Samedi 15 octobre 2016, la salle du nouvel amphi de l’Institut de Géographie à Paris est bien remplie pour la rencontre-débat organisée autour de la figure d’Alexandre Yersin, l’homme qui a vaincu  la peste. Deux intervenants ont été invités pour cette occasion : Stéphane Kleeb, réalisateur suisse du film documentaire Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger (2014) et Annick Perrot, auteur avec Maxime Schwartz, de Pasteur et ses lieutenants (Odile Jacob, 2013). Il s’agit de mieux faire connaître un personnage hors du commun, médecin et chercheur, explorateur et aventurier, découvreur du bacille de la peste, peu connu en Europe y compris dans sa Suisse natale mais considéré encore aujourd’hui comme un héros au Vietnam. La clé d’observation géographique semble bien appropriée pour atteindre cet objectif.

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Le film documentaire de Stéphane Kleeb

La rencontre commence par la projection du film documentaire de Stéphane Kleeb Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger (2014), consacré à Alexandre Yersin, médecin et chercheur d’origine suisse, un personnage exceptionnel que le livre de Patrick Deville a contribué à faire connaître (Peste & choléra, 2012). L’excellent titre du film reprend une phrase extraite de l’abondante correspondance que le savant/aventurier a entretenue avec sa mère jusqu’à la mort de celle-ci. Quant à l’idée de faire un film sur Yersin, on la doit à l’ambassadeur de Suisse à Hanoi, Andrej Motyl, surpris de constater la célébrité du scientifique européen au Vietnam alors que celui-ci est presque inconnu dans son pays d’origine.

Le projet lancé en 2013 devait aboutir en 2014 pour coïncider avec le cent-vingtième anniversaire de la découverte du bacille de la peste. Il fallait donc faire vite pour rassembler une vaste documentation tout en ayant le souci rigoureux de s’approcher au plus près de la vie de Yersin. Pour cela Stéphane Kleeb se déplace en Suisse, en Allemagne, à Paris, au Vietnam… ; il effectue des recherches, réalise des interviews et des tournages ; il recueille les témoignages du petit-neveu de Yersin, d’un témoin vietnamien de l’époque, de Maxime Schwartz, ancien directeur général de l’Institut Pasteur à Paris, et d’Annick Perrot, conservateur honoraire du Musée Pasteur. Le film, organisé de façon chronologique, mêle habilement témoignages, images d’archives et images d’aujourd’hui et réussit à rendre compte d’une véritable épopée qui s’inscrit dans l’aventure pasteurienne et dans le temps de la colonisation européenne. En même temps la voix off qui récite des extraits des lettres écrites par Yersin dévoile le tempérament et l’esprit d’un scientifique remarquable et d’un homme fascinant et attachant. Le film a reçu un accueil chaleureux au Vietnam, à Hong Kong et en Suisse.

« Je savais que je devais absolument faire un voyage au Vietnam, à l’occasion des 70 ans de la mort de Yersin (en 2013). Je n’avais entendu parler de ce projet de documentaire que deux semaines plus tôt, mais j’ai aussitôt réservé mon billet, et, en effet, la majorité des témoins sont venus à cette commémoration. Ce qui m’a permis de nouer les premiers contacts et s’est révélé précieux lorsque j’ai entrepris mes recherches. A Paris, j’ai fouillé pendant dix jours avec ma documentaliste les archives de Gaumont, de l’armée française etc. Ce travail intensif a porté ses fruits, puisque nous sommes tombés sur du matériel qui n’avait jamais été rendu public auparavant. »

(réponse de Stéphane Kleeb à une question posée sur la genèse de son film, 2 décembre 2015, http://www.auxartsetc.ch/ )

La vie extraordinaire d’un homme fascinant

Natif du canton de Vaux, Alexandre Yersin quitte sa Suisse natale en 1884 pour poursuivre ses études de médecine, d’abord en Allemagne, puis à Paris où il s’installe en 1885. En même temps qu’il achève ses études (thèse de médecine en 1888) il travaille aux côtés du docteur Roux à l’Institut Pasteur. Il acquiert la nationalité française en 1889 et participe à l’aventure pasteurienne. Mais en 1890, aiguillonné par le goût des voyages, il choisit de devenir médecin de bord de la Compagnie des Messageries Maritimes sur une ligne d’Extrême-Orient. Il trouve néanmoins le temps d’explorer la chaîne annamitique lors de trois expéditions en 1891-1894 où il révèle des qualités remarquables de cartographe, d’ethnologue et même de… meneur d’hommes hardi et déterminé. Devenu médecin du Corps de Santé des Colonies et Pays de Protectorat, « l’élève de Pasteur » est chargé en 1894 d’une mission en Chine du Sud-Est où se propage une grave épidémie de peste. C’est là, à Hong-Kong, qu’il réalise son fait d’armes le plus célèbre : la découverte du bacille de la peste en une semaine (Yersinia Pestis) ! Pendant près d’un demi-siècle, Yersin, installé très modestement à Nha Trang sur la côte d’Annam, poursuit ses multiples recherches scientifiques, s’active dans la préparation industrielle du sérum antipesteux, étudie les maladies du bétail, introduit en Indochine la culture de l’hévéa (l’arbre à caoutchouc), développe les plantations d’arbres à quinquina, sans oublier ses activités administratives au service des filiales indochinoises de l’Institut Pasteur et de l’Ecole de médecine créée à Hanoi. Il meurt paisiblement en 1943 dans sa quatre-vingtième année au milieu de la population locale qui le vénère depuis si longtemps. C’est bien là une vie palpitante que le film de Stéphane Kleeb a restituée à merveille.

Alexandre Yersin en Indochine française (photo transmise par Stéphane Kleeb)

Alexandre Yersin en Indochine française (photo transmise par Stéphane Kleeb)

Une vie à l’intersection de trois trajectoires

En regardant de haut cette vie extraordinaire, et particulièrement les lieux où elle s’est déployée, nous pouvons mettre en évidence trois trajectoires qui rendent compte d’une époque particulière de l’histoire scientifique. La première trajectoire se situe à l’échelle de l’Europe, forte de son avance technologique et économique en ces temps de Révolution industrielle. Un jeune Suisse fait ses études dans deux grands pays de l’Europe continentale, l’Allemagne et la France, et participe aux formidables avancées médicales de son époque. La seconde trajectoire se situe elle à l’échelle du monde, il s’agit de l’aventure coloniale. Yersin devient, à sa façon, un acteur de l’aventure coloniale française en Extrême-Orient. Chargé en 1894 par le gouvernement français d’une mission d’étude de la peste il doit faire face aux réticences des autorités britanniques de Hong Kong qui préfèrent faciliter la mission médicales des Japonais. La France, la Grande-Bretagne, le Japon, autant de puissances coloniales en situation de rivalité dans cette partie de l’Asie. Enfin, une troisième trajectoire, elle aussi d’envergure mondiale, se rapporte à la mondialisation des découvertes scientifiques et à la constitution d’un réseau mondial d’Instituts Pasteur, en France d’abord, puis dans le monde entier. Aujourd’hui, le Réseau international des Instituts Pasteur compte trente-trois Instituts répartis sur les cinq continents.

La personnalité discrète de Yersin

Les biographes d’Alexandre Yersin ont sans doute bénéficié de la correspondance abondante et régulière du savant (933 lettres écrites de 1884 à 1932 à sa mère, sa sœur et son neveu)[1]. Mais la discrétion, la timidité, sans compter l’éducation religieuse stricte, font de Yersin un être parfois difficile à déchiffrer. On comprend l’intérêt d’un écrivain comme Patrick Deville pour un tel personnage car non seulement il y a avec lui l’opportunité d’une formidable aventure scientifique et humaine mais en même temps une personnalité dont les « blancs » et les mystères favorisent l’imagination du romancier. En revanche, dans son film, Stéphane Kleeb s’est senti obligé de laisser des zones d’ombre en dessinant le portait de Yersin au plus près de la vérité.

« Alexandre Yersin venait d’un milieu modeste, très religieux. Son père est mort trois semaines avant sa naissance, et c’est donc sa mère qui a dû subvenir aux besoins de la famille. Elle a ouvert une pension pour jeunes filles, et pour Yersin, c’était l’horreur! En grandissant, il a eu de plus en plus de mal à supporter les ricanements continus des filles en pleine puberté. C’est pour cela que plus tard, on l’a entendu traiter les jeunes filles mais plus largement, toutes les femmes, de «guenons». Il aurait sans doute aimé avoir une relation avec une femme, mais il était bien trop timide pour faire le premier pas, si bien qu’il ne s’est finalement rien passé.


De façon générale, Yersin était timide. Il ne se sentait pas bien dans le «Grand monde», il détestait les réceptions. Il préférait être parmi les gens simples. Il a choisi de passer sa vie au milieu de pêcheurs pauvres, plutôt que de faire carrière dans la grande métropole parisienne, et le peuple vietnamien lui en sait gré. »

(réponse de Stéphane Kleeb à une question posée sur la personnalité de Yersin, 2 décembre 2015, http://www.auxartsetc.ch/ )

« La lecture des exploits de Livingstone alimente ses rêves de voyages ; il voit en ce héros emblématique de l’époque victorienne, un modèle : protestant, médecin, missionnaire, explorateur. Déjà s’affirme sa personnalité future, son besoin d’indépendance, son mépris du superflu, une ténacité… Pour surmonter une grande sensibilité et une grande timidité, il se forge un caractère énergique, volontaire. »

(Annick Perrot, Maxime Schwartz, Pasteur et ses lieutenants, Odile Jacob, 2013, p.115)

Photo de Yersin transmise par Annick Perrot

Photo de Yersin transmise par Annick Perrot

 

Le Musée Yersin de Nha Trang (Vietnam)

L’échange de nos deux invités avec l’auditoire a donné l’occasion à Annick Perrot de rappeler la collaboration de l’Institut Pasteur de Paris à la conception et la réalisation du Musée Yersin à Nha Trang (Vietnam), là où le savant a vécu l’essentiel de sa vie active (1895-1943) dans un blockhaus construit par le Résident supérieur situé en bord de mer dans un village de pêcheurs. Cette maison est détruite en 1975 mais le mobilier, les objets personnels et scientifiques, les archives sont rassemblés dans les pièces et la galerie entourant la bibliothèque de l’Institut Pasteur régional. Un nouveau Musée, construit et aménagé en 1997 juste à côté de l’Institut Pasteur de Nha Trang, regroupe les mêmes archives complétées par des fac-similés et autres archives provenant de l’Institut Pasteur de Paris. La vie de Yersin y est présentée en huit grands thèmes: l’enfance, les études, les explorations, la peste et la découverte du bacille pesteux, l’installation à Nha Trang et les Instituts Pasteur en Indochine, les élevages et les plantations, la curiosité scientifique, les honneurs. La pièce centrale du Musée rassemble les meubles de la chambre de Yersin avec la bibliothèque révélant un éclectisme et une curiosité remarquables[2]. Etant moi-même en visite dans ce Musée en janvier 2016 je peux témoigner du beau travail réalisé par les équipes vietnamienne et française. Je suis sorti ému de ce Musée en pensant au parcours incroyable d’Alexandre Yersin, un homme que m’ont fait mieux connaître Annick Perrot et Stéphane Kleeb. Qu’ils en soient mille fois remerciés pour cela !

Pour aller plus loin :

– Le film documentaire de Stéphane Kleeb Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger. Le DVD (ou le Bluray) peut être commandé sur le site de Stéphane Kleeb : www.vitascope.ch   ou directement par mail (stephanekleeb@bluewin.ch). Pour toute demande plus précise, s’adresser à Stéphane Kleeb Hegianwandweg 32, 8045 Zurich, Suisse

– Henri H. Mollaret, Jacqueline Brossolet, Yersin, un pasteurien en Indochine, Belin, 1993 (c’est la biographie de référence)

– Jacqueline Brossolet, Henri H. Mollaret, Pourquoi la peste ? Le race, la puce et le bubon, Collection Découvertes, Gallimard, 1996

Annick Perrot, Maxime Schwartz, Pasteur et ses lieutenants, Odile Jacob, 2013

– Patrick Deville, Peste & Choléra, Seuil, 2012

Daniel Oster, 31 octobre 2016

[1] Cette correspondance est connue grâce au professeur Henri Mollaret. Elle était entre les mains de la petite-nièce de Yersin, Yvonne Bastardot-Yersin, qui l’a donnée à Henri Mollaret en 1970, lequel a déposé les lettres aux archives de l’Institut Pasteur en 2006. Auparavant, les deux sources principales étaient les biographies de Henri Jacotot et Noël Bernard, sans compter les publications de Yersin. C’est donc Henri Mollaret et Jacqueline Brossollet qui ont été les premiers biographes de Yersin à produire et à s’appuyer sur cette formidable source, pour raconter, cerner au plus près la vie et la personnalité de Yersin. A leur suite, tous les autres biographes se sont inspirés de Mollaret/Brossollet, y compris Patrick Deville. Un grand merci à Annick Perrot qui nous a raconté les détails du sort de cette correspondance.

[2] Jacques-Henri Penseyres, médecin vétérinaire et professeur honoraire de l’Université de Berne, passionné par la vie et l’oeuvre du savant morgien, a passé des mois entiers pour classer et conserver les livres du Musée Yersin. Merci à Stéphane Kleeb de nous avoir signalé cette information.