Festival international de géographie,
6 octobre 2018
Ce Café, animé par Michèle Vignaux, porte un titre qu’elle juge intrigant. Mais les préoccupations européennes de l’intervenant, Jacques Lévy, sont bien connues : deux ouvrages portant sur l’Europe, en 1997 et en 2013, et une revendication constante de sa « nationalité européenne », font de lui un conférencier de confiance pour les nombreux convives chargés de questions.
Lévy prend la parole et lance une première idée pour lancer le débat. Autrefois l’Europe ennuyait beaucoup, et à Saint-Dié on n’en parlait pas, comme d’un tabou. Depuis 2005, petite passion pour les sujets européens a émergé : des passions politiques, « bonnes pour l’Europe », dit-il. C’est la fin d’un cycle où les gens favorables à la construction européenne pensaient qu’il ne fallait pas trop en parler, que les choses se feraient tranquillement, dans l’indifférence générale, avec un vocabulaire incompréhensible, et qu’un jour on se réveillerait en Europe sans le savoir. Si ce système a marché un temps, les citoyens se sont aperçus que c’était important, surtout les réticents vis-à-vis des décisions prises. Ce qui s’est passé à Saint-Dié – prises de conscience, mise du sujet sur le tapis – n’est qu’un microcosme.
Puis Jacques Lévy raconte l’histoire d’un paradoxe : celui du Brexit. La question de l’Irlande du Nord reste non résolue dans les négociations entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne, les accords de 1998 (Good Friday) ayant aboli la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. Elle serait rétablie dans le cas où le Brexit adviendrait… ce que l’Irlande du Nord refuse, pour des raisons pratiques et symboliques, en mémoire de la « violence sale » des années 1980-1990. Indépendamment des rapports interétatiques, l’Europe se construit ; ce ne sont pas là des histoires d’Etats, mais d’Europe, ou plutôt de rapport à l’Europe. « Parce que c’est un même peuple que le peuple irlandais ! » rétorque quelqu’un dans la salle. C’est plus que cela : l’idée de vivre en paix, de disposer d’un espace commun, fait son chemin. Exemple : l’Irlande a obtenu son indépendance en 1921. Le Royaume-Uni a gardé l’Ulster (l’Irlande du Nord), région la plus développée du royaume. Or l’Irlande est devenue un des pays les plus riches de l’UE, alors que l’Ulster est la partie la plus pauvre du Royaume-Uni ; Dublin est devenu leur centre économico-culturel, alors que Belfast a décliné. Cela montre bien que la construction d’une société européenne s’effectue indépendamment des constructions étatiques nationales ou supranationales.
Les questions s’enchaînent : « L’Ecosse pose le même problème, sauf qu’elle est rattachée depuis bien plus longtemps au Royaume-Uni ». Ce n’est pas une raison, répond Lévy : la construction européenne est au contraire, pour ces régions n’adhérant pas ou à certaines conditions au sentiment national porté par l’Etat, une bonne occasion pour instaurer des marges de manœuvre qu’ils n’ont jamais eues auparavant. A titre d’exemple, la Bretagne n’a jamais voté contre l’Europe.
Le prochain débat, plus houleux, part également d’une question du public : « Y-a-t-il, en la matière, une revanche de la géographie sur l’histoire ? » ; « Dans quel sens ? », répond-il. « Et bien ces phénomènes sont liés à des phénomènes plus géographiques qu’historiques. Ils dépendent des frontières naturelles : l’Irlande, la Grande-Bretagne… ce sont des îles ! ». Voilà qui susciterait chez certains géographes l’envie de donner une leçon de géographie élémentaire – mais pas chez Jacques Lévy, qui réattaque par un exemple. En effet, au regard des médias, l’Europe ne cesse d’essuyer les défaites ; or, ce qui s’observe, c’est que le Royaume-Uni est plus en difficulté qu’elle, car séparé du marché unique. Le royaume se voit donc obligé de faire des contorsions pour satisfaire et le vote populaire et les exigences étatiques en matière d’économie. Ce n’est pas parce que le Royaume-Uni est une île (ou un assemblage d’îles, si on intègre l’Ulster) qu’elle fait sécession, mais parce qu’elle fait sécession qu’elle s’isole davantage – et qu’elle perd en croyant gagner.
La prochaine question porte sur la crise migratoire : l’Union Européenne sortira-t-elle renforcée ou affaiblie par elle ? Peut-on reprocher à certains membres ayant largement profité de la manne européenne, ajoute Michèle Vignaux, leur « attitude d’enfant gâté » ? Pour Lévy, l’ambiance du débat a changé : il ne s’agit plus de débats de technocrates, mais de débats citoyens, démocratiques. Il n’empêche que les réponses aux questions relatives à la crise migratoire restent les mêmes : nulles. Aucune prospective en la matière ne semble pouvoir être faite.
Quelqu’un d’autre intervient : « de quelle Europe parle-t-on ? De l’Europe continent, ou de l’UE ? Inclut-on la Suisse, la Norvège – le Royaume-Uni ? ». Jacques Lévy introduit son propos : c’est la première fois en Europe qu’une construction politique se fait sans violence. Il est normal qu’elle crée des rapports de force passagers ; par contre, l’Europe s’invente, se matérialise au cours de la construction de l’Union Européenne. Quant à savoir si le Royaume-Uni se rapproche de ses voisins non-membres, la question est un peu plus difficile, car les deux pays Suisse et Norvège n’entretiennent pas les mêmes rapports à l’Europe, preuve de l’unicité de leurs situations. La position du Royaume-Uni est à la rigueur plus proche de la Suisse que de la Norvège. Tout est dans la négociation d’une situation intermédiaire entre être membre et ne pas être membre, mais une situation intermédiaire qui soit acceptable pour toutes les parties et cohérente avec les choix nationaux. Toutes les situations ne sont pas possibles, et le Royaume-Uni s’en rend aujourd’hui bien compte. Tombera-t-elle du côté norvégien, du côté suisse ? Ou du côté d’un pays « banal » pour l’UE, non concerné, non communicant, presque absent ? On termine sur cette phrase de Pascal Lamy : « L’enjeu du Brexit, c’est d’avoir une omelette et de revenir aux œufs ». Mission impossible que l’absence totale de trouble européen ?
Et Londres ? Son capital spatial, son ouverture sur l’Europe ne disparaîtra pas même si le volet européen décline, suppose Jacques Lévy.
« Face à la mondialisation, est-il plus profitable d’être avec l’Europe ou avec les US ? » La personne utilise le mot « alliance », terme connoté géopolitiquement que Lévy demande de préciser. « De quoi parlez-vous ? » Ironie : Churchill avait incité à créer les Etats-Unis d’Europe, mais en imaginant que le Royaume-Uni n’en ferait pas partie. Après tout, elle avait gagné la guerre : elle se tiendrait donc hors de l’union des vaincus. Elle « choisirait toujours le grand large », disait Churchill. Cette étape de la mondialisation signe peut-être la fin de la construction européenne, mais elle n’épaissit pas le seuil Europe-monde qui a énormément diminué en l’espace de quelques décennies. La construction européenne vaut encore quelque chose ; elle représente la matérialisation d’une identité que d’autres identifications (je suis « méditerranéen », etc.) n’ont pas réussi à construire, et par conséquent pas donné la preuve qu’on puisse s’en passer.
L’intervention de Michel Lussault électrise la salle : « l’Europe pourrait sortir grandie de la tension, voire de la crise migratoire… mais, avec le recyclage des vieilles idées politiques sur les frontières, n’a-t-on pas déjà perdu la partie ? » Bonne question, reconnaît Jacques Lévy à son collègue. La question migratoire est d’ailleurs un gros objet du Brexit, puisque s’y jouent des valeurs fondatrices. La souveraineté européenne fait débat ; après tout, pourquoi l’Europe ne serait-elle pas souveraine ? Pourquoi récuser par principe l’idée qu’on puisse avoir une police des frontières, chargée d’appliquer une politique quelle qu’elle soit, « généreuse » ou pas ? Le Royaume-Uni est « ennemie » (je cite) de l’Europe dans la mesure où il préfère qu’elle n’en aie pas et conserver la sienne. La question des migrants, au fond, n’est que sous-jacente à celle-ci. « Cette souveraineté est-elle possible, avec une idéologie de la frontière entre Etats ? » La raison pour laquelle ces frontières réapparaissent, comme en Italie où l’on peut en effet se faire contrôler par la douane, c’est parce que les pays qui les ré-hérissent considèrent que l’Europe ne la prenait pas assez en charge – qu’elle n’est pas assez souveraine, donc.
« Il y a un autre problème : l’UE n’existe qu’en tant que pouvoir législatif, mais pas pouvoir exécutif, puisqu’elle est composée de 28 pouvoirs exécutifs. » Le cas de la question migratoire est exceptionnel sur ce plan : on dirait que le pouvoir exécutif s’applique alors que c’est bel et bien le pouvoir législatif qui s’exprime derrière cette apparence « autoritaire ». Les migrants irréguliers ne peuvent pas faire ce qu’ils font : ils violent l’Etat de droit et entraînent, parce que leurs effectifs sont lourds, des effets sur l’ensemble du système de mobilité. Si les effectifs étaient plus faibles, aucun effet sur la vie des européens ne serait à prévoir. Jacques Lévy souhaiterait que soient clairement exposées devant l’opinion publique les deux attitudes qui opposent Europe du Nord, attachée au Droit (accueil des réfugiés en fonction du Droit international) et Europe du Sud, plus catholique (la charité prime sur le Droit). Cette réactivité électrique de l’UE est aussi due à une mise en scène politique trop exacerbée, alors qu’une discussion plus apaisée, où on reconnaîtrait les éléments contradictoires et où on imaginerait des solutions possibles, serait plus efficace.
On bouge le curseur vers la Grèce : « L’Europe n’y a pas empêché la perte de valeurs fondamentales, comme la légalisation de l’IVG, etc. On assiste à des régressions multiples ». « Le fait qu’il y ait des forces « illibérales », est-ce que c’est à cause de l’UE ? Ou malgré ? » « Malgré ! Regardez la Pologne, par exemple… » Lévy continue : jusqu’à quel point peut-on obliger tout le monde à aller au même rythme, à faire de l’Europe un Etat centralisé ? On est chatouilleux sur les acquis récents, nous mêmes, en Europe de l’ouest. On passe un cap, puis on est tiré vers l’arrière… alors que les progrès, notamment sur la reconnaissance et la tolérance de l’homosexualité, sont massifs. Il faut bien prendre la mesure des temporalités sur des questions lourdes qui n’ont pas bougé pendant des siècles. Après tout, la plupart des gens veulent rester en Europe…
Arrive un essai de conclusion de cette « foire aux questions » passionnante dans laquelle nous avons tenté de mettre un peu d’ordre. « Sur la question migratoire, sur la question du Brexit, vous reconnaîtrez que la question de savoir si l’Europe va perdre n’est pas triviale : le projet de budget pluriannuel de la commission augmente le niveau de fédéralisme, augmente le budget de la Défense, etc. Il ne faut pas oublier que la construction des US tout aussi chaotique, si ce n’est plus. » On peut se féliciter d’être communautaires calmement, d’autant, comme le rappelle Michèle Vignaux, que le « Brexit pas encore fait » – même si le contraire serait, tempère Lévy, un « rétablissement assez exceptionnel ». Un rétablissement gagnant ?
Mélanie Le Guen