Il faut changer d’échelle pour modifier son regard ou, plutôt, multiplier les échelles d’observation pour épuiser la connaissance et la compréhension d’un lieu. Un beau texte de Michel de Certeau rappelle la nécessité de descendre du gratte-ciel pour se mêler à la foule, d’abandonner la vision zénithale, la position d’Icare, pour se mêler aux promeneurs et (re)découvrir la ville à hauteur d’homme, avec ses micro-événements, ses petites bousculades. C’est à ce genre d’exercice de va-et-vient entre points de vue et entre échelles que nous convie Bird People, par une suite d’artifices permettant d’épuiser un lieu aux ramifications spatiales infinies, ce connecteur mondial qu’est l’aéroport de Roissy.
Repartir vers l’Est. Cinq semaines à travers le Mid-West, tour à tour glacial et balayé par le vent, avec en point de mire le Missouri, mais pour le franchir à l’envers, contre le sens de l’histoire. Fuir. Échapper à la Wilderness, devenue enfer, épreuve insoutenable, impasse à ciel ouvert, territoire de la diphtérie, de la famine, de la nature indomptée et pour toujours hostile. Tenter, dans un dernier face à face avec les éléments, de rallier la Civilisation, seul espoir de salut. In fine, opter pour le retour, la résignation, ultime aveu de faiblesse, d’impuissance : désolés mais non, impossible, on ne le fera pas, on rentre à la maison, conquérir l’Amérique rend trop fou, ou trop idiot, et puis l’Ouest, vraiment, ce n’est pas ce qu’on nous avait promis.
Geography of violence
Pourquoi Agatha vient-elle à Los Angeles? Où la conduit Jérôme, le chauffeur qui se rêve acteur ? Est-on parti pour un grand tour des lieux et des figures hollywoodiennes entre studios, villas, backstage, enfant acteur assez mûr pour la toxicomanie, actrice vieillies et aigries avant l’heure et gourou/coach ou David Cronenberg nous prépare-t-il un retour sur terre ? Le prix d’interprétation à Cannes attribué à Julian Moore n’est-il que le résultat d’un regard narcissique du monde du cinéma sur ses propres travers, sur sa performance ou nous dit-il quelque chose de la performance des acteurs dans notre bas monde, et de nos mondanités spatiales contemporaines ?
À force de modestie et de légèreté, on pourrait accuser Pierre Salvadori de proposer un cinéma drôle et divertissant mais inoffensif. Un cinéma n’ayant rien à dire sur la société et tirant sans relâche sur la corde du duo improbable. En quelque sorte, un cinéma à la Griffith[1], mettant en parallèle ou en présence des individus issus de milieux différents, pour profiter des potentialités comiques de ces associations tout en se gardant d’interroger les rapports de force et de domination, pas plus le destin collectif dont les individus sont porteurs, en lien avec leur bagage socioculturel.
Documentaire, France
Date de sortie: 23 avril 2014
Durée: 1h48
L’appel de l’eau réclame en quelque sorte un don total, un don intime. L’eau veut un habitant.
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, 1942.
En quête du bon gouvernement
Actions et acteurs
Comme dans l’histoire d’un ruisseau, La ligne de partage des eaux commence par une source pour nous mener à l’embouchure de la Loire. Entre temps, le film marque des étapes à thèmes. On marche avec des agents du Parc National observant les fluctuations de moules perlières dans une portion de cours d’eau, on arpente avec des habitants un terrain qu’ils destinent à bâtir durablement. Plus loin, on roule avec un paysagiste proposant une belle analyse de la physionomie changeante des bords de route en fonction de leur capacité à permettre la vitesse. Enfin, c’est avec le géographe Jean Renard que l’on traverse le périurbain nantais. On observe aussi de l’intérieur : une base logistique de Bridgestone, l’espace en attente d’une infrastructure magique (une zone d’activité de 500 hectares) en périphérie de Châteauroux, la réunion d’une commission locale de l’eau , une autre d’élus considérant la pertinence d’un redécoupage intercommunal intégrant la petite ville voisine… On dit souvent que le documentaire doit concentrer son propos, marquer à la culotte ses personnages, Dominique Marchais, comme dans son premier long Le Temps des Grâces (2009) fait le choix d’un certain éclatement et ce pour épouser l’échelle qui lui semble la plus pertinente pour son récit : le bassin versant.
(suite…)
Viva la Libertà (Roberto Andòn, Italie, 2013), L’Expérience Blocher (Jean-Stéphane Bron, France/Suisse, 2013).
Quel point commun entre Viva la Libertà, du romancier-désormais-cinéaste Roberto Andò, et L’expérience Blocher, du documentariste Jean-Stéphane Bron ? Entre la chronique imaginaire d’un technocrate gagné par l’incertitude, et le quotidien d’un tribun que jamais l’ombre d’un doute ne semble assaillir ? Entre le chef d’une social-démocratie qui n’en finit plus de voir ressurgir l’insubmersible – ou presque – Cavaliere, et le leader d’une extrême-droite voulant à toute force jouer le parti d’opposition alors qu’elle est depuis plusieurs années la première formation du pays ? Entre le dandy italien, amateur de cinéma, élégant, charmeur et discret, et l’homme d’affaires brassant les millions et les toiles de maîtres en accusant les étrangers de prendre le travail des ouvriers suisses et de menacer l’identité helvétique ? Un point commun, sans doute le seul : la voiture.
La cour de Babel, Julie Bertuccelli
France, 1h29, documentaire, sortie 12 mars 2014
Géographies citées
« Nous distinguerons donc la mondialisation réduite à l’unification économique par le marché (globalisation), d’un phénomène de beaucoup plus longue durée : l’humanisation et la civilisation de la Terre des hommes qui se poursuivent au point que Babel s’en trouve rachetée »
Denis Retaillé, Les Lieux de la Mondialisation, page 13
Only lovers left alive (Jim Jarmusch)
Durée : 2h03
Nationalités: Allemagne, Grande Bretagne, France, Chypre, Etats-Unis.
Adam et Eve sont deux amants qui traversent les siècles. Leur géographie amoureuse est perturbée par l’arrivée inopportune de la petite sœur d’Eve.
Détroit/Tanger : Ombres et décombres
Jim Jarmusch, avec Only lovers left alive confirme son goût des corps flottants avecune assez mordante et poétique étude de cas Détroit/ Tanger. De cet « Habiter en vampires des urbanités abimées », il y a de quoi apprendre : Jarmusch planque ses strangers dans les maisons abandonnées d’un Détroit spectral ou d’un coup de vol de nuit dans les tortueuses ruelles peuplées d’ombres de la kasbah de Tanger.
The lunchbox, film indien réalisé par Ritesh Badra, 2013, 1h42
Ila est une jeune femme délaissée par son mari, qui réside dans un appartement cossu du quartier Kandivali.
Sajaan est un fonctionnaire au bord de la retraite, qui partage son existence entre un vaste bureau collectif d’un quartier d’affaires de Mumbai et un modeste logis du quartier chrétien de Bandra. Au premier abord, rien ne prédispose ces deux personnages à la rencontre. Pourtant…
A la suite d’une – rarissime – inversion entre deux adresses, la Lunch Box[1] préparée par Ila, à l’intention de son époux, arrive sur la table de travail de Sajaan. Il s’ensuit une rencontre imprévisible entre deux individus que tout sépare.
La vie domestique (Isabelle Czajka)
France, Octobre 2013, 1h33
Desperate périurbain
« Domaine du grand parc », indiquent des lettres posées sur un panneau de bois, tandis que la voiture emprunte l’allée. Il ressemble étrangement à celui planté par le générique de la série télévisée américaine Weeds (1) à l’entrée d’« Agrestic », la gated community qui sert d’environnement aux deux premières saisons
Juliette et son mari rentrent d’un diner chez un voisin, chef d’une entreprise de photocopieuse et caricature de misogynie affable. Il a remis Juliette a sa place, celle d’une Desperate Housewife dont la seule ambition devrait être de s’ « occuper ».
Il fait nuit, la voiture progresse. On ne voit rien encore du cadre que le film va progressivement définir et indurer, celui d’un lotissement périurbain cossu, d’un espace social agissant comme une nasse sur notre captive volontaire à son corps défendant jouée par Emmanuelle Devos.