Jacques Bethemont, géographe, un ami très cher vient de nous quitter. Il avait fourni aux Cafés Géographiques un texte mis en ligne le 6 mars 2006 avec le titre « La grive de Montboissier » http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/grive-montboissier.pdf . C’était, disait-il, sorti de ses « tiroirs », le récit d’une visite du château de Montboissier ou du moins de ce qu’il en reste, à la suite d’une relecture du Chateaubriand des Mémoires d’Outre-Tombe. Châteaubriand y avait vécu.

Avec « Les finisterres et les sutures du globe» Jacques Bethemont nous propose ici une réflexion géographique, sous la forme d’un récit de voyage aux Etats-Unis en 1989.Il publia, la même année avec Jean-Michel Breuil « Les Etats-Unis, une géographie régionale » (Masson 300p.), puis en 1991 chez le même éditeur « Les Etats-Unis, une géographie thématique ».

Finisterres et sutures du globe

Finisterre, mot ambigu puisqu’à la fin de la terre répond l’ouverture sur la mer, c’est-à-dire sur une multitude de routes. Sans doute en allait-il autrement lorsque la terre était plate et que la mer n’ouvrait que sur l’infini ou le vide. La fin de la terre coïncidait alors avec le bout du monde et cela laissait place à bien des spéculations dans l’Occident du Vieux Monde, surtout si ce finisterre était borné par une île au-delà de l’île. Au large de Mull, la petite île de Iona abrite encore les tombeaux des défunts rois celtes dont les âmes étaient parties vers le large. Dans l’Ouest de l’Irlande, parmi les moines de l’Abbaye de Ballinskelligs, de rares cénobites gagnaient plus au large l’île de Skellig pour méditer dans des cellules exposées aux grands vents et aux tempêtes. Sur la fine pointe de l’île, ils avaient même sculpté des sièges de pierre à l’aplomb de la falaise. Quel était leur vertige ? Faisaient-ils face à l’infini divin ou au néant ?

Les finisterres et les îles au-delà des îles n’ont plus valeur d’absolu depuis que la terre est ronde et que nous la parcourons en tous sens. Au mieux, ce furent en leur temps des lieux d’embarquement pour les aventures de Colomb et de Magellan. Aujourd’hui, le monde est désenchanté et seuls, d’après Margaret Mead, quelques Papous pensent encore que l’au-delà de la ligne d’horizon coïncide avec la demeure des défunts. Pourtant, l’idée de rupture entre deux types d’espaces aussi différents que le sont la terre et la mer subsiste dans le tréfonds de notre imaginaire et nous cherchons de façon plus ou moins consciente ces ruptures. Recherche souvent décevante: sur la carte, l’Oural figure assez bien la limite entre l’Europe et l’Asie, mais dans les faits, on passe de l’un à l’autre continent sans percevoir la moindre rupture, de sorte que la limite reste d’ordre administratif ; même constat au niveau du Tian Shan fait de vastes blocs séparés par des passages faciles qui furent autant de routes d’invasion ou de routes de la soie.

J’ai pourtant vécu sans l’avoir prévu, une de ces ruptures ou plus exactement sutures entre deux espaces contigus mais si radicalement différents que reste encore l’impression d’avoir passé une frontière entre deux mondes.

Juillet 89. Nous faisons une grande boucle de Dallas à Dallas en passant par le Kansas, l’Oklahoma et sa Panhandle, Santa Fe, Albuquerque et El Paso. Un itinéraire suggéré pour partie par la lecture de Cimarron County de Donald Worster, le meilleur ouvrage géographique sur le Dust Bowl. Lente montée vers l’Ouest sur la route 160,sous une pluie battante, coupée par des séquences de grêle. Au loin des trombes. A perte de vue des champs de blé, avec de rares petites villes comme Wellington (Ks) où les magasins de la Main Street datent des premières années du siècle mais où l’on brade du matériel de forage pétrolier au sortir de la ville.De temps à autre, des bouquets d’arbres signalant des cimetières, seuls témoins de villages disparus dans les années du Dust Bowl. Du blé, du blé, des moissonneuses qui remontent vers l’Ouest, des voies ferrées désertes qui mènent vers des silos, tous semblables, deux modules reliés par une conduite de ventilation aux allures de gable, de sorte qu’entre les traînées de pluie qui brouillent la vision, on dirait des sortes de cathédrales de Chartres dans une version misérabiliste. A Meade, on peut visiter la maison et la cachette des Frères Dalton. Il fait froid et la solitude est d’autant plus poignante que s’impose le souvenir des Oakies, Kansies et autres fermiers chassés de ce triste pays.

Boise, en fin d’étape, tout à l’extrémité de la Panhandle. Une ville ? En fait, une rue unique sur la route 64, avec des amorces de rues transversales qui ne mènent nulle part. Pourtant, le City Hall impressionne par ses dimensions, son architecture circulaire et ses quatre portes indiquant respectivement et en lettres gravées dans la pierre par de hardis pionniers, les directions de Chicago, Washington, New Orleans et San Francisco. Boise, chef-lieu du Cimarron County témoigne de grandes ambitions non accomplies, entraînées dans la catastrophe du Dust Bowl qui fut particulièrement sévère dans ce bout du monde. La ville est dotée d’un unique motel rustique et d’un unique restaurant chinois assez mal éclairé pour qu’on ne puisse pas examiner de trop près le contenu des assiettes. C’est pourtant dans ce cadre plutôt sordide, la fatigue aidant, que j’ai subi une sorte d’envoûtement. A l’autre extrémité de la salle, quatre teamsters(camionneurs) dans une obscurité presque totale. L’un raconte et les trois autres écoutent, avec de temps à autres de petits grommellements d’approbation. Et le conteur dit à mi-voix je ne sais quoi, sur un rythme continu, lent, monotone, exactement comme ce vieux que j’ai entendu de nuit, sans le comprendre, sous l’arbre aux palabres de Barobé dans l’Ile à Morphil. Et comme je sombre dans un demi-sommeil, la magie du verbe fait que le Kansas et le Sénégal finissent par se mêler, que le temps n’existe plus et que cette voix pourrait être de n’importe quand, n’importe où.

Le lendemain, en route vers Taos via la Black Mesa, vague colline volcanique avec un bon herbage, qui accuse 4973 pieds d’altitude. Dans les années trente, elle abrita les éleveurs de bétail, alors gent misérable et méprisée par les agriculteurs mais qui perduraau cours des années difficiles. Il pleut toujours, il fait froid et l’herbe est trop verte pour un mois de juillet. Soudain, au premier tournant, sans transition, un cactus prend le relais de l’herbe. Dans la descente vers Taos, plus de pluie, un soleil brillant contrastant avec la brume de pluie qui s’arrête à quelques mètres. En passant de l’Oklahoma au New Mexico, nous avons changé. Changé d’Etat, changé de milieu, changé d’atmosphère ?

Ce n’est pas tant ce changement à vue qui m’a surpris, que l’évocation de Boise, perdue aux portes d’un autre monde. Boise comme un finisterre, le premier cactus comme une rupture et la Black Mesa comme une suture du globe. Un sentiment de dépaysement très fort, qui ira en s’accentuant vers Taos : d’un côté le souvenir des fermiers réduits à la misère et à l’abandon de leurs terres ; de l’autre, le Pueblo, le souvenir de D.H. Lawrence et de Georgia O’Keefe rêvant l’un et l’autre d’un monde de quiétude et de beauté. Peut-être la force de cette impression et le souvenir fort que j’en garde, tiennent-ils pour partie à la violence du contraste et pour partie à ce lent conditionnement qui passait par la montée vers un Ouest dur, désert, pluvieux et froid, le vide laissé par le Dust Bowl, la soirée fantomatique dans une ville non moins fantomatique.

J’ai retrouvé dans l’Ouest des Etats-Unis, cette même sensation de basculement d’un monde dans un autre, soit en Californie au niveau de la Donner Pass, soit en passant du plateau sec de Bend à la luxuriance de la Forêt Nationale de Willamette. Je l’ai retrouvé aussi au Pérou en passant de Cuzco à la vallée de l’Urubamba.

Mais sensation n’est pas forcément émotion et c’est en géographe soucieux d’objectivité que j’ai vécu ces moments. Il existe sans doute d’autres sutures du monde en dehors des Amériques, comme la passe de Peshawar ou la retombée du Taurus sur la plaine de Diyarbakir mais sans doute ne les verrai-je jamais.

Jacques Béthemont, juillet 1990

Ce court texte, extrait des « tiroirs » de l’auteur,  aborde ce que Bethemont appelle « les sutures » de notre planète.

Suture est un terme employé ici par métaphore : la suture est la réunion de deux parties précédemment séparées. Suture vient du verbe latin suere, qui signifie coudre. C’est à la fois une action, celle de réunir deux parties contiguës. On parle en chirurgie de points de suture. Mais c’est aussi le résultat de cette action, c’est-à-dire en anatomie la boursouflure des lèvres d’une plaie.

La recherche des traces de coupures anciennes sur la surface de la terre est une préoccupation commune à beaucoup de géographes. L’analyse des paysages y conduit bien souvent. Mais cette quête n’est pas une exclusivité de la géographie.

Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques, évoque ainsi ses pérégrinations de jeunesse en Languedoc à la recherche de l’affleurement d’une couche géologique:

« Que le miracle se produise comme il arrive parfois, que, de part et d’autre de la secrète fêlure surgissent côte à côte deux vertes plantes d’espèces différentes, dont chacunea choisi le sol le plus propice, et qu’au même moment se devinent dans la roche deux ammonites dont les circonvolutions inégalement compliquées attestent à leur manière un écart de quelques dizaines de millénaires : soudain l’espace et le temps se confondent… Je me sens baigné par une intelligibilité plus dense, au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent, et parlent des langages enfin réconciliés. » (ouvr. cit. p. 61).

Les vastes étendues entre Dallas et les Rocheuses offrent à Jacques Bethemont des surprises d’un autre ordre. Ici, la suture, décelée dans la Panhandle, ou queue de poêle de l’Etat d’Oklahoma (voir la forme de la carte), vient d’un choc qui interrompt la monotonie de la traversée des Grandes Plaines : on a subi pendant des jours la succession des champs de céréales ou de coton, des petites villes ouvertes à tous les vents, des stations-service et des cinémas en plein air. On est en quête de contrastes cachés ou d’oppositions subtiles ? Voici qu’apparaît le premier cactus et que les orages cessent. On peut convoquer la géographie physique. Cependant le recours à l’histoire fournit une autre clé. Non pas celle que racontent les témoignages archéologiques, mais celle des épisodes douloureux des XIXe et  XXe siècles : la conquête des terre indiennes, le Dust Bowl et la crise des années trente. Dans cette recherche et cette découverte les références aux lectures ont une part majeure : on voit ce qu’on a lu dans les livres. L’étape de Boise City est tout autant une coupure dans le paysage qu’une halte littéraire dans les fatigues du voyage, au rythme des bières éclusées dans un bar miteux, lieu propice à la méditation géographique.

Michel Sivignon le 27 avril 2017.