Le dessin du géographe n° 40 – septembre 2013

Fig.3 : Vue de la Albufera de Valencia …par Anton van der Wyngaerde, 1563. Détail de la figure 1: la Albufera et le cordon littoral de la Dehesa (« devega »)

Fig.1 : Vue de la Albufera de Valencia et de la côte entre Peñiscola (au nord) et le Montgó (au sud) prise depuis la mer en perspective cylindrique:, par Anton van der Wyngaerde, 1563.
Source : Wikimedia commons

C’est un curieux dessin aquarellé que je vous propose d’étudier ce mois-ci :
Il représente la lagune de la Albufera, au sud de la ville de Valencia en Espagne, et a été dessiné par un peintre hollandais, Anton van der Wyngaerde en 1563. Ce n’est donc pas un dessin de géographe, mais il intéresse le géographe pour sa place dans l’histoire du dessin de paysage et du croquis panoramique. Il a d’ailleurs intéressé un historien des Etats-Unis d’Amérique,  Richard Kagan dans son ouvrage sur « Villes du siècle d’or : les vues espagnoles d’Anton van der Wyngaerde » (Kagan, 1986), et surtout Vicenç Rosselló et ses collègues géographes valenciens dans leur étude minutieuse sur « Les vues valenciennes d’Anton van der Wyngaerde » (Rosselló et al., 1990).

D’abord parce que Wyngaerde, à la suite d’une commande de Philippe II empereur, a dessiné les villes de son royaume en vues aériennes obliques ou panoramiques, et créé ainsi le premier atlas des vues de villes européennes en utilisant des méthodes de dessin perspectif qui faisaient appel à la vue directe et/ou à la transposition en vues aériennes obliques à partir de cartes, de plans et de croquis de terrain.

Ensuite parce que les notations géographiques qu’il a incluses dans ses dessins en font des outils documentaires inégalés, pour la seconde moitié du 16e siècle, des formes d’occupation du sol et d’organisation de l’espace urbain et périurbain des villes européennes, espagnoles en particulier.

Enfin parce que, dans le cas de ce dessin, l’auteur a utilisé une perspective curviligne (ou sphérique) à partir d’un point de vue totalement virtuel, et tellement outrepassée qu’elle donne de la réalité topographique une image assez étonnante : si on fait abstraction des arrière-plans, la lagune et les zones de végétation qui l’entourent prennent à première vue la forme d’un lagon et de l’anneau sablonneux et corallien, forme sous laquelle se présentent certaines îles de l’océan Pacifique !

En fait, la portion du littoral du golfe de Valence représenté ici, de Peñiscola au nord au Montgó au sud (fig.1), présente une côte quasi rectiligne. Sa légère courbure ouverte vers l’Est devient à l’inverse chez Wyngaerde un bombement énorme dans le même sens, à l’intérieur duquel il a logé l’image détaillée de la Albufera (lagune) et de sa marjal (anciens marécages cultivés). Deux faits expliquent cette curiosité panoramique :

– le choix du point de vue par le peintre : une vue à vol d’oiseau depuis un point situé à la hauteur de plusieurs centaines de mètres et à un km environ du rivage à la latitude du Saler. Comme pour d’autres dessins des villes en plaine, Wyngaerde s’est révélé capable de transposer des plans de villes et des croquis de terrain en vues obliques aériennes, selon des procédés géométriques qui ressemblent à ceux utilisés plus tard pour construire des croquis panoramiques ou des blocs diagrammes à partir des cartes topographiques.

– le choix du mode de perspective : la perspective curviligne, née à la Renaissance en Italie, transforme la ligne de terre du dessin panoramique en une courbe redressée vers deux points de fuite, de chaque côté du croquis.

L’observateur dessine ce qu’il voit en tournant sur lui-même, donc en déplaçant de façon continue son axe de visée (axe optique) d’un côté à l’autre de son angle de vue (qui peut être énorme, atteindre et même dépasser 180°) : comme le ferait aujourd’hui un cameraman avec son appareil (ciné ou télé) dans un plan panoramique circulaire. Mais Wyngaerde ne se trouvait pas dans les mêmes conditions que l’opérateur moderne puisqu’il a reconstitué, à partir de ses cheminements sur le terrain, de ses croquis et des cartes et plans dont il disposait à son époque, une image virtuelle qui intègre trois directions cardinales de vue sur le plan du papier : le sud à gauche (le Montgó), l’ouest au centre (El Saler) et le nord à droite (Peñiscola). Pour qu’une longueur de côte aussi importante ( 180 km environ) cadre dans sa feuille, il a dû procéder à une réduction importante de l’angle de vue : il passe de plus de 220° dans la réalité à 122° sur le croquis. Cette réduction de près de moitié de l’angle du réel au papier peut expliquer l’imprécision de l’orientation indiquée par le cercle des points cardinaux sur le croquis : le Levant y indique la direction de Peñiscola (alors qu’il s’agit du NNE), le Septentrion celle de Valencia (en fait NO), et le Midi et le Ponant sont projetés vers le large.

Enfin il a dessiné de ce fait une vue étonnante de  la Albufera de Valencia, qui se trouve ainsi au premier plan de ce dessin, au sud de la ville de Valencia (à droite sur le dessin). Les détails documentaires y foisonnent, avec une grande précision, largement exploitée par les collègues valenciens (Rosselló et al., 1990) :

– le cordon littoral est couvert de dunes sableuses occupées par une « devega » (dehesa = végétation arbustive et bois pâturés). Dans sa partie sud (donc à gauche du dessin) des salines apparaissent entre un ancien cordon et le cordon principal (fig.2) : le fait a été signalé par V. Rosselló Verger à l’appui d’une étude de l’évolution de la flèche littorale à l’origine de l’apparition de la lagune de la Albufera , l’ancien cordon avorté se survivant aujourd’hui dans la chaussée qui porte le village de El Palmar, alors que les salines ont depuis longtemps disparu (Rosselló, 1976) ;

– au centre de la composition, sur le plan d’eau de la lagune, se déroule une chasse aux oiseaux aquatiques (des canards sauvages certainement) à coup d’arquebuses depuis deux barques  (fig.3): la Albufera était propriété du roi d‘Espagne et seuls de hauts personnages pouvaient y pratiquer ce loisir. Sur la rive orientale de la lagune, le groupe de « barracas » (maisons valenciennes traditionnelles de la huerta et de la Albufera en pisé et toit de chaume) correspond à un petit village de pêcheurs dont il reste aujourd’hui le hameau d’El Saler : à l’écart d’un côté, un pécheur à la ligne sur une barque, de l’autre deux personnages qui semblent tirer sur d’autres anatidés posés sur le lac.

Fig.2 : Vue de la Albufera de Valencia… par Anton van der Wyngaerde, 1563. détail de la figure 1: le double cordon littoral de la lagune vers le sud (Cullera) et les salines de l’Albufera

Fig.2 : Vue de la Albufera de Valencia… par Anton van der Wyngaerde, 1563.
détail de la figure 1: le double cordon littoral de la lagune vers le sud (Cullera) et les salines de la Albufera

Fig.3 : Vue de la Albufera de Valencia …par Anton van der Wyngaerde, 1563.Détail de la figure 1: la Albufera et le cordon littoral de la Dehesa (« devega »)

Fig.3 : Vue de la Albufera de Valencia …par Anton van der Wyngaerde, 1563.
Détail de la figure 1: la Albufera et le cordon littoral de la Dehesa (« devega »)

D’après Jean Marc Besse, cette technique de vue oblique des villes allait connaître une grande fortune puisqu’il fallut attendre le 17e siècle pour que les premiers dessins depuis le ciel puissent être réalisés à partir de montgolfières.., et que ce n’est qu’avec l’avion que la photographie aérienne a conquis ses titres de noblesse. Mais incontestablement les vues aériennes de Anton van der Wyngaerde à Valencia et ailleurs peuvent être considérées comme l’œuvre d’un précurseur dans le dessin du géographe. Il a été un précurseur en mettant au point des techniques de dessin qui allaient servir pendant plusieurs siècles à produire des images panoramiques de la ville pour son analyse scientifique comme pour l’illustration des récits de voyage et des guides du tourisme naissant.

Sa curiosité quasi encyclopédique l’a amené à dessiner et à enregistrer d’autres formes d’activités humaines rencontrées au cours de ses voyages espagnols. C’est ainsi que dans l’album de ses dessins conservé au musée de Vienne se trouvent  deux planches (n° 33vo et 74) qui rendent compte de  l’organisation de la pêche au thon  et de son industrie aval sur la plage de Zahara de los Atunes (Province de Cadix), où se tenait une très importante madrague sur la côte atlantique de l’Espagne, à proximité immédiate du détroit de Gibraltar :  le dessin perspectif légendé décrit minutieusement le système de pêche et de conservation des thons dans le sel en vue de leur expédition vers les villes de l’intérieur : un vrai carnet de géographe sur le terrain (Kagan, 1986- ouvrage consultable à la bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris).

Sources :

On pourra voir ces images sur Wikimedia commons qui en présente un certain nombre avec une bonne définition et exempt de droits de reproduction .url : http://commons.wikimedia.org/

Bibliographie:

Besse J.-M. : Face au monde (atlas, jardins, géoramas), Desclée de Brouwer, arts et esthétique, Paris, 2003, 244 p.

Kagan, R. (dir.) (1986) Ciudades del Siglo de Oro: las vistas españolas de Anton Van der Wyngaerde, Madrid.

Rosselló i Verger, V. M. (1989) “Els Molins d´aigua de l´Horta de València”. Los Paisajes del Agua. Homenaje jubilar al profesor Antonio López Gómez. Universitat de València.

Rosselló i Verger V.,M.(1976) :  Evolution récente du cordon de la Albufera de Valencia et de ses environs, Méditerranée, 27,  p.19-30

Rosselló i Verger V.,M.  et al.,  (1990) Les Vistes valencianes d’Anthonie van den Wijngaerde, 1563. Generalitat Valenciana, Conselleria de Cultura, Educació i Ciència,  València .

 

Roland Courtot,
AMU, MMSH Aix en Provence
Juillet 2013