Stéphane GHIOTTI, Chercheur CNRS en géographie (Art-Dev, Université Paul Valéry Montpellier)
Café-géo de Montpellier du mardi 07 octobre 2014

* Qu’est-ce que l’eau?
Une divinité ? Une simple équation ?Une composante physico chimique ?Une force hydraulique ?Un élément qui tisse des liens entre les sociétés et les hommes ?

Au milieu du XIXème siècle, vision qui va réduire l’eau à sa composante physico chimique HO2==> eau moderne, et dans toutes ses fonctions (le transport, le refroidissement, l’eau potable) une eau qui est mesurable, objectivable, a-territoriale , a-historique.

L’eau est un objet hybride, à la fois une matérialité, mais aussi construction sociale autour de cette matérialité ; les usages, les modes de gestion relèvent de ces matérialités, de notre compréhension de celles-ci (connaissance de la ressource et du cycle de l’eau) ; elle est appropriée, elle est gérée, variant dans le temps et l’espace : elle ne se réduit pas à sa seule composition chimique, elle est facteur de lien entre sociétés et les hommes.

Au XIXème siècle, on apprend à lire le monde en parcourant les pages des abécédaires géographiques : nous allons utiliser ce procédé pour comprendre le fonctionnement et les enjeux des territoires de l’eau.

– Aménagement = un des éléments pour comprendre quelle a été l’utilisation de l’eau. Eau utilisée depuis très longtemps, élément aussi fortement anthropisé (difficile de parler de ressource naturelle), comme fluide et pour l’épuration.==> focalisation sur certains de ces pouvoirs (support pour navigation, irrigation, adduction d’eau). Volonté de maîtriser la nature, depuis les Romains, et surtout le milieu du XIXème siècle. Nécessité de lutter contre cette mauvaise nature qui ne fournissait pas en temps et en heure l’eau : eau utile et eau inutile. Cours d’eau aménagés, chenalisés, transformés en escaliers hydrauliques et destinés à des usages particuliers en lien avec les besoins des sociétés et leur niveau de développement.Le Rhône et ses barrages fournit de l’hydroélectricité, et permet la circulation des péniches (Lac Leman jusqu’à la Méditerranée). Age d’or de la construction des barrages : années 1960-1970 ; ce modèle s’est propagé (Chine, Espagne, USA). Politiques publiques développées au début des années 1930 et le Modèle de la TVA (Tennessee Valley Authority) ==> gestion globale et totale des bassins versants (aucune goutte ne devait se perdre dans la mer, toute l’eau devait être mobilisée) ; mobilisation des ressources, transfert entre bassins versants, sensés apporter développement et démocratisation.

– Bassin = le bassin versant est le cadre de référence de gestion de l’eau dans beaucoup de pays surtout depuis les années quatre-vingt-dix : le bassin-versant est à la fois un cadre d’analyse et un objet géographique dont on peut analyser les modalités de sa mobilisation par les différents acteurs et de son ancrage territorial.
« J’existe donc je découpe » (Roger Brunet) : le découpage induit un espace géré, appropriéet implique une intentionnalité, un but pour la gestion des ressources en eau.
Première trace d’une carte décrivant le système hydraulique français milieu du XVIIème siècle par Nicolas Sanson, Géographe du roi : découper le royaume de France en bassins versants==> fin des huit guerres de religion du XVIème siècle (morts, famines), nécessité de mobiliser les ressources du royaume,et les connaître devient un enjeu politique et économique majeur==>avec la cartographie, les géographes sont au cœur des aménagements des ressources. Il s’agit de revivifier le royaume (remettre en ordre le naturel pour remettre en ordre le social). Interrelation entre mise en valeur des ressources et développement économique du pays.
Connaître les ressources a une fonction militaire==> faire passer les troupes, connaître les fleuves et les marais ; D’un point de vue économique, on octroie des droits (bateliers, moulins : la rentrée d’argent permet de créer une administration). Les fleuves deviennent des axes de transport.
Deuxième carte importante, celle de Philippe Buache, Géographe du roi (1700-1773) : découpe le territoire en 13 bassins ==> l’édiction des cartes permet de connaître la surface de la France et du globe. Fondement de la discipline géographique : s’intéresser aux montagnes pour comprendre la répartition des éléments naturels dont les lignes de partage des eaux des rivières et cours d’eau (Grande horloge céleste qu’est la Terre).Cette carte va perdurer pendant la grande révolution industrielle et jusqu’à la fin du XIXème siècle : les cours d’eau servent pour la navigation, le transport de marchandises.
Avec la révolution industrielle, la connaissance de ces ressources passe prossivement des géographes du Roi aux différentscorps des ingénieurs (les Mines, les Ponts et Chaussés, les Eaux et Forêts).Cette gestion par bassin initiée par Thomé de Gamond au milieu XIXème siècle préfigurera le modèle des agences de l’eau un siècle avant leur consécration avec la loi sur l’eau de 1964. Même esprit que celui du XIXème siècle : lutter contre le déséquilibre dans le temps et l’espace, donc dominer cette nature pour vivifierle territoire. Puisque que pas une goutte ne doit se perdre, il faut connaitre parfaitement les volumes qui transitent par ces bassins : on opère une comptabilité des volumes d’eau puis on évalue le nombre de barrages, d’écluses, de canaux pour chaque bassin versant pour parvenir au degré de développement souhaité. Il est établi des fiches par bassins recensant les dépenses, les recettes, et les coûts d’équipement. Savoir tout ce qui tombe et savoir ce qui en sort pour allouer les quantités d’eau aux usagers.

Les premiers à s’être intéressés au bassin versant sont les cartographes. Avec les ingénieurs, on quitte le domaine de la géographie pour celui de l’hydrologie. Depuis sa création, le bassin-versant est perçu et utilisé dans une perspective de gestion administrative, ce qui change avec le XIXème siècle => les courants régionalistes par exemple vont mobiliser ce territoire pours’opposer au centralisme de l’État quant à la gestion de l’eau, l’État s’appuyant sur le territoire administratif des préfectures. Au découpage en département, le découpage en bassin versant, vu comme moyen de se dégager de l’emprise administratif et la maîtrise de l’expertise, pour gérer au mieux ces ressources au niveau local (ex : Compagnie Nationale du Rhône). Basculement scientifique et socio-politique ==>le bassin versant rentre dans le champ politique en étant utilisé par les courants décentralisateurs au sens large.
En 1964, nouveau système de gestion par découpage en bassin hydrographique. Les six agences de bassin se placent au cœur du système de gestion de l’eau en la finançant grâce au principe pollueur-payeur : l’argent des redevances est reversé et ces dernières financent des projets (interconnexions d’eau potable). C’est la première forme de décentralisation qui intervient près de vingt ans avant les lois la mettant en place.
Avant 1964, le contrôle de l’expertise sur l’eau revient au préfet de département. Après 1964, elle se concentre essentiellement à l’échelle des bassins où l’État conserve un rôle important. Thomé de Gamond avait fixé cinq bassins versants, qui correspondent aux cinq grands fleuves français. En 1964 on instaure six bassin-versants : pourquoi ce découpage ? La raison est pour partie politique : partage du pouvoir d’expertise pour que chacun des trois grands corps d’Etat d’ingénieurs prennent la direction des agences de l’eau. On a donc la constitution d’un territoire administratif, hydrographique, économique et politique.Reprise du découpage à l’échelle européenne (Directive cadre européenne sur l’eau), avec l’objectif d’atteindre le bon état écologique de l’eau en 2015. Donc une gestion intégrée par bassin-versant qui s’applique en Europe et s’internationalise.

– Local = c’est également à l’échelle locale qu’il faut résoudre les problématiques de gestion de l’eau (répartition de l’eau agricole pour l’irrigation, d’alimentation eau potable, d’épuration des eaux, de pollutions diffuses, de crues et inondations, etc.).
La gestion locale de l’eau potable en France renvoie à deux problématiques : celle du prix de l’eau et celle de son mode de gestion.Plus de 36 000 communes en France==> 14 000 services de gestion de l’eau potable. Si l’on veut mettre en valeur l’eau en quantité et en qualité, cela implique des conséquences sur la facture d’eau (aucun maire n’a envie de la voir grimper). Les communes gèrent en régie, ou délèguent à des opérateurs privés.

Avec le découpage en bassin versant, on partage l’eau entre différents usages et on essaye de maintenir constante cette alimentation.Par exemple dans le bassin de l’Hérault : développement de la périurbanisation, du tourisme, des cultures sous serre … et suivant les saisons, on n’a pas la même pression sur la ressource en fonction des usages. On appelle réallocation le passage d’un volume d’eau d’un secteur d’activité vers un autre.

Politiques locales en France : les contrats de rivière (1981) et les SAGE (1992) négociés entre élus, usagers et collectivités, à l’échelle des sous bassins-versants. Mise en œuvre difficile de ces politiques des SAGE, car en corrélation avec les élections municipales et cantonales : nécessitent une phase de sociabilisation et de rediscussion des priorités à l’échelle locale.

– Gouvernance = Gérer les milieux, c’est connaître leur matérialité (connaissance scientifique). Avant, les zones humides étaient drainées, car associées à ces eaux donnant le paludisme. Aujourd’hui, elles sont remises en eau ou protégées en redevenant des espaces emblématiques, des havres de biodiversité.On passe de pratiques artificialisantes à une revalorisation écologique.
Exemple de la Camargue: coexistence de deux systèmes, un système fluvio-lacustre (peu de sel ==> riziculture, pêche, chasse et pâture des animaux), et un laguno-marine (salé) qui permet de jouer sur les quantités et qualités d’eau sur trois stades (douce, salée, saumâtre). A l’échelle du système deltaïque, différents outils de gestion : EPTB, SAGE, contrat de rivière, Parc national : découpage de cette gestion de l’eau avec des usagers différents.Zones humides dans son contexte local cette fois : l’étang du Scamandre géré par des usagers différents avec des objectifs de qualité et de quantité différents (les sagneurs veulent certaines quantités d’eau alors que les chasseurs ne le souhaitent pas forcément pour la chasse)

Le système de gestion entre acteurs va entrer dans un système de gestion politique : différentes échelles et acteurs. Ce système de gestion de l’eau s’articule autour du territoire du problème, du territoire de gestion de l’eau (zone humide, bassin versant) et du territoire de la décision : le système de gouvernance doit faire face à des usages et usagers, et à un système politico-administratif dans lequel les jeux de pouvoir s’entremêlent et se rencontrent.

– Echelle = on parle de crise, de guerre de l’eau, de manque, mais il faut introduire la notion d’échelle pour analyser ces phénomènes, relatifs. La question des échelles est importante car la ressource disponible est irrégulière dans le temps et l’espace, mais on réfléchit en termes de moyennes annuelles (Espagne : le nb moyen de m3 / an / hab est de 2 500 m3, mais si l’on considère des échelles plus fines cela varie). Dans les grands débats sur la question de manque d’eau, il faut éclairer les usages, le type de ressource, par rapport à des besoins, et il faut définir une échelle pour parler des quantités disponibles et utilisées : recontextualiser.

– Système = on connait le cycle de l’eau, mais il y a une autre façon de voir la gestion de l’eau dans une approche systémique : c’est le système des redevances et la circulation de l’argent entre catégories de gestionnaires et d’usagers (pouvoir, argent et informations). Les choses sont interconnectées (réseaux), en système. Les circulations d’eau, de pouvoir et d’argent, ont des traductions spatiales. Volonté de l’Agglomération (maintenant Métropole) de Montpellier de faire retourner le service d’eau potable en régie pour homogénéiser le prix de l’eau sur les 31 communes de l’agglomération. La gestion de l’eau (qui vient des sources du Lez, eau karstique de qualité) interroge les relations entre de l’arrière-pays et la toute nouvelle métropole. Ses représentants siègent au sein des syndicats de gestion de l’eau, et les élus qui composeront à terme les syndicats seront majoritairement issus de la Métropole. La logique métropolitaine s’ancre dans les territoires et influe sur leurs dynamiques.

Conclusion :
L’eau oscille entre quatre polarités : nature, science, espace et société. Les ressources en eau ne sont pas des données. Une fois passée par le filtre social, la source devient ressource, et peut être mise en gestion par la société. Les priorités ont oscillé dans le temps. Cela débouche sur les interrogations suivantes : Qu’est ce que la nature/le cours d’eau/l’eau ? A quoi doit-elle/il servir ?Comment doit-elle/il être géré-e ? A quelle échelle ? Avec quels acteurs ? Et quels financements ?
Un processus politique encadre la gestion de l’eau : l’européanisation (entre 80 et 85% des lois françaises sont issues des directives de l’UE). La DCE (Directive Cadre Européenne) a un impact règlementaire mais aussifinancier. Les questions de décentralisation, de régionalisation, de répartition des pouvoirs, sont centrales. La gestion de l’eau n’est pas neutre : c’est la question de la répartition sociale et spatiale des coûts et des bénéfices.

La gestion exprime la nécessité de réguler deux tensions : aménagement et protection de la ressource. Processus tensionnel sans cesse entrain de se construire. La gestion est un processus intentionnel : intention d’un groupe social sur un élément naturel pour participer à sa protection, sa valorisation, et intégrer le fonctionnement de cette ressource.