Pour ce premier café géo de la saison 2016-2017, les Cafés Géographiques de Chambéry-Annecy reçoivent M. Bernard Bret, professeur émérite à l’Université de Lyon, qui vient nous parler de la justice spatiale, une thématique qu’il a largement étudiée au cours de sa carrière. Il fait en effet figure de pionnier, en langue française, des travaux visant à rapprocher une interrogation d’ordre philosophique autour de la justice et une approche de l’inégalité telle qu’elle est inscrite dans l’espace, ou même telle qu’elle peut naître de l’espace. D’autre part, Bernard Bret a beaucoup travaillé sur le Brésil, un pays marqué par des clivages socio-spatiaux extrêmement forts. Pour ce café géo, il a donc choisi de coupler cette réflexion thématique sur la justice à son terrain de prédilection, le Brésil. Le propos sera largement d’ordre théorique, bien qu’appuyé sur des faits brésiliens, dans la mesure où la théorie doit servir à comprendre le réel.

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Dans le titre de ce café géo, deux termes appellent des explications. La géoéthique : c’est un néologisme récent qui renvoie à l’idée d’introduire la réflexion éthique dans la démarche géographique. La justice et l’injustice spatiales : il ne s’agit pas de la justice entre les lieux, ce qui n’a pas beaucoup de sens, mais bien du contenu territorial, spatial, géographique, de la justice ou de l’injustice sociale. Cette réflexion s’inscrit dans l’ordre du socio-spatial, dans la mesure où l’on comprend la géographie comme la réflexion sur l’expression spatiale que prend le lien social. Dans cette optique, on peut considérer que l’organisation des lieux est une porte d’entrée possible pour mieux comprendre la société. Retenons donc que quand on dit justice spatiale, il faut comprendre justice socio-spatiale, soit l’expression spatiale de la justice ou de l’injustice entre les personnes.

Incorporer l’éthique dans la démarche géographique : précautions méthodologiques

Il faut bien sûr s’interroger sur la légitimité scientifique de procéder de cette façon. C’est la précaution méthodologique que le sociologue Max Weber avait signalée dans Le savant et le politique[1]. Dans ce livre, il attire l’attention sur le fait qu’il y a une nécessité de neutralité scientifique (ou axiologique) : la science cherche à dire le vrai et il faut la distinguer de l’éthique, qui cherche à dire le juste ou le bien. Si on mélange les deux sans précaution méthodologique, on risque de passer d’un discours scientifique à un discours partisan. Pour autant, on ne peut pas évacuer la réflexion éthique dans une démarche de sciences humaines, auxquelles la géographie sociale appartient. Il est clair qu’à Rio de Janeiro ou à São Paulo, le contraste entre les quartiers élégants et les favelas, qui comptent dans chacune de ces villes un million d’habitants, choque l’intuition morale que chacun a en lui-même.

On ne peut certes pas rester de marbre devant de telles réalités, mais il faut se départir du risque de s’en tenir à une intuition morale d’injustice. Celle-ci n’autorise pas ipso facto à qualifier la situation d’injuste, au sens d’une qualification recevable par les sciences sociales, dans la mesure où il peut y avoir d’autres interprétations possibles. Il faut donc construire une base théorique pour assumer l’intuition que l’on a, éventuellement la corriger, et dans tous les cas, rester sous le registre du savoir. C’est une question d’honnêteté intellectuelle que de dire à quelle théorie on se réfère et de construire un propos en cohérence avec cette théorie, tout en ayant conscience que d’autres auront d’autres points de vue, et que cela fait partie du débat scientifique (et démocratique).

L’analyse rapide de quelques cartes du Brésil, tirées de l’Atlas du Brésil d’Hervé Théry et Neli Aparecida de Mello, met en lumière les grands contrastes de l’organisation du territoire brésilien, en matière de peuplement, de production de richesses et de développement humain. C’est la théorie des « trois Brésil » développée par H. Théry : le Brésil est à la fois la Suisse (régions riches du Sud et du Sudeste), le Pakistan (région pauvre du Nordeste) et le Far West (régions Centre-Ouest et Nord peu peuplées, marquées par une logique de front pionnier). De telles inégalités choquent notre intuition de justice mais il faut rappeler que toutes ces valeurs sont des moyennes ! Il n’y a pas que des riches à São Paulo et à Rio de Janeiro, et il n’y a pas que des pauvres dans le Nordeste, bien au contraire, que l’on pense aux favelas dans le premier cas et aux riches latifondistes  dans le second. Ces quelques documents ont néanmoins le mérite de montrer que l’inégalité sociale a sa projection dans l’espace et pour en comprendre les mécanismes, il nous faut nous appuyer sur une théorie.

Un choix théorique : la conception rawlsienne de la justice

La théorie qui a semblé la plus convaincante à Bernard Bret pour l’appliquer à l’espace est celle du philosophe américain John Rawls (1921-2002). Son ouvrage Théorie de la justice, paru en 1970 et traduit en français en 1987, est une référence incontournable dans le domaine de la philosophie morale et politique. D’une certaine manière, on s’éloigne de la géographie, car dans l’œuvre de John Rawls, il n’est jamais question de géographie ou de territoire, et le mot « espace » est complètement absent. D’après certains, c’est un paradoxe de s’appuyer sur une philosophie aspatiale pour l’appliquer au territoire. Bernard Bret estime néanmoins qu’une grande pensée philosophique de cette nature est applicable au territoire et il s’autorise donc ce détour philosophique.

La pensée de Rawls s’inscrit dans la tradition de la philosophie du contrat social (Rousseau, Kant, Locke). Cette option philosophique repose sur l’idée que nous sommes des êtres sociaux, que nous avons donc besoin des autres, mais que nous sommes aussi en compétition avec les autres pour occuper des places, nous partager la richesse produite, etc. Il faut donc un accord sur la façon de vivre ensemble (le contrat social) pour ne pas aboutir à la situation de guerre de tous contre tous décrite par Hobbes. Il faut donc se mettre d’accord sur des règles de vie ensemble. Il s’agit de déterminer des principes, sur le fondement desquels organiser les institutions collectives. La question est donc : comment établir ces principes ?

John Rawls écarte l’option de l’égalitarisme. Un projet de société qui impliquerait l’égalité de tous sur tous les plans n’est pas crédible car, qu’on le veuille ou non, des inégalités existent entre les individus. Et on peut trouver que c’est injuste, mais c’est un fait. Nier qu’il y ait des inégalités est selon lui non seulement erroné mais surtout contre-productif car cela empêche d’organiser la société pour, justement, que celle-ci fasse une place aux plus fragiles d’entre nous.

John Rawls considère qu’il faut déterminer ces principes non pas en fonction de sa situation personnelle, mais en prenant une distance méthodologique, de façon à être un spectateur impartial de la société. Pour lui, il faut établir des règles qui aient une valeur universelle et pour cela, se dégager de son sort personnel mais aussi de ses traditions historiques, de sa culture, etc. Il prend donc une précaution méthodologique qu’il nomme le voile d’ignorance. Cela consiste à imaginer les règles qui vont être inscrites dans le contrat social, en ignorant totalement quel sera mon sort personnel dans cette société, mais tout en sachant qu’il y aura forcément des inégalités. Derrière le voile d’ignorance, je ne sais pas si je naîtrai fille ou garçon, malade ou en bonne santé, au XXIe s. ou dans l’Antiquité, à la ville ou à la campagne. Je ne sais rien, sauf qu’il y aura des inégalités. Je ne peux donc pas prendre le risque de jouer contre mon propre sort.

De là, en restant purement rationnel, John Rawls établit trois principes de justice :

  • Un premier énonce que la société doit faire le plus possible pour ceux qui auront le moins, de manière à les tirer le plus possible vers le haut. Ce principe qui consiste à maximiser la part de ceux qui ont le minimum est résumé dans le terme de « maximin ». Il implique l’égalité des chances dans l’accès aux différents rôles sociaux.
  • Un autre principe est celui de l’égalité de la valeur intrinsèque des personnes. Cela implique l’égalité des droits. La pensée de John Rawls combine donc un principe d’égalité et un principe d’inégalité, sous réserve bien sûr que cette inégalité soit au service de ceux qui ont le moins.
  • Un troisième principe repose sur le retrait du voile d’ignorance et l’entrée dans la vie réelle, où l’on constate malheureusement que les inégalités se font au contraire contre l’intérêt de ceux qui sont en bas. Ces inégalités contreviennent au principe du maximin et au principe d’égalité de la valeur intrinsèque des personnes. Il faut alors les réparer et c’est là le troisième principe : le principe de réparation, qui consiste à donner plus à ceux qui ont moins, autrement dit à faire des discriminations positives. C’est ce qu’on appelle affirmative action aux États-Unis.

Résumons Rawls avant de revenir à la géographie avec l’appui de sa théorie : il y a une égalité des personnes, parce qu’elles font partie de l’espèce humaine, qui ont une valeur identique quelles que soient leurs conditions sociales ; il y a un principe de maximin qui justifie les inégalités si elles sont à l’avantage de ceux qui ont le moins ; il y  a un principe de réparation posant la nécessité de réparer les injustices[2].

Cette philosophie nous permet de définir clairement trois termes qui ne sont pas du tout synonymes, mais qu’on mélange souvent, alors qu’ils doivent être distingués : différence, inégalité, injustice. Les différences existent : je suis un homme, vous êtes une femme, nous sommes différents, mais nous sommes égaux. Il ne faut pas confondre différence et inégalité. Les inégalités existent aussi, mais s’agit-il toujours d’injustices ? Certains pensent que oui, et Rawls pense que non. Les inégalités peuvent être des injustices, elles le sont d’ailleurs très souvent, mais elles ne le sont pas nécessairement et par définition.

Retour à la géographie : l’application de la théorie rawlsienne à l’analyse des territoires

Pourquoi peut-on considérer que cette théorie est utile dans une approche géographique, quand bien même John Rawls ne parle jamais d’espace ? Déjà, rappelons que cette théorie est compatible avec une démarche scientifique dans la mesure où elle est uniquement issue du rationnel, et ne fait jamais appel à une autorité transcendante pour dire le juste. À partir de là, Bernard Bret propose l’application de cette théorie à trois problèmes géographiques : le développement, l’analyse du territoire politique, l’aménagement du territoire.

Justice spatiale et développement

Le développement apparaît comme un processus juste, dans la mesure où il permet à chacun de vivre mieux, mais comme un processus qui est en même temps nécessairement inégal, car il n’est jamais uniforme, que ce soit entre les gens ou entre les territoires. C’est la raison pour laquelle une théorie qui articule l’inégalité et la justice est cruciale en géographie, afin d’y voir plus clair dans certaines configurations territoriales. Cette théorie permet en particulier de mieux comprendre le modèle centre/périphérie. C’est un modèle classique en géographie, qui consiste à dire que la production de richesses et les fonctions de commandement se trouvent concentrées en certains lieux – le centre – qui dominent ce qu’on appelle la périphérie. Est-ce que, du fait qu’il est fondé sur une inégalité socio-spatiale dans les conditions de vie des populations, ce modèle contient une injustice ?

En regardant la carte du Brésil, il est clair que le centre c’est la région Sudeste et Sud (et que le cœur du centre, c’est l’agglomération de São Paulo), tandis que le reste du territoire est en position périphérique, en particulier le Nordeste. Or, la clé de lecture de cette organisation centre/périphérie réside dans la tradition esclavagiste, soit une injustice sociale. Le Nordeste est la première région qui a été colonisée par les Portugais au XVIe siècle, où ils ont introduit l’économie de plantation sucrière et où ont été déportés les plus gros effectifs d’esclaves (environ 3 millions de personnes entre le XVIe siècle et le milieu du XIXe siècle). Or, c’est aujourd’hui la région où on trouve les niveaux de vie les plus bas du pays. À l’inverse, dans la région de São Paulo, il y a certes eu des esclaves au début du cycle du café (vers 1850) mais l’essor économique permis ensuite par la politique d’industrialisation par substitution aux importations repose largement sur des travailleurs libres, rémunérés pour leur travail. Quand il a fallu reconvertir l’économie caféière, les détenteurs de capitaux ont réinvesti dans l’industrie et ils l’ont fait sur place, car il y avait un pouvoir d’achat. C’est cela qui a permis le décollage industriel de la région de São Paulo. Dans le Nordeste, rien de tel : non pas qu’il n’y avait pas de capitaux, mais les grandes fortunes n’ont pas investi sur place, faute de marché porteur, et elles ont, elles aussi, investi dans le Sud du pays.

Les inégalités peuvent être qualifiées de plus ou moins injustes. Le centre peut avoir un effet prédateur sur la périphérie, comme un effet d’entraînement.

Justice spatiale et circonscriptions électorales

Une autre application géographique de la théorie de John Rawls serait l’analyse du territoire politique. Nous sommes tous citoyens et devons donc tous avoir une part égale dans la désignation de nos représentants. Pourtant, tant au Brésil qu’en France ou dans d’autres pays, l’égalité entre les citoyens n’est pas toujours respectée dans l’architecture institutionnelle des territoires et en particulier dans la carte des circonscriptions électorales. Le poids démographique des circonscriptions électorales est inégal, certaines ont des contours suspects, car elles ont été conçues pour avantager un camp (c’est ce qu’on appelle le « charcutage électoral »). Avec des circonscriptions de taille démographique inégale, on peut élire un député contre l’avis de la majorité des électeurs. La justice spatiale ne se limite donc pas à la justice distributive mais doit absolument prendre en compte le problème de l’égalité citoyenne. Et la façon dont le territoire est maillé par les unités territoriales n’est pas étrangère à la justice entre les citoyens.

Principe de réparation et aménagement du territoire

Que dire enfin du principe de réparation ? Il consiste à réparer les inégalités identifiées comme des injustices, c’est la discrimination positive. Du point de vue géographique, cela passe par l’aménagement du territoire, qu’on peut définir comme la mise en cohérence de l’aménagement des lieux avec un projet de société. Donc l’aménagement du territoire peut être injuste si le projet de société qui le guide est lui-même injuste. C’est par exemple le cas de la République d’Afrique du sud à l’époque de l’Apartheid, où l’aménagement du territoire avait pour but d’inscrire dans l’espace un projet politique radicalement injuste. À l’inverse, si on a un projet juste, l’aménagement du territoire peut procéder à une discrimination positive, notamment en faisant des zones dans lesquelles on applique des mesures particulières, des avantages fiscaux, des primes, etc. C’est ce que la DATAR avait fait en son temps pour l’Ouest français et pour les zones en crise ; c’est ce que la Cassa per il Mezzogiorno avait fait pour le sud de l’Italie. Et c’est au Brésil ce que fait l’agence de développement SUDENE (Surintendance pour le Développement du Nordeste), créée en 1960 par un grand économiste brésilien, Celso Furtado.

Pourtant, un projet de société juste ne suffit pas à garantir la justice spatiale dans les faits. Dans une région que l’on cible par des avantages dans une optique de discrimination positive, il est évident que les groupes sociaux dominants peuvent être en mesure de confisquer ces avantages à leur profit et de consolider par ce biais leur position dominante. On le voit bien dans le Nordeste : pendant longtemps, on y a mené des politiques d’aménagement hydraulique pour faire face aux sécheresses. Mais ces politiques ont été complètement confisquées par les propriétaires terriens : l’argent arrivait de l’État fédéral, mais les travaux hydrauliques se faisaient sur des terres privées ( ce que Celso Furtado a décrit et dénoncé en son temps).

Il faut donc bien distinguer les effets sociaux des politiques territoriales, qui peuvent être excellents comme exécrables (tout dépend de ceux qui contrôlent la manœuvre), des effets territoriaux des politiques sociales. L’exemple de la Bolsa Família est instructif. Il s’agit d’allocations familiales, créée par l’ex-président Lula, qui consistent à donner une aide financière aux catégories les plus pauvres. Au total, et tout le monde le reconnaît au Brésil, tous camps politiques confondus, cette aide a tiré de la misère environ 40 millions de personnes. C’est une politique sociale, mais qui a eu des effets territoriaux très puissants dans les régions où le pourcentage de populations pauvres est le plus élevé, notamment dans le Nordeste, parce que cela a apporté du pouvoir d’achat et permis des effets d’entraînement.

Si l’on veut que la géographie contribue à construire le juste, il ne faut pas négliger le territoire (si l’on pensait pouvoir en faire abstraction, on ferait un autre métier). Il faut aussi hiérarchiser les objectifs et reconnaître que l’action sociale doit être prioritaire sur l’action territoriale.

Débat avec le public

Public : Il me semble que le fondement de la théorie de la justice est l’individu. Ne peut-on donc pas considérer que cette théorie sous-estime la force des collectifs ?

  1. Bret : Oui, on peut penser à l’ouvrage de Michael Sandel, Justice. What’s The Right Thing To Do? (2009, traduction française 2016[3]). Michael Sandel est un philosophe de l’école communautarienne qui justement prend en compte les intérêts des groupes, mais ce n’est pas du tout la perspective de Rawls, qui met l’accent sur la personne. L’approche de Rawls n’est pas contradictoire avec la prise en compte des revendications collectives. En revanche, elle est incompatible avec l’option philosophique du communautarisme. Il faut certes admettre les usages et les revendications de groupe, mais seulement sous réserve qu’ils n’entrent pas en contradiction avec les principes universels. Il y a des sociétés où les inégalités de genre sont institutionnalisées, et ce n’est pas pour ça que c’est juste.

Public : Cela peut-il s’appliquer à certaines tribus amazoniennes ? Elles ont des modes de vie très différents des nôtres qu’elles ont envie de défendre, avec un refus des modes de vie occidentaux.

  1. Bret : Bien sûr, je pense que les revendications collectives sont légitimes, tant qu’elles ne contreviennent pas aux valeurs universelles. Alors le reproche qu’on fait à cette position, c’est de dire que ces valeurs universelles ont été pensées en Europe, et qu’on cherche à les imposer à tout le monde, ce que Michel Serres appelle un « universel particulier ». À mon sens, c’est une dérive. J’ai beaucoup de peine à imaginer qu’il n’y ait pas de valeurs universelles, parce que ça me semble contradictoire avec l’unité de l’espèce humaine. Je pense qu’il y a un certain nombre de valeurs universelles. Si on les reconnaît, après, bien sûr, il y des usages sociaux, variables d’une culture à une autre, qui sont légitimes.

Public : Je suis persuadé que l’argument des spécificités culturelles est souvent un faux-nez pour masquer la dureté de rapports de pouvoir et de rapports sociaux.

  1. Bret : Je n’en suis pas tout à fait sûr. Il n’y a pas à douter de la bonne foi de tous ceux qui se réclament du communautarisme. Je ne suis pas de leur avis, mais je ne suis pas sûr qu’ils dissimulent des rapports de pouvoir. Mais vous l’avez compris, c’est une position totalement contradictoire avec celle que j’ai cherché à développer dans le prolongement de la pensée de John Rawls.

Public : Par rapport à votre conclusion, quand vous dites que le social est une meilleure entrée que le spatial, est-ce que ça n’est pas un peu déprimant pour un géographe ?

  1. Bret : On a besoin d’une action sur le territorial. Prenez par exemple la distribution des équipements : vous allez réfléchir en aménageur, voir où mettre les écoles, les hôpitaux, etc., et il va falloir trouver la répartition idéale. Un exemple très démonstratif est donné dans une excellente thèse récemment soutenue en Suisse, portant sur la localisation des équipements de santé dans le canton de Berne. L’auteur, Jean-Nicolas Fauchille a utilisé des modèles mathématiques pour proposer des localisations de services en fonction de tel et tel principe. Ce géographe a notamment testé le principe rawlsien, en minimisant le temps de transport jusqu’à un hôpital dans les régions les moins bien desservies. Il a aussi testé le principe égalitaire, en cherchant la configuration qui égalise le plus possible le temps de transport à l’hôpital pour tous. Le résultat est édifiant : tout le monde est plus éloigné des hôpitaux si on cherche l’égalité de tous, alors  que si on prend le principe du maximin (rapprocher le plus possible ceux qui sont le plus loin, en acceptant qu’il y ait des inégalités), tous y gagnent. C’est en quoi l’égalitarisme n’est pas toujours la solution la plus équitable.

Public : On fait souvent le distinguo entre équité et égalité. Est-ce que ça vous semble fondé en raison ou est-ce que c’est une manière socio-démocrate de ne pas céder aux sirènes de l’égalitarisme niveleur ?

  1. Bret : Le mot équité est souvent pris comme synonyme de justice, pour la distinguer de l’égalitarisme en effet. Rawls fait la distinction entre fairness (équité) et justice et il considère que l’équité désigne la dimension procédurale, c’est-à-dire la procédure d’énonciation rationnelle des principes moraux, tandis que la justice serait le contenu substantiel des principes énoncés selon cette procédure. Mais c’est une distinction un peu complexe.

D’ailleurs, même si on s’éloigne un peu de la géographie, on a parfois reproché à Rawls que son universalisme ne pouvait pas fonctionner, et aussi que ses principes ont un fondement purement rationnel et qu’ils font peu de cas du sentiment d’altruisme. Mais je pense qu’il faut hiérarchiser les choses et, en amont de l’altruisme, il faut des principes de justice, pour ne pas tomber dans la « charité ». Il faut d’abord considérer la valeur d’existence de l’autre.  Ensuite, mais ensuite seulement, la théorie du care (l’attention aux autres), a toute sa place comme  morale de complément.

Public : Si on regarde ce qu’il en est de l’évolution des inégalités à l’intérieur des États, on voit que globalement, dans tous types d’États, le nombre de pauvres diminue mais que (a) les inégalités se creusent de plus en plus dans les catégories intermédiaires et que (b) si les inégalités s’accentuent c’est davantage par l’enrichissement des plus riches. Est-ce que ça ne contredit pas la théorie de Rawls ? Est-ce que plutôt que le maximin, il ne faudrait pas penser un minimax, et c’est d’ailleurs le discours de Piketty[4] ?

  1. Bret : Il faut agir par le maximin et par le minimax. Est-ce normal qu’il y ait des gens qui gagnent 15 millions par an ? C’est très discutable ! Il y a des positions diverses, beaucoup pensent qu’il faut rattraper cela par l’impôt. C’était l’idée de taxer les revenus très élevés à 75%, que le Conseil Constitutionnel français a d’ailleurs refusé en considérant que c’était une mesure confiscatoire. John Rawls pense qu’il faut définir un maximum parce que de trop grands écarts menacent l’égalité citoyenne, dans la mesure où l’argent donne de puissants moyens de pression.

Public : Ce retour vers le politique et les choix politiques me semble être un des fils conducteurs de votre propos, et je le trouve très intéressant. On est renvoyé à chaque fois à des arbitrages politiques, dans la lutte contre les inégalités.

  1. Bret : L’idée principale sur laquelle je travaille c’est vraiment la nécessité et la légitimité scientifique d’incorporer la dimension éthique dans les sciences sociales, sans se départir, évidemment, d’un objectif scientifique. Il ne s’agit pas d’avoir un propos partisan. Il s’agit, dans une analyse scientifique, d’intégrer la dimension éthique. Quelqu’un disait que je suis en train de casser le moral de la corporation des géographes, j’espère que non, mais il me semble que la géographie, comme d’autres sciences sociales d’ailleurs, avec son rôle d’analyse des territoires, peut contribuer non seulement à ce que l’on connaisse mieux les réalités, mais aussi à produire le juste.

Pour aller plus loin

  • Quelques travaux de Bernard Bret sur l’application géographique de la théorie rawlsienne :

Bret, B. (2015), Pour une géographie du juste : lire les territoires à la lumière de la philosophie morale de John Rawls, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 275 p.

(voir CR de l’ouvrage et rencontre avec l’auteur, par Dominique Rivière et Philippe Gervais-Lambony, in : Annales de Géographie, mars-avril 2016, p. 213 – 223)

Bret, B. (2010), « Interpréter les inégalités socio-spatiales à la lumière de la Théorie de la Justice de John Rawls », Annales de géographie, [en ligne], https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2009-1-page-16.htm.

Bret, B. (2006), « Inégalité sociale et cohésion territoriale, pour une lecture rawlsienne du territoire brésilien », Géocarrefour, [en ligne], http://geocarrefour.revues.org/1931.

  • D’autres approches de la justice spatiale :

Brennetot, A. (2011), « Les géographes et la justice spatiale : généalogie d’une relation compliquée », Annales de géographie, [en ligne], http://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2011-2-page-115.htm

La revue scientifique en ligne Justice Spatiale | Spatial Justice (http://jssj.org) et notamment son premier numéro « Espace et Justice » (2009) : http://www.jssj.org/issue/septembre-2009-dossier-thematique/

Compte-rendu d’Alice Nikolli, relu et amendé par Bernard Bret

[1]                      Recueil publié en 1959 qui regroupe des conférences données par Max Weber à l’Université de Munich en 1919.

[2]                      Bernard Bret précise que la pensée de Rawls emprunte beaucoup à la philosophie de Kant et notamment aux Fondements de la métaphysique des mœurs (1785).  Énoncer des principes de justice qui aient une valeur universelle renvoie à la première maxime kantienne : « agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ». La procédure d’énonciation rationnelle des principes renvoie, elle, à l’autonomie de la volonté chez Kant : «… puisse être érigée par ta volonté…. ». Le principe de la valeur intrinsèque des personnes, quant à lui, rejoint une autre maxime kantienne, celle de ne jamais considérer une personne humaine comme un moyen mais toujours comme une fin.

[3]                      Le compte-rendu de lecture de cet ouvrage par Bernard Bret est disponible en ligne : http://www.jssj.org/article/justice/

[4]                      Thomas Piketty, 2013, Le Capital au XXIe siècle.