À force de modestie et de légèreté, on pourrait accuser Pierre Salvadori de proposer un cinéma drôle et divertissant mais inoffensif. Un cinéma n’ayant rien à dire sur la société et tirant sans relâche sur la corde du duo improbable. En quelque sorte, un cinéma à la Griffith[1], mettant en parallèle ou en présence des individus issus de milieux différents, pour profiter des potentialités comiques de ces associations tout en se gardant d’interroger les rapports de force et de domination, pas plus le destin collectif dont les individus sont porteurs, en lien avec leur bagage socioculturel.

Dans-la-cour_Affiche

Or, chez Salvadori, il y a bien confrontation et frictions corollaires : entre les jeunes fauché-e-s de Hors de prix et les vieux/vieilles riches qui se les envoient en échange de quelques paillettes ou, dans De Vrais mensonges, entre la coiffeuse ingénue assumant mal son ignorance et l’ambigu intello polyglotte, camouflé en artisan pour fuir sa propre intelligence. Dans la cour, huitième long-métrage du réalisateur, tourne autour d’une telle rencontre, dans un lieu fait pour ça, la cour intérieure d’un immeuble du 10ème arrondissement. Fait pour ça car on s’y croise, on s’y marche dessus, on y négocie, par le geste et la parole, l’us et l’abus des parties communes. Une interface entre les habitants de l’immeuble mais aussi entre eux et l’extérieur, dont la loge située à l’entrée constitue le nœud et le concierge la personnification. Au cœur de ce condensé d’urbanité, le nouveau concierge va se rendre utile comme il peut, traînant sa dépression et sa toxicomanie loin de la musique et de la scène, qu’il a désertées.

Ce que nous dit au passage le film, c’est que la coprésence, condition nécessaire mais pas suffisante, permet l’interaction : les habitants donnent le ton, décident ou non de s’adresser la parole comme de côtoyer le nouvel arrivant, que son métier assigne à un statut inévitablement subalterne. L’ancien espoir du football, qui passe son temps à se défoncer, le fait volontiers avec ce nouveau compagnon auquel il ouvre sa porte sans manière ; la retraitée déprimée se lie d’amitié avec lui ; le concierge lui-même ne peut se résigner à dénoncer le squatteur installé dans la remise. En somme, la coprésence permet des interactions qui constituent autant d’infimes mais nombreuses négations de la distance physique induite par la distance sociale.

Mais le personnage de l’architecte maniaque intervient pour rappeler tout le monde à l’ordre (social) et souligner que permettre l’interaction, ce n’est pas la créer. Merci de ne pas entreposer de vélos dans la cour, de ne pas laisser entrer les démarcheurs : on exige le calme et le silence, piliers du mode de vie bourgeois à la ville comme à la campagne. Et ce n’est pas parce qu’on vit dans un logement collectif au cœur d’une métropole qu’on est prêt à s’exposer à l’altérité et à être dérangé. Surtout quand on évite d’adresser ses doléances directement aux voisins, faisant alors du concierge non plus un outil de rapprochement mais, au contraire, une courroie de transmission permettant d’éviter le contact.

L’agencement spatial de la cour a besoin, pour que s’expriment ses potentialités, que les acteurs sociaux en fassent autre chose qu’un point de passage anonyme ; qu’ils fassent de son personnage emblématique, le concierge, autre chose qu’un employé chargé de la propreté et de l’application des règles édictées par la copropriété  – la quasi-disparition des concierges parisiens règle d’ailleurs le problème. Dans la cour nous rappelle ainsi que l’urbanité est une virtualité, qui nécessite une actualisation par des actes : un lieu devient ce qui le définit parce que les acteurs sociaux décident de s’emparer des prises qu’il recèle et cette interaction entre le contenant et le contenu fait le lieu.

Dans l’un des quartiers emblématiques de la gentrification parisienne, ce sont les arbitrages des nouveaux arrivants qui donnent le ton, selon qu’ils choisissent de se frotter au milieu ou de se calfeutrer derrière les portes de leurs immeubles et de leurs appartements tout en tirant profit des aménités du centre-ville.

Compte rendu : Manouk Borzakian (Laboratoire Chôros, EPFL-Lausanne)

 

[1] Pour la critique de Griffith et, en particulier, de l’usage du montage alterné que moyen de neutraliser la question des rapports de classes, voir Deleuze, G., Cinéma 1, Paris : Minuit, p. 50.