homme et de femme, on observe aussi leurs activités, leurs habitudes et leurs pratiques. Les femmes sont toujours occupées dans l’espace public : elles vont faire les courses, emmener et chercher les enfants, même quand elles sont sur un banc public, elles s’occupent (elles téléphonent, mangent, lisent un livre…). Les hommes, eux, occupent l’espace public et y sont souvent immobiles. Là s’observe une différence.
Un parallèle peut être effectué avec des travaux sur la charge mentale, dont les résultats ont été récemment publiés dans une BD féministe « Fallait demander » qui a rencontré beaucoup de succès [https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/]. Cette charge mentale a des conséquences sur la question de l’occupation de l’espace public. Une étude citée par E. Maruejouls sur cette question à Bordeaux a mis en évidence que les femmes étaient beaucoup plus mobiles que les hommes dans l’espace public, qu’elles effectuaient beaucoup plus de trajets et de déplacements mais sur une durée moins conséquente. Aujourd’hui, 80 % des tâches domestiques et familiales sont à la charge des femmes. Ce regard est important sur l’application de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire car prendre des transports ne se limite pas à aller au travail, à ses loisirs etc. Une femme a des mobilités beaucoup plus courtes que les hommes sur son espace de vie, et doit articuler des modes et des contraintes de transports plus importants où elles doivent aussi pouvoir, s’arrêter, se garer, descendre, remonter. Les femmes ne peuvent pas toutes se déplacer en vélo, avec les enfants et les courses. Des femmes occupant des emplois de cadres qui travaillent à la métropole bordelaise, doivent tous les matins poser un ou deux enfants et prennent la voiture pour des raisons de commodités et de timing. Elles se garent dans un parc relais, hors de la ville de bordeaux et prennent le tramway pour rejoindre leur lieu de travail car elles ne peuvent pas s’y garer. Ces contraintes-là permettent d’aménager la ville.
Eléments du débat :
Anonyme : Est-ce que vous avez pu observer les cours de récréation en lycée ? Est-ce qu’il y a une différence entre ces différentes « poches » masculines et féminines ?
Edith Maruejouls : Oui, car ce n’est pas la même cour de récréation au lycée. Tout d’abord, physiquement, puis ce qui se passe à partir du collège, c’est qu’on place des cours d’EPS dans la cour de récréation. C’est la raison pour laquelle on a des terrains parfois très grands. Ils doivent être conformes en termes de normes. Ces terrains peuvent occuper parfois toute la cour de récréation. Au lycée, c’est différent. Je n’ai pas encore eu l’occasion d’observer beaucoup de cours de lycée, bien que ce soit dans mes futurs projets. Mais au lycée, on va plus être positionné sur la question de la relation, à se rencontrer dans l’espace du lycée, la question de la perméabilité des filles et des garçons puisqu’on va retrouver aussi sur les mêmes systèmes, que certains garçons peuvent s’approcher de certains groupes de filles, certains autres non, en fonction des attendus du collectif. Après, je ne souhaite pas plus me prononcer car je n’ai pas assez d’expérience.
Anonyme : Je crois qu’on parle aussi de frontière invisible, est-ce qu’on pourrait mettre cela en parallèle avec la sexualisation ?
Edith Maruejouls : Oui, il y a la question des symboles implicites et parfois très explicite avec la question de la marchandisation du corps des femmes. L’aisance du « faites comme chez vous » est toujours problématique car ça n’est pas le cas. Je le mets en parallèle avec les pubs des arrêts de bus, même si les photos hyper-sexualisées nues et autres avec parfois des scènes de violences sont proscrites, il y a des photos très explicites. J’aurais aimé vous montrer une vidéo où on montre à des enfants des photos de ce type et où on leur demande ce qu’ils en pensent. Les réponses sont : « on dirait qu’elle va mourir, qu’elle est triste ». La façon dont les femmes sont positionnées dans ces espaces publicitaires et l’image que ça renvoie sur ce que j’appelle la vulnérabilité sociale, c’est-à-dire sans arrêt rabaissant, ça sous-entend des idées telles que : elles se droguent, elles sont là en attente de prostitution, on les tape, elles ne sont pas capables de faire du roller sans tomber. Donc oui, cet espace-là est aussi un espace à interroger. C’est pour ça que je dis qu’il faut réhabiliter la culture à l’espace public car elle permet l’immobilité dans l’espace public. C’est la liberté de s’arrêter lire, regarder, penser, et là, on ne peut rien vous dire. L’immobilité des femmes est extrêmement problématique d’un point de vue d’acceptation sociétale, elle n’a pas l’autorisation de s’arrêter car, si elle s’arrête, c’est qu’elle attend quelque chose.
Thibault Courcelle (enseignant-chercheur en géographie à l’INU Champollion) : Est-ce qu’il y a pour vous des lieux ou des pays qui seraient des modèles à suivre dans le domaine de l’égalité homme-femme ? Par exemple, au niveau des écoles, est-ce qu’il y a des pays où ça se passe différemment dans les cours de récréation ? J’imagine, mais ce sont mes représentations, que les pays scandinaves sont plus avancés sur ces questions… Est-ce qu’en France, il y a des écoles où ça se passe différemment ? Notamment des écoles d’enseignement alternatif, du type Montessori ou autres, où on constaterait des différences ?
Edith Maruejouls : Je n’ai pas la prétention d’avoir observé toutes les écoles de France, mais il existe des écoles pas spécialement alternatives où se posent ces questions. Je vois de plus en plus de jeunes enseignants qui m’appellent pour des informations concernant leur stage ou leur mémoire. Et j’ai de plus la chance d’avoir été contactée par un cabinet d’architecte avant la création d’une école. Je pense que ça n’a pas encore été assez expérimenté. On tente des arrangements d’espaces calmes, d’espaces de cour. Je travaille avec une femme aujourd’hui à Nantes qui est designer et qui travaille sur un projet qui est de bâcher la cour de récréation totalement et de donner des possibilités aux enfants de redessiner leur cour de récréation et de la moduler toutes les semaines avec un travail collectif où les espaces se redessinent à chaque fois. Quels sont les espaces des filles ? On leur demande le plus souvent à la création : où tu es et qu’est-ce que tu y fais ? Qu’est-ce que tu voudrais ? Les enfants sont imaginatifs et ça peut emmener pleins de choses. Oui le terrain sportif est une sorte de privatisation de l’espace, mais aussi les lignes servent à interdire d’entrer. Dessiner des lignes, c’est interdire l’entrée. On le voit très bien-sur les lignes dessinées pour les terrains de foot dans les cours de récréation car la ligne fait partie des règles mais ne sont pas systématiquement utilisées en touche par exemple. En plus, les enfants autour se prennent les ballons. Donc la ligne ne sert absolument pas à arrêter le jeu. Ce que je préconise, c’est qu’on arrête de dessiner des lignes. C’est un conseil que je donne aux architectes.
Mathieu Vidal (enseignant-chercheur en géographie à l’INU Champollion) : Je vais poser une question pour une personne qui n’a pas pu venir et qui travaille à la bibliothèque départementale. On leur demande de travailler sur la bibliothèque comme facteur d’inclusion. Voici ce qu’elle dit : La différenciation de l’espace public par le genre est intéressante. Existe-t-il des recherches sur des politiques publiques globales genre handicaps, migrants plus égalitaire dans l’espace public ? Est-ce que les institutions culturelles (bibliothèques, musées) sont considérés ou peuvent être assimilées à des vecteurs d’inclusion et de lieux égalitaires notamment par les fonds documentaires comme à destination de tous les publics par les actions culturelles en place qui fédèrent les groupes et prennent en compte les communautés ?
Edith Maruejouls : J’avais un professeur de philosophie qui disait qu’il faut toute une vie pour connaître la sexualité des sangsues. Je dis ça car oui, j’ai un angle d’attaque de solution d’égalité entre les femmes et les hommes et les filles et les garçons, mais je considère que quoi qu’il arrive cette catégorisation-là est difficile. Quoi qu’il arrive, vous ne pouvez jamais vous en défaire. La question des personnes handicapées dans le monde sportif peut masquer la représentation femme / homme. Ce sont les normes masculines qui continuent de dominer. Les boulodromes sont des équipements qu’on continue encore à construire qui sont l’équivalent des city-stades et skate-parks. Dans ces endroits-là, on ne fait pas jouer les valides et non valides, on ne fait pas jouer les personnes âgées et les jeunes, on fait pas jouer les petits et les grands, donc l’exclusion de la mixité fille / garçon exclut toutes les autres formes de mixité. Et pourquoi ? Parce qu’elle est basée sur la question de la performance. La loi du plus fort, la loi de la dominance va exclure toutes les autres personnes. Ça fait 10 % du public qui va se sentir à l’aise contre 90 % qui ne le seront pas. Il reste des problèmes de différenciation d’inégales valeurs entre les femmes et les hommes quelles que soient leurs catégories sociales. Je finis juste sur la culture. Les médiathèques sont des objets précieux, par contre, il faut que ces espaces envahissent l’espace public.
Anonyme : J’ai une remarque concernant ce qu’on disait sur les lignes de foot, par rapport à mes souvenirs, on avait une petite école et donc pas assez de place pour instaurer une place pour un terrain de foot, du coup ça nous incitait à improviser avec les murs, dans mes souvenirs j’ai l’impression que c’était plus mixte et qu’on avait des activités de sports plus variées. Est-ce que les petites écoles avec des petits groupes mélangeant les classes encouragent justement à cette mixité ?
Edith Maruejouls : La question de la mixité est difficile, la gestion est sur la prise de conscience, c’est à dire dans le métier d’instituteur comment cette question-là fait elle-même question. Car si on ne la travaille pas, on produit ce qu’on a aujourd’hui, de manière incessante. On produit des stéréotypes, on produit de l’inégale valeur sans le vouloir parce qu’on ne lutte pas. A l’évidence, on est ensemble, on prend les transports en commun ensemble, on a même l’impression d’être ensemble dans nos métiers. La question est : quelle est la qualité de notre relation ? L’école est le lieu par excellence de la mixité en France. Depuis 1975, on déclare les établissements scolaires mixtes, tout d’abord pour des questions d’effectifs de professeurs, mais aujourd’hui, on a dépassé cette question de budget. C’est merveilleux de voir toute une classe d’âge de tout un pays qui est pour le mélange des filles et des garçons. Il y avait eu des expériences mais ça reste symboliquement fort. Les cantines qui sont mixtes sont des lieux de rencontre importants, d’échanges. Comment on exclut l’autre aussi de sa table ? Dans ce que vous avez dit, ce qui est intéressant c’est aussi l’idée de s’ouvrir ensemble à un imaginaire.
Anonyme : Est-ce que le processus d’exclusion va s’achever dans quelques années et peut-être faire évoluer cette mixité ? Je vois que personnellement, au lycée, la question de mixité ne se pose pas vraiment.
Edith Maruejouls : Oui, je travaille dans des écoles et ce que je voudrais dire, c’est que la question des enfants, c’est d’abord une question des adultes. Je le fais et j’apprécie échanger avec les enfants, mais ce que je fais en premier, c’est échanger avec les enseignants et les enseignantes parce que le plus important, c’est la capacité que nous aurons nous de pouvoir rentrer en relation. Le plus important dans tout ça, c’est la discussion collective. C’est de pouvoir dire à son camarade de classe : « non, tu ne m’intègres pas dans ton jeu ». Ce n’est pas une question de « méchant » et de « gentil », mais plutôt de comment on se parle et comment j’envisage le jeu et donc la relation à l’autre. Au lieu de dire « c’est moi qui joue », je m’arrête et je demande, « qui veut jouer avec moi ? ». Ainsi, la relation est changée. Alors oui, il y a ce que dit la famille, mais il y a aussi ce que dit l’école. Aujourd’hui, on a progressé sur le développement durable, sur le tabac, sur la sécurité routière. Mais je pense quand même que la question de la mixité n’est pas du tout réglée chez les lycéens et les lycéennes. On veut nous faire croire qu’on est mieux capables de rentrer en relation, mais dans tous les travaux que j’ai menés, c’est l’absence de relations qui ressort. C’est parce qu’on ne se rencontre pas assez, qu’on ne négocie pas que, quand on se rencontre, ça pose problème.