Reconnaissance tardive de la bravoure des natifs ou construction d’un nouveau mythe national intégrateur aux conséquences symboliques malvenues ?

Crazy Horse Memorial-Custer, South Dakota- Atlas Obscura

 

Carte de localisation du Crazy Horse Memorial

 

1. Le crazy horse memorial, une réponse au Mont Rushmore ?

Le Crazy Horse Memorial est un ensemble architectural en cours de construction dans les Black Hills, des montagnes de l’état du Dakota du Sud. Le site est considéré comme sacré par les natifs Lakotas, mais la découverte d’or dans la région engendra leur expulsion par la force. L’appropriation de l’espace et son aménagement sont deux axes d’explication majeurs de ce conflit qui dure jusqu’à nos jours entre le gouvernement étasunien et les Lakotas. Effectivement, avec à la construction du Mont Rushmore dans les Blacks Hills l’identité étasunienne s’incarne à travers des présidents conquérants. Il s’agit, en effet, d’une sculpture titanesque réalisée entre 1927 et 1941 et représentant quatre grands présidents américains ayant contribué à l’agrandissement et à l’unification du territoire fédéral. Cette identité est inscrite dans le paysage naturel fantasmé de la wilderness, ici domptée, et que l’on retrouve sur cette image à travers la dense forêt de conifères rappelant les parcs nationaux américains.

Certes, les descendants des natifs ont bel et bien la nationalité étasunienne et sont, de jure, membres à part entière de la Nation. Seulement, le sentiment d’appartenance à celle-ci ne peut être le même d’un citoyen à l’autre en raison de la pluralité des mémoires qui nourrissent les identités des communautés culturelles de ce territoire composite. De facto, le contrat social étasunien, matérialisé dans la pierre du Mont Rushmore, s’interprétera diversement si l’on est citoyen descendant des pionniers européens, d’esclaves, ou d’origine amérindienne. Cependant, ce sont des chefs Lakotas qui sont allés solliciter, vers la fin des années 1930, des sculpteurs et des élus locaux afin de mettre en avant le guerrier Crazy Horse. Cette proposition s’inscrit dans le contexte de la reconsidération des natifs qui fait suite au rapport Meriam établi en 1928 à la demande du Président Hoover. C’est ce rapport, dénonçant la politique du Bureau des Affaires Indiennes, qui amène Roosevelt à repenser le problème amérindien dans le cadre du New Deal.  « l’Indian Reorganization Act » (1934) ou « d’Indian New Deal » vise à « conserver et à développer les terres et les ressources des Indiens ; à accorder aux Indiens le droit de créer des entreprises et d’autres organisations ; à établir un système de crédit pour les Indiens ; à accorder aux Indiens certains droits d’autonomie gouvernementale ; à assurer la formation professionnelle des Indiens ; et à d’autres fins. » [1]. L’état d’esprit était donc d’établir les conditions d’une inédite – quoique limitée – émancipation amérindienne, avec peut-être même l’idée de la célébrer grâce au Crazy Horse Memorial. Rappelons que Crazy Horse est, avec Sitting Bull, l’un des héros amérindiens les plus connus. Il participa à la victoire de Little big Horn même si finalement les Amérindiens furent défaits par l’armée des États-Unis à la fin des années 1890. Rappelons aussi que ce sont de ces défaites que résulte « l’adhésion » des populations natives au contrat social fondateur, mais également leur relégation dans des réserves, c’est-à-dire, à la fois concrètement et symboliquement dans des espaces aux marges de la Nation et de l’identité étasuniennes. Malgré tout, ce sont de ces échanges que naît le Crazy Horse Memorial, qui accueille également un centre culturel et un musée sur les natifs.

Cette construction encore inachevée est le fruit d’une volonté de compensation de la part de différents acteurs afin de « rétablir l’équilibre » entre les natifs spoliés, assimilés et relégués, et L’État aménageur, dont l’exubérance – qui plus est sur un territoire sacralisé – a été critiquée. Les dimensions de cette sculpture et les différents projets du mémorial (musée, campus universitaire) s’ancrent dans un mouvement d’inclusion des diverses cultures qui font les États-Unis. L’espace est ainsi mis à disposition de la politique, les éboulis de pierre qui soulignent la continuité du projet jusqu’à nos jours, ainsi que la sculpture elle-même recouvrent le concept d’« espace de la représentation » (David Harvey). La démesure hyperbolique du mémorial peut s’interpréter de deux façons : elle est, à la fois, vectrice d’une représentation simpliste de l’identité native (le mustang et le guerrier torse-nu), et produit de cette représentation. Ce faisant, l’on peut se demander si cette façon de représenter l’héroïsme « indigène » n’est pas avant tout une façon qu’a l’homme blanc étasunien de se représenter lui-même, dans l’espace, par la modification implacable de celui-ci et suivant les normes de sa culture monumentale.

 

2. Conflits d’usage et intérêts divergents pour un territoire convoité

L’incohérence fondamentale de cette sculpture est que les Américains l’ont imposée dans les Black Hills, sacrées pour les Lakotas, en ignorant leur culture. Faire ce chantier, mutiler cette montagne dont les sommets atteignent 1990 mètres pour créer cette statue longue de 195 mètres et haute de 172 mètres, est considéré comme un sacrilège par certains Lakotas. Comme cela est visible sur la photographie en second plan, les travaux sont encore loin d’être terminés. Aujourd’hui, seuls le visage et une partie du bras sont achevés, ce qui explique pourquoi le chantier du Crazy Horse Memorial est encore un sujet d’actualité et de discorde entre les multiples acteurs concernés. Pourtant, c’est Henry Standing Bear, un chef de la tribu, qui soumit le projet au sculpteur polonais-américain Korczak Ziolkowski en 1939. D’une part, cela montre les dissensions qui existent entre les Lakotas, d’autre part, cela révèle l’importance du décalage temporel entre les intentions initiales des concepteurs du projet en 1948, et ce que symbolise aujourd’hui le mémorial. Il y a donc une disjonction entre les représentations culturelles passées et présentes, et c’est cette disjonction générationnelle qui devient le point d’achoppement d’un nouvel enjeu de pouvoir lié à ce patrimoine hérité de plus en plus controversé.

Un autre enjeu de pouvoir se cristallise autour de la propriété de cet espace. Le Département de l’Intérieur a autorisé la réalisation de la sculpture dans une partie privée des Black Hills de telle sorte que la famille du sculpteur est libre de poursuivre le projet. Mais en 1980, la Cour suprême a reconnu que ce territoire avait été illégalement acquis par les Etats-Unis et a jugé que les Lakotas devaient recevoir 1,3 milliard de dollars en dédommagement [2]. Cette somme a été refusée par les Lakotas qui veulent que leur territoire leur soit restitué. Cette compensation met en évidence la confrontation entre des motivations, mais aussi des représentations culturelles, contradictoires : la valeur attribuée à cet espace n’a pas le même sens pour les Lakotas qui souhaitent récupérer leur territoire, la Cour suprême, et la famille Ziolkowski qui veut créer un site culturel et touristique. Il ne s’agit en aucun cas de faire ici le procès d’intention de cette famille. Ses motivations (qu’elle estime louables certainement de façon honnête) ne sont finalement qu’une autre interprétation possible du Crazy Horse Memorial. Mais alors que les intentions, tout comme la propriété du site, restent controversées, son financement est également un enjeu de pouvoir entre différents acteurs. Le gouvernement proposa à Korczak Ziolkowski des aides financières pour réaliser le projet, mais il les rejeta préférant se financer grâce aux fonds privés de riches mécènes et grâce aux paiements d’un droit d’entrée sur le site. Le mémorial suivait un intérêt personnel, et pour cela, l’indépendance de son financement était un moyen de conserver une liberté de création dans laquelle, ni le gouvernement, ou même les natifs, auraient légalement leur mot à dire.

 

3. Reconnaitre pour mieux assimiler ? Appropriation culturelle et détournement de la mémoire collective

Un ultime enjeu de pouvoir peut être analysé : celui de la mémoire et du travail de sélection partielle et partiale qui lui est propre. La représentation de Crazy Horse comme vainqueur glorifie la puissance des Lakotas, revalorisant ainsi, la toute-puissance des vainqueurs états-uniens. L’histoire est ainsi réécrite par la mémoire comme un mythe. Le doigt pointé vers l’est rappelle les combattants amérindiens morts lors des batailles. Suite à quoi a eu lieu l’assimilation et le cloisonnement spatial des Lakotas, concluant le processus de destruction culturelle et démographique des natifs. Reste à savoir si la fondation du mémorial va raconter la mémoire des Lakotas (et depuis quel point de vue) ou bien exposer leur histoire. Le risque serait que ce centre ne demeure qu’un autre moyen de diffuser un discours dominant sur le passé des natifs, de telle sorte que ceux-ci se verraient dépossédés de leur propre mémoire.

De plus, les natifs représentent une minorité ethnique et culturelle, qui a été décimée et assimilée de force alors que leur présence sur le continent est antérieure à la colonisation. Certes, l’intention initiale est de doter les natifs d’une statue hors-norme figurant un de leur héros « national » afin de compenser le provocateur Mont Rushmore. Mais, l’on peut se demander si cette compensation qui s’effectue presque terme à terme (même emplacement, même démesure, mêmes matériaux) peut être considérée comme une reconnaissance des spécificités amérindiennes. Reconnaître l’altérité c’est en accepter les différences ce qui implique un effort réflexif afin de se défaire de tout ethnocentrisme. L’enjeu de pouvoir se joue ici au niveau des représentations culturelles que l’on voit entrer en confrontation.

Depuis la représentation statuaire monumentale jusqu’au doigt pointé, aucune de ces pratiques ne font partie de la culture amérindienne. Ce dernier geste est d’ailleurs considéré comme impoli dans cette culture. À cela s’ajoute l’histoire et la personnalité de Crazy Horse. Ce combattant s’est distingué par sa fougue dirigée à l’encontre des colons dont il s’est toujours défié. Il n’a jamais appris l’anglais, a pris des mesures pour que le lieu où il est enterré soit inconnu, et ne s’est jamais laissé photographier car cela s’apparentait, pour lui, à une capture de son ombre. Pour toutes ces raisons, créer un monument aussi inaltérable et emphatique, à la mémoire d’une personne ayant de son vivant refusé que son image et sa sépulture ne soient connues et fixées intemporellement, semble quelque peu obstiné. Le Crazy Horse Memorial s’interprète ici comme une imposition des valeurs états-uniennes aux natifs ou comme une négation de leurs codes culturels. Autant de formes de dominations insidieuses – utilisant l’espace et son aménagement comme médiateurs – qui relèvent d’enjeux de pouvoir imbriqués.

Cian Grourke, Guénolé Reucheron, Mathilde Felga, janvier 2021

(Les trois auteurs sont étudiants en Master 1 Géographie, Aménagement, Environnement,
Développement – Parcours Culture, Politique, Patrimoine – Lettres Sorbonne Université)

Bibliographie :

Harvey, David. Géographie de la domination : Capitalisme et production de l’espace, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2018

Bray, Kingsley M. Crazy Horse : a Lakota life, Norman, University of Oklahoma, 2006, 510 p.

Cornut, David. Little Big Horn : autopsie d’une bataille légendaire, Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2008 (1re éd. 2006), 389 p.

Marshall, Joseph. (traduit de l’anglais), Crazy horse : une vie de héros, Paris, Albin Michel, coll. « Terre indienne », 2007, 338 p.

Rieupeyrout, Jean-Louis. Histoire du Far West, Paris, Tchou, 1967, 443 p.

Sandoz, Mari (trad. Daniel Bismuth), Crazy Horse : l’homme étrange des Oglalas, Monaco, Édition du Rocher, 1994, 499 p.

Matson, William. Frethem, Mark. The authorized biography of Crazy Horse and his family: Part one. Creation, spirituality, and the family tree, Reel Contact, 2005.

Brooke, Jarvis. “Who speaks for Crazy Horse ?”, The New Yorker, 23 septembre 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/09/23/who-speaks-for-crazy-horse [Consulté le 09/01/2021]

 

Sitographie :

Crazy Horse Memorial, “The Ziolkozski Family,”

https://crazyhorsememorial.org/story/the-history/the-ziolkowski-family [Consulté le 09/01/2021]

Wikipedia Foundation, “Crazy Horse Memorial.”, https://en.wikipedia.org/wiki/Crazy_Horse_Memorial [Consulté le 30/11/2020]

IsLaws.com, “Indian Reorganization Act Text”, http://government-programs.islaws.com/indian-reorganization-act-text [Consulté le 16/01/2021]

 


 

[1] “The Indian Reorganization Act”, June 18, 1934, Wheeler-Howard Act – 48 Stat. 984 – 25 U.S.C. § 461 et seq

[2] Brooke, Jarvis. “Who speaks for Crazy Horse ?”, The New Yorker, 23 septembre 2019