Troisième volume (1) d’une collection originale qui veut présenter une géographie subjective, faite plus de ressenti et d’émotion que d’analyse rationnelle, Arctique présente dix villes (2) telles que des universitaires et journalistes les ont perçues, lors d’une résidence plus ou moins longue.
Arctique ? oui mais Arctique européen (au sens politique), à l’exception de Mourmansk. Des villes arctiques ? oui, ce n’est pas un oxymore. Certes, Copenhague est située à une latitude tempérée, mais est considérée comme la porte d’entrée vers l’Arctique et Qassiarsuk, localité de 80 habitants dont la moitié vit dans des fermes isolées, peut difficilement prétendre au titre de « ville » même au Groenland. Mais les huit autres localités sont bien des villes de quelques milliers ou dizaines de milliers d’habitants ayant des fonctions diverses.
Une double question d’actualité incite à s’intéresser particulièrement à ces villes : le réchauffement climatique, plus rapide aux latitudes polaires, et le conflit ukrainien.
Le moindre gel des fjords et des lacs complique le problème des transports ; quads, motoneiges, traineaux… ne peuvent plus traverser rapidement les eaux gelées, obligeant parfois à de longs détours. A Longyearbyen (Spitzberg), l’instabilité des sols amène à se demander s’il ne faudrait pas déplacer certaines parties de la ville.
Ces dernières années, la mythique route maritime du Nord-Est a fait beaucoup rêver. Les porte-conteneurs pourraient rallier l’Asie de l’Est à Rotterdam en gagnant 40 % de temps en moyenne, naviguant le long des côtes arctiques dans des eaux libres de glace ou guidés par les solides brise-glaces russes. Et déjà Kirkenes (port norvégien de 7000 habitants) s’imaginait en nouveau Singapour d’autant plus que ses relations avec les Russes – la frontière n’est qu’à 7 km – étaient excellentes. Olivier Truc décrit longuement les relations chaleureuses qui unissaient Norvégiens et Russes de part et d’autre d’une « frontière pacifique » facilement franchie pour aller au marché ou rencontrer sa belle-famille. L’« Opération spéciale » du 24 février 2022 en Ukraine a balayé la confiance et le « rideau de fer » est retombé. Le Conseil de l’Arctique, fondé en 1996 pour promouvoir le développement durable dans toute la zone arctique, a suspendu ses activités depuis cette date (3).
En dehors de Mourmansk, toutes ces villes arctiques font preuve d’une belle prospérité comme en témoignent commerces, restaurants, services, loisirs. Les lieux de sociabilité sont nombreux où se rencontrent les autochtones, mais aussi de nombreux chercheurs et étudiants étrangers (à Tromsö), un habitant sur six est étudiant), des communautés venues d’Asie du Sud-Est et bien sûr touristes et aventuriers.
Pendant longtemps la pêche et la chasse arctiques ont été au cœur de l’économie locale. Elles occupent encore une place importante à Torshavn (îles Féroé, territoire autonome danois) dont 90% de la pêche est exporté. Partisans de ces activités traditionnelles et écologistes sont souvent en conflit. On pratique encore la chasse à la baleine en Norvège malgré le moratoire de 1982 et le grindadrap en vigueur aux Féroé (globicéphales et dauphins sont abattus au couteau sur les plages) rencontre la forte opposition des défenseurs des animaux.
L’exploitation minière, notamment celle du charbon, a aussi fait les beaux jours de certaines des villes arctiques. On assiste à la fermeture progressive des mines, actuellement retardée par la crise énergétique comme à Longyearbyen. En effet, depuis le traité de Paris de 1920, le Svalbard a un statut juridique particulier. L’archipel, administré par un gouverneur, est sous souveraineté norvégienne mais 40 pays signataires ont le droit d’en exploiter les ressources (seuls Russes et Norvégiens en ont profité).
Si les installations minières tendent à se patrimonialiser, c’est dans un objectif touristique. Le tourisme, voilà la nouvelle richesse de l’Arctique ! Beaucoup de fonds s’investissent dans des hôtels de luxe et l’organisation d’expéditions polaires. En 10 ans le tourisme a quadruplé à Reyjavik. Et si Tromsö est la capitale du tourisme d’aventures, Romanievi est la ville officielle du Père Noël. Les touristes arrivent en avion ou dans de gros bateaux de croisière. Cette activité économique avec l’artificialisation du milieu qu’elle provoque est-elle un bien ou un mal pour l’Arctique ? C’est un sujet de débat.
Ce qui séduit habitants comme touristes dans ces villes c’est leur paysage, mélange d’urbain et d’éléments naturels. A Reyjavik, on ressent la forte présence d ’« une mer, d’un bleu presque noir ». A Tromsö, la ville s’étale au milieu d’archipels et de fjords. Cette présence de la nature en ville est particulièrement développée dans l’article de Camille Girault sur Copenhague. Dans ce cas il s’agit d’une métropole qu’il parcourt longuement à la recherche des espaces « naturels », jardins botaniques, prairies… imbriqués dans le milieu urbain, ce qui constitue un des charmes de la ville.
On peut s’étonner de ne voir évoquer les Samis, premiers habitants de ces territoires, que dans le dernier article sur Rovaniemi, ville finlandaise, capitale de la Laponie. Il faut dire qu’il y a aujourd’hui plus de Samis à Helsinki que dans la zone arctique où ils siègent, à Inari, dans un Parlement qui a un pouvoir consultatif auprès du gouvernement finlandais. C’est entre les 15% de Samis qui sont restés éleveurs de rennes, et le reste de la population que naissent parfois des conflits. Ces conflits ont trait aux activités qui peuvent perturber le pâturage ou la migration des rennes, telles que l’implantation d’éoliennes ou le passage d’une ligne de chemin de fer. Respect d’ une culture traditionnelle et transition vers une économie durable s’avèrent alors difficilement compatibles. Mais la langue et la culture samies ont été revitalisées.
La question des Samis ne se pose pas en Laponie russe car ils en ont été pratiquement éradiqués. Et de Mourmansk, grande ville de 283 000 habitants, située sur la rive orientale de la baie de Kola, on peut dire le contraire de tout ce qui caractérise les neuf autres villes de l’ouvrage. Bien que reconstruite après la IIe GM, la ville est vétuste et ses immeubles anonymes caractéristiques de l’architecture soviétique des années 60, présentent des façades décrépies. Elle connait une chute démographique importante caractérisée surtout par l’exode des jeunes diplômés. Et les touristes sont bien peu nombreux.
Pourtant Mourmansk a connu un passé brillant à l’époque soviétique alors qu’elle jouait un rôle stratégique grâce à son port en eau profonde et libre de glace toute l’année. « Ville-héroïne » de la « Grande guerre patriotique », elle vit dans la nostalgie de son passé. Elle pouvait espérer un regain d’activité avec le développement de la route maritime du Nord-Est, mais la guerre en Ukraine a repoussé cet espoir pour un temps indéterminé.
Les villes arctiques que la nuit polaire et le froid intense semblent isoler du reste du monde, font bien partie de la mondialisation par leurs populations mélangées, le travail de leurs chercheurs et leur dépendance aux conflits internationaux.
Michèle Vignaux, Février 2023
Notes :
1. https://cafe-geo.net/de-la-baltique-a-la-mer-noire-atlantique/#more-13501
https://cafe-geo.net/atlantique/#more-13661
2. Qassiarsuk, Nuuk, Reyjavik, Torshavn, Copenhague, Tromsö, Longyearbyen, Mourmansk, Kirkenes, Ravaniemi
3. Le Conseil de l’Arctique comprend 8 Etats (Canada, Etats-Unis, Danemark, Norvège, Suède, Finlande, Russie, Islande) et les représentants autochtones, auxquels se joignent des Etats observateurs. Depuis 2013, son secrétariat siège à Tromsö.