Présentation par Joseph Krulic, magistrat et Professeur associé à l’Université de Paris-Est-Marne-La-Vallée.
Ce Café Géo a eu lieu le mardi 07 avril 2015 au Saint-James, Place du Vigan à Albi à partir de 18h30.
Présentation problématique :
Il peut paraître légitime de s’interroger sur le bilan de l’intégration de deux pays de l’ex-Yougoslavie qui ont rejoint l’UE, alors que d’autres pays comme la Serbie, le Monténégro ou la Macédoine continuent des négociations sur ce sujet.
C’est surtout vrai de la Slovénie qui est entrée dans l’UE depuis le 1er mai 2004 et dans la zone Euro depuis le 1er janvier 2007. La Slovénie a connu une période faste, toutes choses égales par ailleurs, entre 2000 et 2008, où l’endettement était inférieur à 43% du PIB, la croissance supérieure à 2% en moyenne, jusqu’à 3,7%. La petite Slovénie (moins de 2 moins millions d’habitants pour un peu plus de 20 000 Km², c’est-à-dire à peine plus que la Bretagne administrative) semblait accomplir, suivant un cliché qui lui colle à la peau, un destin de « petite Suisse » post-communiste au sein de l’UE. Mais les crises politiques et d’abord financières ont montré que le système bancaire était au bord de l’effondrement, et il a fallu recapitaliser les banques slovènes à plus de 4,7 milliards d’euros, chiffre énorme pour un pays dont le PIB oscille entre 3 et 4 milliards d’Euros. La Suisse sans les banques, et qui doit solder dans sa mémoire et son système de valeur et système politique, la mémoire de deux guerres mondiales et la fin de deux empires (Autriche–Hongrie et Yougoslavie communiste), ce n’est pas la Suisse.
La Croatie, entrée dans l’UE le 1er juillet 2013, pourrait paraître moins impactée par l’interaction avec l’UE, mais la négociation a été longue (2005-2013), pour une candidature posée en 2002/2003, et des législations entières ont dû être restructurées (lois sur la concurrence, organisation de la justice, point tout à fait crucial). Comme en Slovénie, un de ses Premiers ministres a été condamné pour corruption (Janez Jansa en Slovénie en 2013, Ivo Sanader, accusé depuis 2009, condamné en 2012 et 2013) en raison, en substance, de logiques européennes de luttes contre la corruption. L’application de la libre concurrence et du droit européen pour la Croatie est un vrai défi. Le Chômage est à un niveau structurel plus important (environ 17% contre plus de 10% en Slovénie).
Dans le dernier tableau économique de l’Europe Orientale (Cf. Jean-Pierre Pagé, CERI, IEP de Paris, 9 janvier 2015), on peut voir que la Slovénie et la Croatie sont les deux seuls pays membres de l’UE, en Europe centrale et orientale, qui sont encore en récession en 2014, voire en 2015. De ce point de vue, leur histoire récente, mais aussi leurs relations avec le passé communiste, celui de la seconde guerre mondiale, mais aussi la très longue durée (depuis le 10ème siècle, puis l’intégration dans le Système des Habsbourg après 1273 ou 1526) mérite d’être éclairées, même brièvement.
On pourrait ajouter que les relations entre ces deux pays si proches, mais si différents, depuis 1991, ont été marquées par de nombreux contentieux (le plus médiatique est celui de la frontière maritime du Golfe de Piran, mais les différends bancaires et nucléaires sont notables. Voir Joseph Krulic « Les relations Slovéno-croates » dans le livre collectif dirigé par Reneo Lukic, 2006, aux Presses Universitaires Laval de Québec, dans lequel 5 contentieux sont analysés.
Compte-rendu :
Compte-rendu réalisé par Pierre LEFAUCHEUX, étudiant en licence d’histoire au Centre universitaire J.F.Champollion, sous la direction de Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.
Eléments de la présentation :
Mon rapport au sujet est relativement étroit, étant né exactement à la frontière slovéno-croate, ma naissance a été enregistrée à la mairie de Tchabal, commune croate, aux pieds de laquelle coule la rivière Tchabrenka qui est la frontière entre ces deux pays et la frontière Schengen actuelle malgré l’intégration de la Croatie à l’Union européenne le 1er juillet 2013. Cette intégration à l’UE n’entraîne pas tout de suite l’intégration à l’espace Schengen.
La Slovénie est entrée dans l’UE le 1er mai 2004, dans la zone euro le1er janvier 2007 dans l’espace Schengen le 31 décembre 2007.
J’essaierai à certains égards de comparer les deux pays, afin de vous donner une idée de ces pays à la fois si proches et si lointains.
La partie Ljubljana-Rijeka-Zagreb est un triangle qui m’est assez familier. Dans cette partie-là de la zone slovéno-croate, les sociétés sont proches.
Ainsi la forme de croate que l’on parle au nord-ouest de la Croatie et la forme de slovène que parlait ma mère sont très proches, c’est ce que l’on appelle le croate Kaïkavien, les deux capitales sont à 125 kilomètres l’une de l’autre, on y parle une langue qui n’est pas le croate standard. Je précise un peu pour bien vous mettre au cœur de la réalité anthropologico-géographique. Par exemple, on parle le croate littéraire à Dubrovnik ou à Mostar en Bosnie mais pas à Zagreb, tandis que dans l’extrême-est de la Croatie on parle une langue plus proche du croate standard.
La Slovénie et la Croatie dans l’UE est donc une chose récente, en particulier pour cette dernière, donc dresser un bilan représente des difficultés, mais on peut noter que les longues négociations de son entrée ont mis en valeur ses difficultés.
Je comparerai les chemins que prirent ces pays vers l’union, puis ces deux pays même et enfin, leurs relations difficiles. Bien qu’il y ait une interpénétration des sociétés, il existe une difficulté des relations entre les deux Etats.
Ces deux pays ne correspondent pas aux clichés qui souvent les caractérisent. Non, la Slovénie n’est pas une petite Suisse contrairement à ce que véhiculent la plupart des livres sur l’ex-Yougoslavie et la Slovénie ou les guides touristiques, bien qu’en ayant eu la possibilité mais l’histoire depuis 1918 l’en empêcha. La Croatie n’est pas un pays oustachi [mouvement séparatiste croate antisémite et fasciste] ou post-oustachi nationaliste malgré certaines apparences. C’est plutôt une démocratie post-communiste qui, certes, a des difficultés, comme beaucoup de pays dans ce cas, mais qui est beaucoup plus normale et banale finalement dans sa structure politique et économique, mais ce cliché même a une histoire. Il est étrange de se dire que mon village natal et tous ceux à 30 kilomètres alentours furent brûlés au lance-flammes par les troupes fascistes italiennes pendant la Deuxième guerre mondiale et de voir que la Croatie est considérée comme un pays oustachi.
S’agissant des deux chemins qui ont menés les deux pays vers l’UE, ils ont été décalés dans le temps.
L’intégration rapide de la Slovénie :
La Slovénie semblant avoir parcouru un chemin relativement calme, posé, réussi, elle est entrée le 1er mai 2004 avec sept autres pays de l’Europe centrale, ainsi que Chypre et Malte. Chypre est par ailleurs parfois incluse dans les Balkans tandis que la Croatie et la Slovénie ne veulent pas en être car ne se sentent pas du tout balkanique.
Pour ce qui est de la Slovénie, son parcours apparaît comme calme comparativement à l’ex-Yougoslavie mais il faut quand même rappeler qu’il y a eu la guerre des 10 jours (25 juin – 8 juillet 1991) entre les milices slovènes, après la proclamation d’indépendance, et ce qui restait de l’armée fédérale yougoslave, guerre conclue par un traité grâce à la Communauté économique européenne avec les accords de Brioni, après quoi la Slovénie s’est intégrée au Conseil de l’Europe dès 1992. Elle a voulu faire le forcing pour son intégration européenne, ce qui a supposé des efforts techniques et des élites politiques tenues par cet objectif puisque dès le 1er janvier 2007, elle entre dans la zone euro, premier de tous les pays des dix intégrés en 2004, ce qui oblige à des contraintes. Déjà en 2007 et encore plus récemment, avec le fameux pacte budgétaire que François Hollande a consenti au début de son quinquennat et qui s’applique également à la Slovénie. Elle a d’ailleurs été l’une des premières à le ratifier, et cela suppose des disciplines d’équilibre budgétaire. Dès le 31 décembre 2007, elle entre dans l’espace Schengen, souhaitant faire cette marche forcée dans un climat politique un peu compliqué. Il faut bien voir que la Slovénie jusqu’en 2004 n’a pas connu de vraie alternance, elle a connu une classe politique dans la continuité de l’époque communiste, certes très relâchée par rapport aux normes communistes, ce dont elle paye le prix peut-être maintenant : difficultés économiques et crises politiques se succèdent depuis 2011.
En tout cas, jusqu’en 2004/2007, elle a connu une grande stabilité. Les élites politiques sont en gros restées les même. Les seules nuances, si on veut faire de la micro-politique slovène, furent dans les années 1990-92, avec une coalition de centre-droit qui est entrée au gouvernement tandis que le président était de centre-gauche, plutôt de type communiste. Ainsi, dès avril 1994, celui qui devint premier ministre avait déjà été président de la fédération en1988-89, il s’agissait vraiment de la même politique de centre gauche, il y a donc continuité politique.
On serait tenté de dire que la Slovénie a une vie politique à l’israélienne, un système social à la française et une représentation d’elle-même comme une petite Suisse : là est le problème, l’harmonie provisoire peut exister, l’harmonie durable non.
Une vie politique à l’israélienne sous-entend qu’un système proportionnel presque intégral a été choisi pour faire contraste à l’époque communiste avec un parti unique. On permet en gros à tous les partis et à toutes les scissions d’avoir une représentation parlementaire, ce qui oblige à des coalitions, et ce qui oblige souvent à voir les mêmes coalitions de centre gauche et de centre droit.
A partir de 2011, le modèle social et politique slovène craque, sous l’emprise de contradictions internes mais aussi sous l’emprise des chocs que subie l’UE dans les crises mondiales, notamment la crise des « subprimes » de 2007-2008 qui a eu pour effet de montrer les faiblesses de la Slovénie, laquelle a, depuis, le plus grand mal à surnager dans le système européen et mondial.
C’est un contraste sidérant entre la représentation qu’avait les gens, en France par exemple, de ce pays et la réalité qui est apparue.
Elle n’est bien sûr pas responsable de la crise mais les contrecoups qu’elle en subit sont dus à ses faiblesses et à ses choix internes qui sont en partie contradictoires. Le choix implicite qui a été fait depuis 1991 est le maintien d’un système social où la redistribution, le prélèvement du PIB est important. Sa santé économique ne remettait pas en cause ses dépenses dans la santé jusqu’en 2007, sa dette extérieure n’étant par exemple que de 43% du PIB cette année-là, contre 63% en France ; depuis nous somme plus proche de 77/80%. Les économistes se demandent d’ailleurs comment la Slovénie peut avoir un tel système social avec ses chiffres macro-économiques. Il y a plusieurs explications : peu d’habitants, elle fonctionne sur les exportations, notamment industrielles etc.
Il y a bien une rupture depuis 2011, mais en réalité, la récession dure depuis cinq ans au moins, la Slovénie ayant bien connue une assez forte croissance jusqu’en 2007, laquelle s’est effondrée d’un seul coup.
Ajoutons à cela une succession de crises politiques et d’élections anticipées, et on peut voir la symétrie entre l’instabilité économique et politique du pays, qui débouchèrent sur l’humiliation de voir un parlementaire slovène être récusé par le parlement européen. Politiquement, l’image de la Slovénie dans l’UE a baissée.
L’intégration plus complexe de la Croatie :
S’agissant du chemin croate pour l’union, celui-ci fut plus long, plus contrasté, pénible, un peu complexe. La Croatie a eu du mal à se tirer de l’époque communiste et de la guerre des années 1990, qui opposa une minorité serbo-croate désireuse d’intégrer un espace « serbe », avec l’aide de Slobodan Milosevic, à l’armée croate de juillet 1991 à août 1995, celle-ci ayant reconquis quasiment l’ensemble du territoire.
Pendant les années 1990, la Croatie s’est un peu mise en difficulté avec ce qui allait devenir l’UE, par exemple du fait de la politique du président Franjo Tudman en Bosnie, entamer des négociations était impossible tant qu’il était en vie. Après l’alternance politique de janvier-février 2000, les perspectives sont devenues différentes, la Croatie ayant ensuite mené une politique dont l’objectif était l’intégration à l’UE.
S’agissant de son intégration, certains chapitres ont eu du mal à être négociés, comme le chapitre 8 sur la concurrence, parce que l’enjeu ici était la survie des chantiers navals croates qui comptaient parmi les plus importants au monde dans les années 1970 et qui survivent difficilement, ou encore les chapitre 23 et 24, ayant trait à la justice et à la sécurité intérieure.
Et là, la Croatie avait des difficultés, notamment à cause de toutes ces histoires de TPI, et ainsi de suite, mais également du fait de sa propre justice, laquelle n’était pas très active dans certains domaines, par exemple en justice administrative, il n’y avait presque aucun moyen de contester une décision de l’autorité, tant de la commune que de l’Etat.
On adopta une sorte de plan de réforme de l’ensemble du système judiciaire et juridictionnel de 2005 à 2012, couplée à eu une politique de recrutement d’une nouvelle vague de magistrature, avec de nouveaux types de formations.
La Croatie a le plus grand nombre de juges par habitant d’Europe et peut être même du monde. C’est dû à l’empilement politique des juges pour éviter de les renvoyer comme en Serbie, qui en a remercié beaucoup de la période Milosevic. De plus, cela permet d’avoir une clientèle politique.
Depuis l’entrée dans l’UE, des difficultés imprévues apparurent. Il y eut par exemple ce qu’on appelle l’affaire de la »lex Perkovic », du 28 juin au 26 décembre 2013. La Croatie crue pouvoir maintenir ce qu’on appelle dans le jargon local cette loi qui permet d’entrer au cœur du système politique croate. Perkovic est un individu qui faisait partie des services secrets titistes, qui, bien entendu, avait assassiné des opposants en Allemagne dans les années 1980, typique de ce genre de métier dans l’ex-Yougoslavie titiste. Il s’est reconverti avec succès en devenant l’un des conseillers pour la sécurité du président Tudjman en 1990. Ce dernier était d’ailleurs un ancien général de Tito, type de reconversion conforme à l’air du temps. Malgré tout, ce personnage, beaucoup ne voulaient pas le compromettre, or, l’une des conséquences du traité d’adhésion à l’UE est le respect des mandats d’arrêt européens, ce qui fait que si la justice allemande réclame un croate ou un français, on doit fournir à la justice allemande ce français ou ce croate, et réciproquement. Mais, ça donne une idée des contradictions, deux jours avant l’entrée dans l’union, une loi spéciale votée en catimini par le parlement déclara que le mandat européen s’appliquera en Croatie à partir des crimes commis à compter du 7 août 2002, afin de permettre à ce Perkovic de ne plus être sujet à des poursuites ailleurs. Cet incident vous met au cœur de l’histoire croate et yougoslave, en réalité ce ne sont pas des oustachis qui gouvernent, même si, depuis Tudjman, tout le monde essaye de réconcilier les descendants d’oustachis et les descendants de partisans, disant qu’il faut en terminer et réunifier les mémoires, mais ceux qui gouvernent sont en réalité d’anciens communistes, qui ont mis la main à la pâte pour les crimes politiques, comme Perkovic, ce qui fait que ce type d’affaires s’est multiplié parmi les hiérarques serbes, bosniaques, et que ce genre d’ingérence heurte frontalement les intérêts croates.
Le système politique est différent du modèle slovène, un peu moins proportionnel. Vous avez en gros un parti de droite et une coalition de gauche/ centre gauche. C’est un système plus stable, avec une armée puissante et une tradition étatique qui remonte à l’époque communiste, et même avant.
Vous avez donc un système stable, un équilibre politique, un mélange des mémoires qui mériterait d’être approfondi, mais une situation économique qui devient préoccupante. Depuis six ans et plus, la Croatie connaît une récession plus nette qu’en Slovénie, le PIB chutant d’environ 2% par an, et avec 17/18% de chômeurs au moins. C’est également en cela que la Croatie et la Slovénie sont semblables, ce sont les deux seuls pays de l’Union à être encore en récession. Bien que la Croatie soit moins sociale que la Slovénie (dépenses dans la santé,…), elle a conservé un modèle « à la française », et ces pays connaissent une récession presque « à la grecque » (pour la Croatie en particulier). La Croatie ne veut surtout pas être considérée comme balkanique, alors que ses dirigeants, comme Tudjman dans les années 1990, s’immiscent dans la Bosnie par exemple.
Des relations bilatérales croato-slovènes compliquées :
S’agissant des relations entre les deux pays, elles n’ont pas été très bonnes depuis 24 ans, voire très mauvaises à certains moments, alors que ces pays s’entremêlent, par les mariages et même dans leurs intérêts réciproques : commerce extérieur…
C’est une querelle permanente sans possibilité de rompre. Très concrètement, depuis 1991, les contentieux n’ont pas manqué, il en reste surtout deux, le plus difficile étant la querelle du golfe de Piran, l’autre concerne des affaires bancaires.
Le golfe de Piran est un petit golfe au nord de la Croatie, qui couvre l’ensemble de la côte slovène, et la prétention des slovènes est d’avoir un accès en toute souveraineté à la mer alors qu’il y a un golfe, la prétention des croates, juristes « pur-sucre », c’est de dire qu’il faut appliquer le droit maritime international à la lettre. Or l’article 14 de la convention de Montego Bay (Jamaïque), qui fait office de loi maritime depuis 1993, dit que les frontières maritimes sont fixées par prolongement des frontières terrestres. Or vu le découpé de la côte, si vous prolongez la côte croate, vous allez à la côte italienne, ce qui fait que les slovènes n’ont pas droit à un accès direct à la mer. Même si c’est une demande symbolique, les croates ne pouvant pas empêcher un navire slovène de passer. Il y avait bien eu un accord politique en juillet 2002, qui disait, en gros, qu’on allait permettre à la Slovénie d’avoir un petit chenal de souveraineté. C’était un accord politique, les Croates cédant sur le droit théorique mais ça semblait de bon ton, puisqu’il n’enlevait pratiquement rien à l’un et à l’autre, c’était surtout symbolique.
Mais cet accord a été remis en cause par des parlementaires croates, et le parlement croate a refusé. L’affaire rebondit alors pour dix ans et plus, à tel point qu’en novembre 2008, la Slovénie avait déclaré qu’elle mettrait son veto pour l’entrée de la Croatie dans l’UE. Ce blocage a duré neuf mois, jusqu’en septembre 2009, lorsqu’un référendum fut organisé en Slovénie afin que la population accepte qu’une cours d’arbitrage soit mise en place afin de trouver la juste solution à ce problème, arbitrage qui est toujours en cours car nécessitant la nomination de juges croates, de juges slovènes…, et c’est un peu compliqué, alors qu’il y a d’autres procédures, comme le tribunal de la Haye ou le tribunal maritime de Hambourg, mais on a choisi l’arbitre pour éviter que quelqu’un qui soit extérieur tranche.
Vous avez là une idée des querelles, mais vous en avez d’autres, la querelle bancaire ayant par exemple failli rebondir à cause des difficultés des banques slovènes qui doivent rembourser, mais le problème est géré par la banque des règlements internationaux de Bâle.
En conclusion, on pourrait dire que le bilan de l’intégration dans l’UE de la Croatie est en quelque sorte moyen, mais le fait qu’elle ne fasse pas partie de la zone euro lui donne une plus grande marge de manœuvre. Pour la Slovénie, qui est entrée depuis plus de onze ans, son intégration est extrêmement ferme, entre la zone euro, le pacte budgétaire, elle est littéralement sous l’emprise des normes européennes, avec leurs inconvénients. Elle doit recapitaliser ses banques, accepter la surveillance de ses budgets, de sa politique économique, accepter l’humiliation de voir un ancien ministre conseiller européen être refusé par le parlement européen, seule fois dans l’histoire. La Slovénie est effectivement sous pression, et son modèle social peut craquer, sa société a été fragilisée. Par exemple, le taux de suicide est tel qu’il y a des publicités à la télévision pour ne pas se suicider. C’est donc bien une société sous tensions qui peut disparaître du fait de sa démographie : 2 millions d’habitants et environ 1,1 enfant par femme, sa disparition semble normalement programmée.
Eléments du débat :
Question : A propos de l’intégration de ces pays, est-ce que les habitants se sentent concernés ? Quel est, par exemple, le taux d’abstention pour les élections européennes dans ces pays ?
Pour la Slovénie, il y a eu un référendum en 2003 pour l’intégration avec deux tiers de participation et 70% de oui. S’agissant de la Croatie, le référendum du 22 janvier 2012 a donné 70% de oui mais avec un taux de participation de 48%. Ceci s’explique par les longues négociations pour l’entrée du pays dans l’UE, des accrochages au sujet d’affaires comme le TPI. Donc ces hésitations ont créé des tensions et des questionnements : quelles contraintes devra-t-on subir ?
L’UE apparaissait comme une instance qui modifiait le système social local, potentiellement ou réellement, mais c’est plutôt potentiel que réel en Croatie. Pour les élections européennes, les taux d’abstention sont d’environ 60%, mais ça n’a pas vraiment le même sens qu’en France par exemple, parce que les gens ne voient pas comment leurs représentants peuvent peser sur les décisions prises à Bruxelles du fait de leur nombre, environ 7 députés slovènes et 14 croates sur 757 députés.
Mais cela ne veut pas dire qu’ils aient la volonté de sortir de l’union. La Slovaquie, par exemple, qui est sans doute le pays ayant le plus bénéficié de l’UE, pour des raisons industrielles, etc, enregistre pourtant des taux d’abstention records, parce qu’ils ne pensent pas non plus pouvoir agir sur la politique bruxelloise.
Question : Pourriez-vous approfondir sur les divisions culturelles, linguistiques,…, entre le triangle
Ljubljana-Rijeka-Zagreb dont vous parliez plus tôt et le sud-est de la Croatie?
La culture, la langue, l’anthropologie,…, tout est un peu mêlé. D’abord, l’organisation familiale de cette région croate et de la Slovénie est dite « souche » par Frédéric le Play au XIXème siècle ou Emmanuel Todd aujourd’hui, c’est un type de famille existant en Alsace, dans les pays scandinaves, en Corée, au Japon, en Allemagne, dans la France du nord,…, type de famille où il y a une assez grande égalité entre homme et femme du même couple ou de la même génération, en revanche il y a inégalité entre les enfants au niveau de l’héritage, l’aîné héritant de l’essentiel, ce système a pour conséquence un fort rôle de la mère dans l’éducation, ce qui amène à un niveau d’éducation fort élevé. Un niveau élevé de développement des sociétés qui ont ce type de famille comme sous-bassement anthropologique. Ainsi, le Japon, l’Allemagne ou la République tchèque partagent un fort potentiel industriel, un fort niveau d’éducation mais également un taux élevé de névroses, de suicides, ce qui nous renvoie au freudisme mais tout ceci est lié.
En revanche le type de famille communautaire que l’on retrouve au limousin, en Russie, en Serbie, en Chine du nord, est plutôt axé vers un partage entre tous, ce qui donne une corrélation plus forte avec l’idéologie communiste, un lien plus fraternel entre les membres d’une même famille mais en même temps, des inconvénients au niveau économique.
L’univers de la Slovénie et de la Croatie du nord est en fait « germanique », c’est-à-dire de type famille souche, autoritaire, ce qui entraîne au niveau linguistique l’émergence de nombreux dialectes : la Slovénie compte vingt types de dialectes pour deux millions d’habitants, alors qu’il n’en existe presque aucun en russe, langue parlée par plus de de 170 millions de personnes. Le croate lui-même est divisé en trois groupes de parlés, le Kaïkavien du nord (Zagreb,…) proche du slovène tandis que le Chtokavien de l’est du pays est plus proche du serbe. Il y a donc une coupure à l’intérieur même du pays, la Croatie est une zone de rencontre entre deux « Croaties », ce que l’on ne perçoit pas de l’extérieur. En résumé, Zagreb, c’est la Bavière, et Dubrovnik, l’Italie. Ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas de points communs, il y a le catholicisme post-tridentin par exemple, mais même les églises sont différentes, de styles baroque ou à bulbes. Les mentalités aussi sont différentes, les gens de la côte ne vivent pas dans la névrose mais plutôt dans une certaine agressivité. Un croate de Dubrovnik se suicidera beaucoup moins qu’un croate de Zagreb, car ils vivent dans un autre monde mental, ce qui donne deux types de comportement différents dans la guerre et dans la paix.
Question : Vous disiez tout à l’heure que les industries slovènes et croates délocalisaient en Roumanie, Bulgarie…, alors est-ce que les industries allemandes ou françaises délocalisent vers la Croatie et la Slovénie ? Et pourriez-vous nous présenter les relations économiques et politiques entre la France et ces deux pays ?
Je parlais essentiellement d’industries slovènes menacées de délocalisations à cause de l’euro. Ensuite, il y a des industries françaises en Slovénie et en Croatie, vous savez que la Twingo est fabriquée en Slovénie dans une usine qui date de l’époque communiste mais qui a été modernisée. Il y a une collaboration de longue durée. S’agissant des investissements en Croatie, qui sont un peu plus récents, vous avez par exemple un tronçon d’autoroute en partie financé par Bouygues. L’aéroport de Zagreb est en voie de modernisation avec l’appui de Aéroport de Paris depuis 2012, ou encore, le groupe hôtelier Accor a fait un gros investissement dans la plus luxueuse des villes croates. Il y a donc bien des investissements français en Croatie.
D’ailleurs, dans ce pays, la délocalisation n’est pas massive, même si du fait de l’intégration européenne, certaines entreprises choisissent de traverser la frontière et de s’installer en Bosnie à cause de la refonte des barrières douanières, préférant délocaliser pour continuer à négocier avec des pays aux mêmes tarifs. Il est intéressant de remarquer que la Slovaquie reçoit quatre fois plus d’investissements étrangers en stocks accumulés en 2010 que la Croatie alors qu’elles ont une démographie assez proches, 4,2 millions d’habitants pour la seconde et 5,4 pour la première. Potentiellement, la Croatie peut donc être un objet d’investissement relativement important.
Question : Quelles ont été les attitudes de la Slovénie et de la Croatie vis-à-vis de la Serbie, après avoir fait parties de l’ex-Yougoslavie ? Et vis-à-vis de la Russie et de sa politique depuis une dizaine d’années ?
S’agissant des relations serbo-croates ou serbo-slovènes, elles sont bonnes à bien des égards pour un certain nombre de raisons. Pour l’anecdote, le premier ministre de l’époque 1993-1995, un ancien PDG d’une société de pétrole local, lorsqu’il perdit les élections, fonda une société de conseil, et répondit, lorsqu’on lui demanda ce qu’il comptait faire, qu’il allait commencer par faire des affaires avec la Serbie.
Politiquement, il y a eu des apaisements à de nombreuses occasions, avec des visites réciproques ou des demandes de pardon du président serbe à Zagreb pour avoir bombardé en 1998, avec toutefois des complexités. Par exemple, à la Cour internationale de justice de La Haye, il y a eu des plaintes croisées de la Croatie, de la Serbie et de la Bosnie, chacune accusant l’autre de génocide, ce qui s’est généralement terminé par un match nul. La cour de justice considérant qu’il n’y a pas génocide. Pour simplifier, ce genre de plaintes ne donne rien au niveau des Etats, car ce sont les individus qui sont rendus responsables d’un génocide.
Bien qu’il y ait encore des contentieux entre la Serbie et la Croatie, comme sur le thème « quelle dette doit-on encore porter de la Yougoslavie ? », il n’y a plus de querelles étatiques au niveau des frontières, à tel point que la Croatie favorise l’entrée de la Serbie dans l’UE.
S’agissant de la Russie, la Croatie a plus de contacts que ce que l’on prétend avec elle. Par exemple, en février dernier s’est tenu un congrès d’industriels croates à Moscou. En clair, la Croatie a des intérêts économiques notamment avec la Russie. Pour la Serbie c’est un peu plus compliqué, elle essaye de ménager la chèvre européenne et le chou russe parce qu’elle prend très au sérieux son adhésion à l’UE, allant jusqu’à envoyer des délégations en France pour voir comment elle arrive à appliquer le droit européen.
Question : Est-ce que la Slovénie, du fait de son adhésion plus ancienne, essaie de se donner un rôle de »grand frère » avec la Croatie dans les instances européennes ?
De facto oui, les députés slovènes et croates tentent de peser ensemble. Une fois réconcilié après le petit chantage sur les frontières maritimes, c’était dans leurs intérêts de travailler ainsi. Avec la montée de l’extrême droite dans les instances européennes, vous avez une partie bloquée dans les votes, mais dans ce cas-là, 14 et 7, ça vous fait quand même 21 députés européens. Or, avec 21 votes et une coalition, par exemple avec le parti PPE de centre droit, vous pouvez bloquer les majorités qualifiées possibles, pour la nomination des commissaires… Et si vous ajoutez à cette « main » slovéno-croate le Bénélux, l’Allemagne et quelques autres petits pays, comme les pays baltes, vous obtenez un bloc de stabilisation dans le système européen dans lequel les slovéno-croates jouent leur rôle parce qu’ils sont généralement polyglottes et très intéressés par les affaires européennes. Si vous voulez, ils retrouvent un peu l’esprit du parlement de Vienne d’avant 1918 qui comptait aussi des parlementaires slovènes, allemands, tchèques et croates, parlant au nom d’une entité précise en interaction avec un système fédéral ou impérial, en tous les cas relativement intégré. Pour un parlementaire slovène ou croate, la laïcité ou la souveraineté dont parle un Mélenchon est du charabia, parce que dans la fédération yougoslave, on parlait plusieurs langues. Même s’il y avait un parti unique, il y avait des acteurs multiples, et idem dans l’empire austro-hongrois, le slovène et le croate retrouvent donc un modèle politique qu’ils ont intégrés depuis longtemps. Pour eux, aller au parlement de Bruxelles ou Strasbourg revient à se glisser dans la normalité, la Slovénie et la Croatie ayant le sentiment d’être des Etats ou « sous-Etats » appartenant à un système plus vaste et ne se prétendent pas des républiques unes et indivisibles.