Louis Pétiniaud est docteur de l’Institut Français de Géopolitique et chercheur postdoctoral au sein du laboratoire IFG-Lab et du centre de recherche GEODE. Spécialiste d’Internet dans les conflits territoriaux, il a soutenu en novembre 2021 une thèse sur la fragmentation géopolitique et numérique de l’Ukraine sur la période 2013-2020. Il a récemment reçu le 1er prix scientifique de thèse de l’Institut des hautes Études de Défense Nationale. Le 17 janvier 2023, il est l’invité des Cafés Géo de Montpellier pour présenter les enjeux territoriaux d’Internet dans la guerre en Ukraine.

I. Aux origines du conflit : un pays aux frontières multiples ?

Marquée par de nombreuses tensions avec la Russie depuis la fin de l’ère soviétique, l’Ukraine connaît une escalade du conflit à partir de 2014 (notamment avec les manifestations pro-européennes « Euromaïdan », aussi appelées Révolution de la Dignité), au sommet de laquelle le pays est progressivement dépossédé de sa souveraineté sur deux enclaves territoriales : la Crimée et une partie du Donbass. Il existe en Ukraine un certain nombre de divergences nationales économiques, sociales, politiques, linguistiques et mémorielles anciennes et territorialement marquées, qui sont autant de fractures territoriales, entre inégalités économiques Est-Ouest, et rivalités nationalistes qui remontent aux années 1930, alors que l’armée collaborationniste opportuniste est reconnue dans l’Ouest comme la fondatrice de l’Ukraine contemporaine, tandis que l’Est la considère majoritairement comme ennemie collaborationniste.

Entre 2015 et 2021, l’Ukraine représente une zone chronologique tampon, avec deux territoires gérés de façon différente par la Russie :

– La Crimée, incorporée à la Russie du point de vue juridique, politique et infrastructurel, qui voit la création d’une frontière physique bien délimitée sur des bandes de terre bordées de fils barbelés et de caméras.
– Le Donbass, zone grise géopolitique, qui est un territoire semi occupé, à travers des forces locales manipulées et russes, avec une frontière/front de guerre difficile à définir.

Sur cette période, les fronts et les frontières ukrainiennes sont relativement stables, tandis que les capacités russes se renforcent et multiplient d’importantes cyberattaques, en Ukraine et ailleurs, et que la rhétorique de Moscou s’affirme, jusqu’à nier totalement en 2021 l’existence d’une nation ou d’un État ukrainien. Depuis février 2022, ce conflit est devenu une guerre de haute intensité.

II. Préalables techniques : la structure d’Internet

Les aspects infrastructurels d’Internet ont joué un rôle croissant dans la stratégie russe. Le réseau Internet constitue en effet un enjeu stratégique majeur, qui participe de la structuration de la puissance et du contrôle de la Russie sur les territoires ukrainiens.

En Crimée et dans une partie du Donbass, puis dans les territoires occupés en 2022, la modification de l’architecture du réseau Internet a effectivement conduit à une forte dépendance à la Russie pour l’accès à Internet. Ces transformations des infrastructures d’Internet entraînent des répercussions majeures sur l’équilibre des forces, et sur la manière dont les États ou les pouvoirs locaux peuvent contrôler ou non l’information, et par là, les territoires. L’observation du réseau montre comment cette architecture peut nous renseigner sur cette guerre, sur les pratiques stratégiques russes, et sur les contournements possibles.

En 2022, on constate une préservation initiale des infrastructures numériques. Au début du conflit, certains spécialistes pensaient qu’elles allaient être détruites par les Russes afin d’empêcher la communication. Mais il se trouve que, jusqu’à la seconde partie de la guerre (fin mars 2022), ce type d’infrastructure n’était pas vraiment visé. Le contrôle s’exerce en fait différemment : il ne concerne pas la couche physique du cyberespace (data centers, routeurs, câbles), mais plutôt sa couche logique, qui permet aux éléments physiques de communiquer entre eux.

Pour comprendre le routage des données numériques

Le cyberespace a une conception opérationnelle découpée en 3 ou 4 couches. La première est la couche physique (data centers, routeurs, câbles), et la deuxième est sa couche logique. En ce sens, la présence d’un câble ne veut pas dire qu’il y a une connexion Internet, la géographie des câbles ne donne qu’une indication parcellaire des routes de données.

En termes géographiques, à travers le prisme de la couche logique, Internet est un réseau mondial d’environ 120 000 « systèmes autonomes » (AS). Il s’agit d’un terme qui permet de considérer le réseau comme une somme de beaucoup d’unités différentes (fournisseurs d’accès comme SFR ou Bouygues, fournisseurs de transit, qui sont « les fournisseurs d’accès des fournisseurs d’accès », les fournisseurs de contenus (sites web, services VOD…) hébergés dans des data centers, etc.) dont l’interconnexion crée les chemins nécessaires à la circulation des données.

Issu du complexe militaro-industriel, Internet est conçu pour être le plus résistant possible ; il est donc résilient, car il a un très haut potentiel d’adaptation, afin d’assurer la circulation des données. En théorie, ce réseau peut être « distribué », c’est-à-dire qu’en cas de disparition d’un chemin, un autre est utilisé. En réalité, ce réseau n’est pas distribué mais décentralisé ; il existe des dépendances formelles entre certains points du réseau. Il peut être aussi considéré comme « concentrique », car les systèmes autonomes varient en importance et en rôle, donc le réseau a une forme déterminée, une architecture particulière. Par exemple, il est possible de déterminer l’itinéraire logique d’un ordinateur parisien vers vk.com, un réseau social russe hébergé en Russie. Les données empruntent un ensemble de routeurs et d’infrastructures, qu’on peut mettre en carte.

III. La connectivité comme phénomène géopolitique

La connectivité entre ces différents systèmes autonomes (AS) est à la fois la résultante et la cause de dynamiques géopolitiques. Les systèmes autonomes passent des accords pour avoir des accès avec d’autres systèmes autonomes, et un acteur du réseau va privilégier un « voisin » plutôt qu’un autre pour diverses raisons. Choisir un fournisseur est principalement motivé par son coût d’accès, mais la question des intentions du « voisin » est également importante, par exemple lorsqu’un fournisseur potentiel est enregistré dans un pays adversaire voire hostile.

L’architecture de la connectivité implique deux enjeux majeurs :

– Le contrôle étatique, à travers le contrôle de l’architecture d’un réseau national, notamment par la maîtrise du nombre de points de connexion avec l’extérieur. Par exemple, l’Iran a réorganisé son réseau pour le réduire à trois points de sorties, afin d’en faciliter le contrôle.
– La dépendance, la puissance topologique, lorsqu’un territoire est fortement dépendant d’un Etat ou d’un acteur spécifique pour sa connexion au reste du réseau.

IV. L’Ukraine, réseau décentralisé et résilient
Le réseau ukrainien est très décentralisé, et comporte de nombreux points de sortie vers l’extérieur. C’est l’un des marchés les moins concentrés du monde, avec peu de contrôle de l’État. Ce réseau est donc très résilient. Or, on observe à travers le réseau, une appropriation territoriale de la Russie par l’infrastructure logique.

Entre 2016 et 2021, le Donbass et la Crimée connaissent une déconnexion progressive des fournisseurs ukrainiens, et une reconnexion simultanée à Internet à travers des fournisseurs d’accès russes contrôlés par l’Etat, qui déploient ainsi une « puissance topologique » via cette infrastructure logique. Il y a donc une séparation effective des réseaux. Il existe encore des câbles physiques reliant l’Ukraine au Donbass, mais ils ne sont plus utilisés. La Russie déploie ici sa puissance topologique, à travers sa capacité à modifier le réseau et à le structurer.

Si en 2018 le Donbass conserve quelques connexions ukrainiennes, la Crimée est désormais quant à elle exclusivement connectée au réseau russe. Ces deux régions ont subi des modes d’appropriations territoriales différentes ; en Crimée, on observe une appropriation plus directe du réseau depuis 2014, qui est claire et significative, et se joint à l’annexion politique et physique. Dans le Donbass, il y a bien une territorialité visible de la connectivité, mais avec des stratégies plus difficilement identifiables. Il existe des zones contrôlées par la Russie et une zone plutôt ukrainienne, que l’observation des fournisseurs d’accès permet d’établir, traçant un découpage assez marqué, au sein duquel Moscou accapare un rôle de plus en plus important, avec des coupures infrastructurelles progressives.

Cependant, le routage n’est pas le fait d’un seul acteur. En l’occurrence, à partir de 2014, les autorités ukrainiennes ont imposé des sanctions aux opérateurs ukrainiens qui voulaient s’interconnecter avec les opérateurs russes en Crimée. D’une certaine manière, le gouvernement ukrainien lui-même a provoqué sa perte de souveraineté sur les territoires qu’il revendiquait comme sien.

Les conséquences générales de la puissance topologique

Filtrage / blocage : contrôler l’accès internet à un pays est un moyen de pression, au même titre que le contrôle de ressources plus classiques comme le gaz ou le pétrole. Contrôler l’accès Internet d’une zone occupée permet de la déconnecter facilement en cas de problème, afin de générer un vacuum de communications et d’informations, engendrant de l’incertitude voire du chaos.

Espionnage : avoir la main sur les données qui passent par internet permet de détourner et d’inspecter les informations, y compris chiffrées.

Une appropriation territoriale par le réseau : appropriation des territoires disputés à travers l’architecture du réseau ; de fait, la Crimée et le Donbass sont intégrés au projet en cours du « Runet souverain », un projet d’Internet russe qui contrôle l’information et fait de la surveillance de masse, en censurant notamment des plateformes et services occidentaux, ce qui a un impact sur les services numérisés de l’État ukrainien, et qui entraîne sa perte de puissance régalienne.

L’appropriation territoriale par l’infrastructure logique est une stratégie opérationnelle russe très claire en 2022. Il s’agit d’un phénomène croissant, voire systématique dans les zones occupées. Le chargé du développement haut débit mobile au sein du ministère ukrainien pour la transformation numérique, Stanislav Prybytko, commentait ainsi : « The first thing the Russians do when they occupy Ukrainian territory is cut off the networks [from Ukraine] ».

Les enjeux spécifiques de l’accès à Internet en situation de conflit ouvert ou de haute intensité

Les communications interpersonnelles entre les territoires occupés ou non peuvent être coupées, la ligne de front sépare ainsi numériquement des territoires parfois très proches physiquement.

L’accès à l’information et à la diversité de l’information est compromis. L’organisation collective : la surveillance peut avoir des conséquences sur l’organisation de mouvements de résistance. Les services publics (Diia) comme privés (banques) sont perturbés.

Ces enjeux interrogent l’importance réelle du maintien du réseau, et plus précisément, d’un réseau indépendant. La réponse est complexe, mais il semble bien que depuis le début de la guerre en Ukraine, Internet apparaisse de manière croissante comme un besoin premier, au même titre que la nourriture ou le chauffage. Il s’agit donc de ce qu’on pourrait appeler une « weaponization » croissante des infrastructures logicielles, c’est-à-dire l’usage stratégique du routage des données par la Russie.

Conséquences annexes : la transformation de l’espace-temps des données

Ce nouveau routage implique également d’autres enjeux. En effet, si on se trouve d’un côté de la frontière ou de l’autre du front, on accède à des ressources à des vitesses différentes. Accéder à des ressources hébergées en Europe si on est à l’Est (Donetsk) est plus long que si on se trouve à l’Ouest (Kiev), car le chemin pris par les données y est rendu plus long et complexe. Par exemple, si l’on consulte un site d’information de presse français ou américain hébergé en Europe depuis une zone occupée en Ukraine, le temps de chargement sera plus long qu’en consultant un site russe. Cette différence est peu perceptible pour l’utilisateur, car elle est de l’ordre de 20 à 60 millisecondes, mais on peut faire l’hypothèse que cette latence  rende l’accès à certaines ressources plus compliqué, et puisse avoir un impact sur les comportements en ligne.

Il reste à en mesurer l’impact réel ; la latence incite-t-elle davantage d’utilisateurs à ne lire que de la presse russe ? Cette question se pose également pour les services bancaires et financiers, qui en choisissant logiquement le réseau le plus rapide et le plus performant, les partenaires russes, risquent de restructurer les rapports économiques sur le long terme et renforcer l’appropriation du territoire.

Conclusions et ouvertures

L’architecture des réseaux de données offre à la Russie une forme de puissance topologique, qui se déploie à travers le réseau, dans les territoires occupés d’Ukraine. Cette puissance renforce l’appropriation territoriale russe, mais n’est pas toujours seulement une stratégie du pouvoir politique russe, puisqu’elle implique d’autres acteurs. La compréhension des stratégies actorielles nécessite un travail de terrain, dont les débuts ont eu lieu au Kirghizistan, et de nouvelles approches sociologiques des opérateurs Internet.

On constate une approche de plus en plus politique du routage par les acteurs étatiques, qui dans le cas de l’Ukraine, conduit à la consolidation d’une vision territoriale et stratégique du routage. Il s’agit de la première occurrence de re-routages systématiques dans un conflit ouvert.

Louis Pétiniaud met finalement l’accent sur la nécessité d’avoir plus de données sur le fonctionnement du réseau, au moyen d’une meilleure répartition des points d’observation du réseau, et sur le besoin de mieux comprendre le fonctionnement du réseau et les comportements des opérateurs et usagers, grâce à la pratique du terrain.

Remarques finales :

Les fronts se sont doublés d’une séparation numérique, alors que le cyberespace est conçu comme un espace sans frontières. Selon Louis Pétiniaud, le numérique ne rebat cependant pas toutes les cartes de la géographie, car on manque d’outils pour comprendre exactement les conséquences de cette « borderization » sur l’accès à telle ou telle ressource de chaque côté de ces « frontières numériques ». Il n’existe pas réellement une frontière numérique au sens propre, mais une distorsion. En fait, c’est l’espace-temps de la donnée qui est complètement modifié, et c’est cette distorsion qui fait frontière.

La ligne de front se trouve matérialisée dans le cyber-espace, bien que les connexions internet par satellite soient amenées à modifier progressivement cette vision.

Il existe en Ukraine une différence ville/campagne importante ; il y a donc des lieux où cette puissance topologique russe est sans effet, puisqu’elle dépend du niveau de développement du réseau et de la démographie.

 

Annabel Misonne et Marine Truffaut, mars 2023