Le 13 avril 2016, les Cafés Géo de Lyon reçoivent Sophie Hou, attachée temporaire d’enseignement et de Recherche (ATER) à l’ENS de Lyon. Docteure de l’Université Paris I Sorbonne, elle est rattachée aux UMR PRODIG et Environnement Ville Société. Ces travaux portent sur les enjeux énergétiques, et notamment la question des transports dans l’aire russe.
Elle commence son exposé par des dessins autour du gaz naturel. Les caricatures offrent un lien entre des questions de pouvoir et de l’énergie (à la fois du côté du transport et de l’accès). Cette question est liée à des menaces perçues notamment par les autres pays : la figure de V. Poutine ou le haut-lieu (le Kremlin) sont surreprésentées dans les caricatures proposées dans différents pays. Gazprom, entreprise gazière publique, apparaît également. Des termes comme « interdépendance », « guerre énergétique » ou « gisement » sont mobilisés dans les médias. La menace a été réactivée lors des épisodes entre la Russie et la Biélorussie, la Russie et l’Ukraine, puis les mouvements ukrainiens. Une carte type est proposée autour des enjeux de dépendances (pays, taux…).
La Russie est un grand pays producteur et exportateur de gaz. Pour les réserves en 2014, la Russie est à la deuxième place derrière le Qatar. Pour la production, elle est à la deuxième place derrière les Etats-Unis (notamment grâce au gaz de schiste). C’est également un gros consommateur de gaz naturel (à la deuxième place). Gazprom vend en majorité dans les frontières russes, que ce soit pour la consommation des particuliers ou des industriels. 51% du gaz de Gazprom est vendu sur le marché domestique. En 2011, dans le mix énergétique, le gaz naturel est la principale énergie (plus de 50%).
Ce secteur s’est développé à partir des années 1950. La première phase (1950-1970) correspond au remplacement du charbon, puis à partir de 1980 le gaz remplace le pétrole.
Il s’agit de questionner l’interaction entre énergie, pouvoir et territoire. Le terme « énergie » sera ici centré sur les hydrocarbures, mais le charbon ou l’hydroélectricité apparaissent ponctuellement. Le terme de « territoire » s’exprime ici par des relations notamment dissymétriques. Le réseau de transports révèle des rapports de force et des configurations territoriales. Les réseaux dans différents travaux (voir par exemple S. Jaglin et E. Verdeil) jouent un rôle dans la construction des territoires. Les enjeux internationaux jouent un rôle important, même s’ils ne seront pas centraux dans le propos ici développé. Les dirigeants des grandes compagnies sont souvent très proches du pouvoir : les sphères politiques et énergétiques sont liées en termes d’acteurs. D. Medvedev a été directeur du conseil de la surveillance de Gazprom avant d’être président. Certains programmes, notamment fondés sur des objectifs et une répartition des compétences, révèlent également ces questions de pouvoir.
Différents territoires russes peuvent être mis en lumière. Souvent les données sont présentées à l’échelle de la Russie. Le propos est ici centré sur les implantations territoriales. La Russie est le pays le plus vaste du monde. Le gaz naturel est-il une source d’énergie pour toute la Russie ? En quoi la distribution du gaz correspond-elle aux différents territoires russes ? Une opposition entre une Russie de l’ouest dite européenne et une Russie de l’est dit asiatique est souvent proposée : cette ligne arbitraire est encore présente sur cette carte et dans certaines représentations. Un accent est mis sur la dimension asiatique de la Russie : cette rhétorique est mobilisée dans des discours politiques. Y a-t-il un tournant asiatique en termes d’énergie ? Ces territoires de l’Est devraient représenter 25% de la production de gaz en 2030. En mai 2014, la Russie et la Chine ont conclu un important accord gazier.
Cette extension pose aussi la question de nouveaux espaces de production, en diversifiant des espaces jusqu’ici héritiers de l’URSS. La Russie est souvent étudiée au prisme du modèle centre – périphérie : cette fédération est constituée de sujets fédéraux, avec des relations dissymétriques. V. Poutine souhaite renforcer le lien entre le national et la régional.
Qu’est-ce qu’un territoire du gaz naturel ? Est-ce un espace de production, de transit, de consommation ? Ce terme de « territoires du gaz naturel » doit être interrogé. Ces territoires ont-ils des capacités de décision ? La mise en valeur d’un gisement entraîne la construction d’infrastructures : la production est toujours liée à d’autres étapes de la filière du gaz.
Quelques données sur l’énergie en Russie
Le secteur des hydrocarbures joue un rôle considérable pour l’économie russe. Les estimations sont sujettes à des discussions. En 2013, les revenus du pétrole et du gaz naturel représentent 50 % du budget fédéral et 70% des exportations. Le pétrole a une importance économique supérieure au gaz naturel. Le gaz naturel est largement consommé en Russie : il y avait donc une péréquation, les consommations domestiques étaient en partie financées par les exportations.
Lors de la dissolution de l’URSS, le secteur pétrolier a été privatisé. Pour le gaz naturel, une compagnie est l’héritière unique : un quasi-monopole apparaît alors. Cette compagnie maîtrise les différents chaînons, selon le principe de l’intégration verticale.
En 2000, V. Poutine fait des hydrocarbures un levier économique et politique : les modalités d’exploration et d’exploitation via des licences ont été changées avec une reprise en main de l’Etat, au détriment des acteurs régionaux. Une liste de gisements d’importance stratégique est mise en place : l’Etat peut alors donner les droits d’exploitation directement pour les gisements d’importance fédérale. Il y a également des mesures de 2008 pour limiter l’accès aux entreprises étrangères aux ressources, notamment dans les ressources off shore. A l’est, les plus grands gisements sont des gisements d’importance fédérale. Ils ont été attribués à Gazprom par l’Etat russe. Les licences montrent une redistribution des cartes entre les acteurs : Gazprom devient le grand bénéficiaire.
Auparavant, des bénéfices étaient en partie régionaux. Aujourd’hui, l’Etat fédéral en profite en très large partie. Une augmentation de l’impôt sur l’extraction des minerais est notée : les régions n’en bénéficient pas (moins d’1% dans leur budget).
Les « champions nationaux » s’affirment : Gazprom, Rosneft et Transneft. L’Etat est majoritaire dans Gazprom depuis 2005. Transneft a le monopole du transport du pétrole en Russie.
Le réseau existant est fondé sur le moment de sa création soviétique. Les frontières ont été modifiées, notamment en termes de façades maritimes. Cela sous-entend une réorganisation pour l’adapter au nouveau territoire russe. Dans le gaz naturel, la Russie souhaite développer de nouveaux réseaux pour contourner des pays dits de transit : North Stream en est l’exemple emblématique. Des anciennes parties de l’URSS sont aujourd’hui des pays en bout de chaîne, ce qui pose problème à la Russie aujourd’hui.
Energie et territoires en Russie
La production est très concentrée. Il n’y a pas d’adéquation entre les territoires de la production et ceux de la consommation. La distance est une contrainte importante : elle pèse très lourd. Dans le prix du gaz livré par Gazprom, 48% du prix sur le marché domestique est liée au transport. Le gaz russe parcourt en moyenne 2916 kilomètres sur le marché domestique et 3650 kilomètres pour les exportations.
Le principal lieu de production actuel est le bassin de l’Ob parfois appelée Sibérie occidentale : environ les deux tiers de la production. D’autres gisements moins importants existent, comme autour de la Volga ou à l’est. Ce bassin principal atteint sa phase de déclin : pour maintenir la production, il faut trouver ou mettre en valeur de nouveaux gisements.
Une carte des réseaux de gazoducs (gaz à forte pression) est proposée : une rupture entre la partie occidentale et orientale du pays est visible.
A l’est le réseau est lacunaire voire inexistant. Le prix du gaz est déterminé par différents acteurs (notamment au sein du service fédéral des tarifs) : des zones tarifaires sont proposées en lien avec les coûts de transport. Les prix ne sont pas uniformes sur l’intégralité du territoire, malgré la péréquation.
La délimitation de la Sibérie (occidentale et orientale) ne va pas forcément de soi. L’Extrême-Orient russe est défini administrativement. Les territoires de l’est posent des questions en termes de définition : S. Hou les délimite à la lumière des espaces peu mis en valeur en termes de réseaux énergétiques. Les contraintes comme la continentalité et le froid jouent un rôle important : le pergélisol joue un rôle dans l’exploitation des ressources à l’est. Ces territoires sont soumis à une sismicité plus importante. La densité est également un élément important : le peuplement est concentré à l’ouest. S. Hou rappelle les questions posées par les mesures en termes de densité de population, avant d’annoncer les densités dans les espaces étudiés : 1 hab/km² pour l’extrême orient et 3 hab/km² pour la Sibérie. D’un point de vue socioéconomique, ces espaces sont définis comme des périphéries : des débats notamment autour du colonialisme sont présents en Russie.
Ces espaces peuvent apparaître comme stratégiques du fait de la proximité avec l’Asie Pacifique (Chine et Japon). Entre Japon et Russie, des contentieux persistent (Iles Kouriles – Territoire du Nord). Les deux Corées posent également des potentiels intérêts en termes de transit. Les relations avec la Chine ont pendant longtemps été compliquées, malgré l’accord de 2014.
Dans les régions de l’est, le charbon domine le mix énergétique, comme le montre la centrale d’Oulan-Oudé. Les réserves d’hydrocarbures n’ont pas été mises en exploitation avant les années 2000. Ces régions sont peu raccordées au gaz. Au cours des années 2000, ces régions ont été davantage mises en valeur par Gazprom, jusque-là en retrait dans cette région.
Dans les territoires de l’est, certains territoires produisent des ressources, mais tous les territoires de l’est ne sont pas concernés.
Quels acteurs pour quels jeux de pouvoir ?
L’Etat intervient de façon plus ou moins directe. L’Etat délègue des missions à des grandes compagnies détenues en majorité par l’Etat : leur statut est peu clair, elles doivent réaliser des profits et ont d’importantes compétences (y compris des programmes sociaux). Entre les compagnies publiques, il existe des concurrences.
Des tensions existent au niveau régional autour des licences ou des modalités d’exploitation.
Des exemples à l’échelle locale sont présentés : le réseau est visible, notamment pour limiter les impacts liés au pergélisol.
En bout de chaîne, il s’agit d’étudier les bénéfices des consommateurs. Gazprom réalise d’importantes campagnes de communication. Les coûts liés à l’énergie peuvent être importants en termes de raccordement.
Il y a une évolution avec de nouveaux projets vers l’est. L’accord avec la Chine va entraîner la construction d’un gazoduc. Mais les évolutions restent incertaines, notamment autour de la capacité de financement, des échéances des projets… Le changement s’effectuera à moyen ou à long terme. Les territoires de l’est ne sont pas tous concernés : d’autres resteront en dehors des réseaux (transport, production, consommation). Ces territoires ne vont pas forcément bénéficier des projets. Les décisions restent prises au niveau fédéral ou des logiques de grandes compagnies.
Le débat avec la salle commence alors.
En termes d’accès aux données, comment travaille-t-on sur Gazprom aujourd’hui ?
S.H. Les données de la compagnie sont accessibles. Mais il y a une différence entre le siège à Moscou et les délégations, filiales, régionales. S’il est difficile de frapper à la porte du siège, il est plus facile d’avoir accès à des interlocuteurs à l’échelle régionale.
De quelle main d’œuvre y a-t-il besoin pour produire du gaz ?
S.H. La mobilisation des gisements pose la question de l’accès et de la disponibilité d’une main d’œuvre formée. Il y a des territoires qui forment de plus en plus des ingénieurs ; des instituts se spécialisent.
Le ralentissement économique chinois va-t-il repousser les projets ?
S.H. Pour ce qui est de la Chine et du ralentissement de l’économie chinoise, des questions sont soulevées notamment dans la presse : la Russie a obtenu un prêt auprès de la banque de Chine pour un projet de réseau vers la Chine. Il faut rappeler que la Russie accuse le coût assez fort aussi des sanctions européennes. La Russie et la Chine disent depuis longtemps qu’elles vont construire ensemble. Mais pour la Chine c’est inconcevable d’acheter au prix européen et pour la Russie c’est inconcevable de vendre au prix chinois. Cet accord est inédit et peut aussi être lu à la suite des crises ukrainiennes. Toutefois il est extrêmement opaque : quels ont été les prix définis ? La Russie s’enferme-t-elle dans un tête à tête avec la Chine ? La Chine a elle accès à d’autres producteurs ou exportateurs ? Toutes ces questions sont aujourd’hui posées.
Qu’est ce que cela signifie de fermer les vannes. Quelles en sont les conséquences pour la Russie (si elle ne vend pas de gaz) ?
S.H. Jusqu’ici fermer les vannes n’a pas duré assez de temps pour mesurer les conséquences pour la Russie. Mais fermer les vannes, c’est faire face à l’interdépendance et à un jeu de type perdant-perdant. Pour la Russie, le marché domestique n’est pas le plus intéressant. Dans ce contexte, fermer les vannes a des répercussions très fortes. La Russie a vendu du gaz pendant longtemps à un prix préférentiel à l’Ukraine par rapport au reste de l’Europe.
Au niveau des territoires de l’est, les habitants sont-il contents de voir arriver les projets ?
S.H. Cela dépend des régions et des habitants. L’accès au gaz est une revendication de la part d’un certain nombre d’habitants. Mais il est source de questions dans les régions où le gaz n’est pas utilisé. Pour elles, le gaz peut être perçu comme quelque chose de dangereux. Le gaz apparaît parfois comme une énergie propre par rapport au charbon. Des questions environnementales sont aussi soulevées. Il n’y a pas de réponse unique.
Les communes touchent-elles de l’argent du gaz ? Sait-on la somme ? Comment ça se passe ?
S.H. Pour ce qui est du gazoduc Force de la Sibérie je n’ai pas les informations nécessaires. Dans un certain nombre de cas, les gazoducs ne passent pas au milieu de communes où il y a des habitants. Pour ce qui est des infrastructures qui pénètrent dans les villes, les villes ne perçoivent pas de bénéficies, si ce n’est la réception de gaz qui bénéficie à la population. Il y a des débats classiques sur l’indemnisation de terres…
Voir passer des tuyaux à ciel ouvert, comment les habitants perçoivent-ils cela ?
S.H. Du point de vue d’une française, c’est étonnant la première fois. Personne sur place ne m’a fait la moindre remarque, là bas c’est une habitude. Ils sont construits comme cela car on n’a pas le choix. S’il y a une fuite il faut qu’elle soit bien visible.
Compte-rendu réalisé par Emeline Comby relu et amendé par l’intervenante.