Café Géo animé par Marie Augendre (Chambéry, 8 mars 2017)

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En ce mercredi 8 mars 2017, les Cafés Géographiques de Chambéry-Annecy reçoivent Marie Augendre, maîtresse de conférences à l’Université Lyon 2. En cette journée internationale des droits des femmes, elle n’est pourtant pas venue nous présenter un café sur la géographie du genre. Son intervention porte sur l’accident de Fukushima, dont on commémore le sixième anniversaire le 11 mars.

Marie Augendre commence son intervention en rebondissant sur cette remarque. Certes, il ne s’agit pas d’un café genré, mais le sujet qui va être abordé l’est pourtant dans une certaine mesure. En effet, la place des femmes est considérable à Fukushima, notamment parce que ce sont souvent elles qui se sont trouvées en première ligne, et tout particulièrement pour protéger les enfants de la radioactivité. La place des femmes dans l’analyse de l’accident nucléaire n’est donc pas négligeable, quand bien même on parle du Japon, société réputée particulièrement clivée (le terme « okusan », qu’on traduit par « épouse », désigne en japonais « celle qui se tient au fond »). Toujours est-il qu’avec l’accident nucléaire, les femmes se sont découvert une capacité à agir sur la scène publique, et elles portent une bonne partie des actions citoyennes qui se mettent en place, tant concernant la mesure de la radioactivité, que l’organisation de vacances sanitaires pour les enfants ou encore la reconnaissance des droits des sinistrés.

  1. Territoires contaminés : zonage administratif et « zone grise » de l’accident

La cartographie des territoires contaminés est très variable dans le temps. Marie Augendre s’appuie sur la carte de la contamination réalisée à partir des données officielles, disponible en ligne et mise à jour régulièrement[1]. Les valeurs de contamination sont aux deux tiers plus basses aujourd’hui qu’au moment de l’accident. Cette baisse renvoie à la décroissance naturelle de la radioactivité, à la dilution liée au ruissellement ainsi qu’aux mesures qui ont été prises par les pouvoirs publics (décontamination des espaces habités). Mais il faut garder à l’esprit que localement, on peut observer des phénomènes de reconcentration de la contamination, voire de contamination secondaire (remobilisation de radionucléides en provenance de la centrale ou des forêts impossibles à décontaminer).

En fait, l’ampleur des retombées radioactives sur le territoire a en partie été limitée par les vents. Fukushima se situe à l’est de l’île de Honshū, et le Japon est soumis à des vents dominants d’ouest (les westerlies), qui ont chassé l’essentiel de la contamination vers l’océan. La carte de la contamination montre certes une concentration autour de Fukushima, mais également dans le nord-ouest et le sud-est de ce département, en particulier dans la région de Tokyo. Mais on ne parle pas de cette contamination-là. Parler de la « catastrophe de Fukushima » fait le silence sur d’autres zones ce qui arrange bien ces espaces ; il faut être conscient que la contamination ne se limite pas au département de Fukushima.

Il faut noter une ambiguïté première dans la radioactivité et sa mesure. Il y a de multiples manières de mesurer la radioactivité, et Marie Augendre détaille les deux principales unités de mesure. Les becquerels renvoient à une désintégration par seconde : il s’agit de la mesure de l’activité émise par les radionucléides (la radioactivité). Les microsieverts/heure (mSv/h) renvoient quant à eux à une tentative de convertir cette radioactivité en tenant compte de ses effets sur l’organisme. On ne mesure donc plus une activité mais une dose. En quelque sorte, les becquerels renvoient à une magnitude, et les sieverts à une intensité.

Dans la cartographie officielle mise à jour très régulièrement, la zone évacuée autour de la centrale a beaucoup évolué :

  • Le premier zonage a été mis en place en avril 2011, un mois après l’accident. La zone évacuée s’étendait à un rayon de 20 km autour de la centrale. Une zone supplémentaire de confinement a existé jusqu’en septembre 2011. Elle a ensuite disparu au profit d’une « zone d’évacuation recommandée ».
  • Par la suite, les zonages n’ont plus été fondés sur des distances, mais sur des mesures. Après la panique et le manque d’informations cohérentes des premières semaines, les mesures sont devenues plus précises et on a pu établir un zonage en fonction des niveaux de radioactivité mesurés sur le terrain. La zone rouge, qualifiée de « zone de retour difficile » correspond aux espaces où la radioactivité dépasse 50 mSv/an. Le terme de « retour difficile » n’est pas anodin : il montre que l’Etat japonais a fini par reconnaître qu’il y aurait bien des zones où le retour des populations serait difficile, voire impossible – pour mieux réouvrir d’autres zones, et n’abandonner finalement aucune commune (y compris les plus proches de la centrale accidentée).
  • Les retours sont autorisés dans les zones qui enregistrent un taux de radioactivité inférieur à 20 mSv/an. Pour comparaison, le seuil autorisé pour les travailleurs du nucléaire est de 100 mSv/an sur 5 ans et pour la population en général de 1 mSv/an dans le monde, et dans tout le Japon sauf à Fukushima. Dans ce département, le seuil de 20 mSv/an est appliqué de manière indifférenciée à toutes les populations, y compris aux enfants. Il s’agit d’un des points de controverse dur, car l’enjeu est d’éviter que ce seuil ne se généralise et ne devienne une norme internationale.
  • Cette carte des zones évacuées est mise à jour en permanence, et atteste d’une nette évolution par rapport à la carte de départ. L’évolution globale correspond à une réduction comme peau de chagrin de la zone évacuée. On remarque un phénomène bizarre : la zone rouge évolue. En 2012, éclate le scandale de l’eau contaminée : les scientifiques qui faisaient des mesures dans l’océan se sont rendu compte que la contamination avait baissé très vite, mais qu’au lieu de redescendre à zéro, elle gardait un niveau bas, mais persistant. Tepco a fini par reconnaître que l’eau utilisée dans la centrale fuyait dans les nappes phréatiques et en mer. Cette contamination marine a donc été prise en compte dans le zonage dans un premier temps mais a fini par disparaître quand le scandale s’est tassé. Et pourtant, ces contaminations marines continuent, car une partie de l’eau utilisée pour refroidir les coriums finit toujours dans les nappes et dans l’océan.
  • Marie Augendre termine en commentant la carte la plus récente et souligne que dans la logique de gestion, il n’y a pas de gradient régulier entre les zones : on passe du rouge au vert directement, voire au blanc. Et si on regarde attentivement, chaque commune (y compris celle où se trouve la centrale) a un petit morceau de vert. D’une certaine manière, on a retenu la leçon de Tchernobyl et de sa zone d’exclusion où il est aujourd’hui très difficile de faire revenir la population. Dans le cas de Fukushima, le parti pris du gouvernement japonais, c’est de ne surtout pas abandonner le territoire et de faire en sorte qu’il n’y ait aucune commune qui disparaisse. On essaie de toujours maintenir une zone où il y ait une perspective de retour. Si on regarde de près la zone d’exclusion, on voit que, certes, elle est fondée sur les mesures de contamination mais dans le détail, les limites correspondent à une route, à des limites de rizière ou de parcelles. Elle reflète donc un certain nombre de négociations et la volonté de ne pas abandonner ce territoire. L’objectif est donc de ré-ouvrir ce territoire et des mesures sont prises pour le rendre de nouveau habitable.

Mais il s’agit là de la cartographie officielle de la zone évacuée, laquelle ne cesse de se réduire. En s’appuyant sur ses observations de terrain, Marie Augendre préfère parler de « zone grise » de l’accident, sorte de zone d’entre-deux entre la centrale et le reste du territoire. Cette zone grise progresse à mesure que la zone officiellement évacuée se réduit et le paysage y reste balisé par toute une série de signes de l’accident, plus ou moins ténus, qui contrebalancent l’invisibilité de la radioactivité :

  • Des bornes de mesure (une centaine dans tout le département), fonctionnant à l’énergie solaire, indiquent la contamination ambiante. Ces bornes ont été critiquées car les valeurs sont très précises, mais elles sont très disséminées dans le territoire : c’est une logique de « high fidelity, low frequency».
  • Les galeries de panneaux solaires et les champs d’éolienne se multiplient, alors que les énergies renouvelables n’existaient quasiment pas avant l’accident.
  • Des logements temporaires ont été construits pour les populations déplacées, d’autres préexistants cédés à titre gracieux. Mais cette aide s’achève à la fin du mois de mars 2017, et les populations concernées ont donc le « choix » entre rentrer chez eux ou payer pour le logement attribué.
  • Le stockage des terres contaminées marque lui aussi le paysage, à la fois avec des centres de stockage bien organisés et nécessitant des travaux de grande ampleur (terrassement de collines par exemple), mais aussi de simples sacs de terre empilés en bord de route un peu partout.
  • Des banderoles et panneaux balisent également le territoire, indiquant l’opposition de la population (notamment aux incinérateurs) ou au contraire des slogans politiques optimistes.
  • Cela étant, tous les espaces ne sont pas également reconquis. On trouve des paysages fantômes, avec des rizières à l’abandon notamment. Dans les territoires abandonnés, on constate une réappropriation de l’espace par la faune sauvage : singes et « cochongliers » (rien à voir avec la radioactivité, ce sont des cochons qui suite à l’arrêt des activités d’élevage, se sont accouplés avec des sangliers, et qui, nés dans un territoire vidé d’humains, ne les craignent guère). Enfin, les forêts, nombreuses dans le département de Fukushima, sont particulièrement difficiles à décontaminer, car les radionucléides se fixent dans les feuillages puis dans le sol lorsque les feuilles se décomposent. On a donc décontaminé beaucoup d’espaces agricoles, des maisons, des cours et des jardins, mais au-delà d’une lisière de vingt mètres, on n’a pas décontaminé les forêts.

Le gouvernement aimerait que cette zone grise soit reconquise, mais cette reconquête ne va pas de soi. Les personnes qui rentrent sont surtout des personnes âgées, et les services ne suivent pas. Décréter qu’on va remettre un territoire sur pied ne suffit pas.

  1. L’Etat et ses politiques

Le coût de l’accident est aujourd’hui estimé à plusieurs centaines de milliards d’euros. Il reste encore très approximatif car le scénario n’est absolument pas maîtrisé. Tchernobyl, ce n’était qu’un réacteur. Fukushima, ce sont trois réacteurs qui ont fondu et qui continuent de fuir. Le coût, mais également la durée de décontamination, que l’Etat japonais estime aujourd’hui de manière optimiste à une dizaine d’années, iront sans doute bien au-delà des estimations actuelles.

Sur le coût total de l’accident, 1/3 (soit environ 70 milliards d’euros) correspond au démantèlement de la centrale, 1/3 à la décontamination des sols et au traitement des déchets et 1/3 correspond aux compensations versées par TEPCo à la population. Ces aides sont versées par TEPCo, mais en réalité ces fonds viennent de l’Etat car l’entreprise a été nationalisée au lendemain de l’accident. L’Etat japonais en a acquis 50% car l’entreprise n’aurait pas pu faire face aux dépenses de l’accident toute seule, et il était impossible que l’exploitant mette la clef sous la porte sans gérer les suites de l’accident.

Les aides

Ces aides s’adressent à plusieurs catégories de personnes :

  • Les personnes qui touchent le moins d’aides sont les auto-évacués. Il s’agit de ceux qui sont partis spontanément de chez eux, considérant qu’ils vivaient trop près de la centrale, dans des espaces trop contaminés. Souvent, ces gens cachent le fait qu’ils viennent de Fukushima, afin de ne pas être stigmatisés dans leur nouveau lieu de vie, et ont même parfois adopté des stratégies de déplacement en deux temps. Dans ce cas, les aides dépendent du bon vouloir des communes ou des départements dans lesquels ces personnes se sont installées.
  • Les évacués forcés, qui vivaient dans la zone officiellement évacuée, touchent les fameuses compensations financées par TEPCo et par l’Etat. Il s’agit d’abord d’un dédommagement psychologique d’environ 800€/personne/mois. Le fonctionnement de cette aide a généré du ressentiment de la part des personnes les plus isolées, dans la mesure où les familles, elles, touchaient 800€/mois multiplié par le nombre de membres. Les familles bénéficiaient également d’aides au logement : elles étaient logées jusqu’à présent à titre gracieux dans des logements temporaires et des logements sociaux (qui sont normalement, au Japon, affectés par loterie), voire d’autres logements vacants et disponibles.
  • D’autres catégories de personnes touchent des dédommagements spécifiques : les professions libérales, les propriétaires, les agriculteurs qui sont privés de revenus du fait de l’inaccessibilité de leurs terres, les pêcheurs jusqu’à une certaine distance de la centrale…
  • Enfin, tous les résidents des communes incluses dans la zone sinistrée (touchées soit par la catastrophe nucléaire soit par le séisme) ont bénéficié d’un dédommagement, qui correspond à ce qui se fait en France en cas d’état de catastrophe naturelle.

Ces aides peuvent atteindre des sommes non négligeables et coûtent donc très cher à l’Etat. Ce panorama des aides versées permet donc de voir que réduire la zone évacuée, pour l’Etat, veut surtout dire réduire les dépenses. La volonté de l’Etat est ainsi de rouvrir toutes les zones possibles (ce que Marie Augendre appelle la zone grise) et de réduire la zone évacuée à la zone rouge actuelle et ce à l’horizon 2020… année des Jeux olympiques de Tokyo. Le préfet du département de Fukushima a exprimé le souhait de faire passer la flamme olympique par la route nationale longeant la côte et passant à proximité de la centrale, pour montrer au monde que ce n’est plus dangereux.

La politique de retour

Malgré les discours qui consistent à dire que l’on n’a rien retenu de Tchernobyl puisqu’on a eu un nouvel accident nucléaire, on peut aussi considérer qu’on a bien retenu une leçon de Tchernobyl, celle de ne pas évacuer tout le territoire et d’envisager un retour des populations déplacées. Les chiffres sont parlants. Au lendemain du tsunami, ce sont 500 000 personnes qui ont été déplacées. Très rapidement, dans le courant de l’année 2012, ce n’était plus que 160 000 qui étaient toujours évacuées. Aujourd’hui (mars 2017), on est autour de 80 000 personnes encore enregistrées comme déplacées, une moitié dans le département de Fukushima et l’autre à l’extérieur. Il faut cependant garder à l’esprit que l’on n’a aucune statistique sur les auto-déplacés et que ces chiffres ne sont donc pas complets. L’objectif du gouvernement, à l’horizon 2017, est de revenir à 25 000 évacuées, ce qui correspond à la seule zone « rouge » autour de la centrale, considérée comme très difficile à reconquérir. Et de fait, 2017 marque un tournant : fin des aides au logement, dernière année d’aide psychologique (la somme est versée en une fois, et plus sur une base mensuelle). Il ne restera qu’une aide dégressive, pendant deux ans supplémentaires, pour les familles modestes définies sur des critères sociaux précis.

Cette politique de retour a aussi la particularité d’avoir évolué dans sa logique. Elle a d’abord été basée sur le territoire, via la délimitation d’espaces jugés dangereux ou non, et a ensuite été transférée à l’échelle des individus. Ce n’est plus un territoire qui est considéré comme dangereux, mais c’est à chaque individu de décider si la dose à laquelle il est exposé est raisonnable ou non. En effet, le gouvernement japonais a distribué aux personnes souhaitant rentrer, des dosimètres individuels. Il s’agit de dosimètres passifs, que l’on garde trois mois, puis que l’on envoie pour analyse dans un laboratoire qui indique la dose cumulée à laquelle l’individu a été exposé. Il revient donc à chacun de choisir si la dose en question lui paraît acceptable ou non. Cela pose plusieurs problèmes :

  • Ces dosimètres masquent une partie de la contamination. D’une part, ils sont portés autour du cou et ne mesurent donc qu’une partie de la radioactivité. D’autre part, ils tiennent seulement compte de la radioactivité ambiante, et non de ce que les individus avalent ou inhalent.
  • Les gens arrêtent rapidement de s’en servir. C’est un phénomène que Marie Augendre avait déjà constaté dans ses travaux sur le volcanisme : le dispositif peut être très sophistiqué, mais les effets vont être rapidement atténués par les pratiques de la population.
  • Sur le fond, cette politique renvoie à une individualisation de la gestion du risque, par opposition à une logique territoriale. L’Etat se défausse ainsi de sa responsabilité, qu’il transfère aux individus. On donne ainsi un pouvoir aux individus, mais qui ne s’accompagne pas de pouvoirs dans d’autres domaines (l’orientation de la politique nucléaire par exemple). C’est donc une sorte de délégation de responsabilités qui reste dissymétrique. Cela pose également un problème évident d’égalité entre les individus.

D’autre part, la méthode de calcul de la radioactivité est critiquée par des associations. Les dosimètres mesurent une exposition par heure, qu’il faut convertir en exposition par an. La méthode choisie par l’Etat minore en effet la valeur d’exposition, en distinguant 8 heures quotidiennes où la population serait en extérieur, et donc plus exposée, et 16 heures du reste de la journée où elle est à l’intérieur de bâtiment, et donc moins exposée en théorie, avec un coefficient fixé à 40 %. Pourtant, l’exposition peut être importante à l’intérieur : proximité des fenêtres, poussières intérieures, etc. De manière générale, tout est objet de contestation (la hauteur ou les sites auxquels les mesures sont effectuées, etc.).

Marie Augendre prend l’exemple de la commune de Nahara, située à 10 km au sud de la centrale. La ville a été évacuée en 2011, et l’ordre d’évacuation a été totalement levé en 2015 (c’est l’une des premières levées de l’évacuation qui a été décrétée). Il y avait avant la catastrophe environ 10 000 habitants dans cette commune. Au 4 janvier 2016, seulement 421 personnes sont de retour, sur un territoire de plus de 100 km² qui était déjà en proie à l’exode rural et au vieillissement de sa population avant la catastrophe. Parmi ces 421 personnes qui sont revenues, 70% ont plus de 60 ans, et seulement 5 personnes ont moins de 20 ans.

Les travaux de décontamination

L’autre grand problème qui se pose à l’Etat japonais tient bien sûr à la décontamination. Le gouvernement estime les déchets à traiter entre 22 et 25 millions de tonnes après incinération. C’est l’Etat qui pilote la décontamination, car c’était une des conditions à la levée de l’ordre d’évacuation des différentes zones, mais certaines communes ont également élaboré leurs propres plans de décontamination, sans qu’elle ait toujours été effectivement mise en œuvre.

La décontamination renvoie aussi bien à des techniques très sophistiquées qu’à des techniques très sommaires. Du côté des techniques sophistiquées, on peut citer le mur souterrain gelé qui a été mis en place sous la centrale afin d’empêcher la diffusion de la contamination dans le sol. Mais de manière générale, les technologies sont plutôt sommaires. Dans la plupart des cas, on gratte le sol sur 5 cm (car le césium a une affinité avec l’argile et creuser le sol sur quelques centimètres suffit à ôter la majeure partie des matériaux contaminés) et ces matériaux sont ensuite placés dans de grands sacs. On trouve ces sacs un peu partout au bord de routes, et certains commencent à être colonisés par la végétation. Cela ne supprime bien sûr pas la radioactivité, et ne consiste qu’à déplacer le problème. Un autre exemple de technologie sommaire : dans les cours d’école, les parents d’élèves ont empilé des bouteilles d’eau à côté de la végétation, car celles-ci bloquent les rayons et limitent ainsi l’exposition des enfants qui jouent par terre. La situation reste en revanche très compliquée pour les espaces forestiers, notamment résineux, qui stockent la radioactivité. La solution serait de couper les arbres, mais la région de Fukushima est montagneuse, et couper les arbres favoriserait les processus érosifs. Le cas des forêts reste donc épineux et ces espaces sont une des sources principales de contamination secondaire (dont l’origine directe n’est pas la centrale elle-même).

Concernant la décontamination du sol, un des principaux problèmes réside dans le stockage des matériaux contaminés. Le gouvernement a prévu trois étapes : un stockage temporaire, un stockage intermédiaire dans la préfecture de Fukushima et un stockage final, y compris à l’extérieur de la préfecture de Fukushima. Or, à l’heure actuelle, même la question du site de stockage intermédiaire n’est pas résolue : un site de 16 km² est prévu à proximité de la centrale, dont une partie a été achetée par l’Etat tandis que l’autre partie pose problème, soit parce que les propriétaires ont disparu avec le tsunami, soit parce qu’ils ne sont pas d’accord. C’est un des gros problèmes qui se posent à l’Etat et qui expliquent en partie qu’on trouve encore autant de sacs de terre stockés en bord de route.

L’incinération est une autre solution mise en place par l’Etat, avec des incinérateurs temporaires installés dans la zone évacuée mais aussi parfois en dehors. Ces incinérateurs suscitent un tollé important car la population craint une contamination secondaire : malgré les filtres, la radioactivité repartirait dans l’atmosphère et générerait une géographie de la contamination indépendante de la localisation de l’accident lui-même. De plus, ces incinérateurs étant temporaires, ils ne sont pas soumis à la législation environnementale, et l’Etat est assez libre. Il tente notamment de faire passer les déchets nucléaires pour de simples déchets du tsunami (et pas de l’accident nucléaire) et/ou en diluant les déchets nucléaires en les mélangeant avec d’autres, en changeant les seuils de définition des déchets.

  1. Défiance envers le gouvernement et mesures citoyennes

Dès mars 2011, l’attitude de la population a été très défiante vis-à-vis du gouvernement et les gens se sont mis à tout mesurer. Le Japon est un pays riche et un dosimètre de base ne coûte que quelques centaines d’euros. Un dosimètre plus sophistiqué coûte quelques milliers d’euros, ce qui reste abordable pour une association par exemple. Les gens se sont donc mis à tout mesurer autour de chez eux, d’abord pour avoir une idée de ce qu’il se passait vraiment, en lien avec l’invisibilité de la radioactivité, et aussi parce qu’ils n’avaient pas confiance dans les bornes du gouvernement, accusées d’être sous-calibrées. Ils se sont ainsi sont rendu compte que les mesures étaient très variables d’un jour à l’autre, d’un appareil à un autre, etc. L’utilisation de ces mesures est donc devenue relative : on cherche les endroits les moins contaminés, afin de ne pas envoyer les enfants jouer à tel endroit, de détourner les pédibus les emmenant à l’école ou encore de signaler à la mairie qu’à tel endroit la décontamination est à améliorer. Pour certaines associations, ces mesures peuvent aussi servir à faire des procès à TEPCo. On se retrouve ainsi avec une cartographie de points chauds et de zones « froides ». Depuis deux ou trois ans, il n’y a plus à Fukushima de zones très contaminées qui ne soient pas connues.

Les associations citoyennes se préoccupent également de la contamination alimentaire, car la région de Fukushima est une région agricole importante, qui approvisionne notamment Tokyo. La logique de ces mesures est cependant variable d’un endroit à un autre : à Tokyo, on veut mesurer pour consommer tandis qu’à Fukushima, on veut mesurer pour vendre, afin de ne pas subir de suspicion (« rumeurs néfastes »). Des sites participatifs ont été mis en place, qui permettent de connaitre la contamination des aliments en fonction du type d’aliment, du lieu où il a été cultivé, etc. Ces initiatives citoyennes sont mises en place en parallèle de celles de l’Etat, qui consistent à étiqueter les aliments. Les seuils japonais concernant la radioactivité dans l’alimentation (10 becquerels) sont d’ailleurs plus stricts que les seuils internationaux (100). Cela étant, l’autoconsommation locale peut poser problème, dans la mesure où la confiance est alors fondée sur l’interconnaissance et pas sur des mesures.

Cependant, ces mesures citoyennes ont beaucoup de mal à être reconnues : les experts les jugent sauvages, car menées sans protocole précis, et considèrent qu’elles ne seraient qu’un rituel servant surtout à la population à se rassurer. Mais on peut remarquer que, même si le protocole n’est pas très précis, les valeurs mesurées sont tellement élevées qu’elles restent significatives. Ainsi, pour certains, la mesure représente le dernier moyen qui reste pour prouver à l’Etat que l’environnement dans lequel ils vivent n’est pas sain.

L’attitude de la population, largement marquée par la défiance, renvoie donc à tout sauf à de l’ignorance ou du déni. Les habitants ont intégré que toute la radioactivité ne partirait pas du jour au lendemain et, d’une certaine manière, ils cherchent des stratégies pour l’apprivoiser (cf. les travaux de l’anthropologue Sophe Houdart). La mesure citoyenne est l’une de ces stratégies et elle montre que le regard que portent les populations sur leur environnement s’est modifié, qu’il a intégré la catastrophe bien que cet environnement n’ait pas beaucoup changé en apparence.

Echanges avec la salle

Public : Vous n’avez pas parlé de résilience…

Marie Augendre : En effet, je n’ai pas utilisé le terme, mais il s’agit d’une grille de lecture intéressante de ce qu’il se passe : y a-t-il résilience et comment l’évaluer ? Cependant, c’est un terme qui est souvent utilisé par les puissants au sujet des populations. Ce ne sont pas les gens qui se disent : « soyons résilients ». On assiste donc souvent à une injonction à la résilience. Il y a beaucoup de littérature sur la question, et la principale critique qui est adressée à ce concept c’est qu’il s’inscrit dans une démarche néo-libérale : on enjoint les gens à se débrouiller tout seuls. Mais ça reste une notion intéressante pour interroger la manière dont on se débrouille avec une catastrophe. On peut critiquer l’inconscience du Japon, mais les gens doivent bien se débrouiller. En fait, Fukushima est devenu une sorte de front pionnier, une zone de non droit ou plutôt de dérogations au droit, avec toute une série de gens qui arrivent car ils considèrent la zone comme une terre d’opportunités. L’Etat met en place une politique de soutien financier au développement d’activités. C’est sûr qu’à l’avenir, des gens vont se réinstaller dans la région, sans doute pas les mêmes personnes, mais des gens s’installeront et s’installent déjà. Mais en japonais, le terme de résilience n’existe pas, pas plus que celui de vulnérabilité ou de risque. On utilise le terme anglais. Cela montre que ce n’est pas un concept pertinent pour les populations sur place.

Public : A-t-on une idée de la contamination globale des individus ?

Marie Augendre : Il existe des « whole body counters », des anthropogammamètres – des appareils dans lesquels on s’assoit et qui mesurent la radioactivité du corps humain entier. Ils sont notamment utilisés pour les travailleurs du nucléaire. En revanche, la contamination interne (nourriture, air) est très difficile à mesurer. Certaines personnes achètent leur riz sur internet pour être sûres qu’il vient de l’ouest du pays. D’autres sont parties de Fukushima parce que les écoles avaient une politique de soutien à l’agriculture locale. En fait, la question n’est pas tant de mesurer que de connaitre les influences sur la santé. Il est difficile de reconstituer l’exposition de départ des populations. On reste dans une logique de faible dose : les effets sont non déterministes mais aléatoires (avec l’influence de la génétique, de l’âge, des conditions de vie, etc. en plus de l’environnement) et il est très difficile de prévoir si on va développer un cancer, ou pas. Il est notamment très difficile de suivre les mutations génétiques, et on ne sait pas quand les problèmes de santé vont se déclencher. Ce que l’on sait pour l’instant c’est que l’iode radioactive peut avoir des effets rapides surtout sur les enfants. Dans le département de Fukushima, tous les enfants subissent des tests réguliers et on a trouvé jusqu’ici 180 cas suspects, dont 140 sont apparus être des débuts de cancer de la thyroïde. Cela pose aussi un problème d’effet de screening : on peut vivre avec un nodule à la thyroïde, et on ne peut pas savoir si ceux-ci sont liés à la catastrophe. Mais comme les cas augmentent au fil des campagnes de test, il devient difficile de nier l’influence de la contamination environnementale. À court terme, la catastrophe est d’abord sociale et familiale : troubles sociaux divers, déstructuration de villages en lien avec les tensions générées par le fait qu’en fonction des zonages on va avoir des aides et pas son voisin, etc. Il semblerait que le nombre de victimes d’affections liées à ces conditions stressantes (alcoolisme notamment) serait supérieur aux victimes directes du tsunami.

Public : Avez-vous une idée de l’évolution du point de vue de la population sur la politique nucléaire ?

Marie Augendre : Au Japon, il y 54 réacteurs nucléaires : 6 ont été mis hors service après Fukushima et à peu près autant sont trop vieux pour être mis aux normes et être redémarrés. Sur la quarantaine restant, 25 ont eu l’autorisation de redémarrer et trois ont redémarré de fait. Donc au niveau de l’Etat, il n’y a pas de changement de la ligne directrice sur la politique nucléaire. Au niveau de la population, c’est difficile à dire. La majorité de la population qui a été directement exposée à l’accident est opposée à la politique nucléaire. Il y a eu d’importantes manifestations anti-nucléaires tout de suite après la catastrophe, mais elles se sont essoufflées. Il y a eu également des efforts sur la consommation électrique, notamment pour la climatisation. Il est donc très difficile de dire si l’opinion anti-nucléaire est prévalente dans le pays. Elle a indubitablement été ravivée par l’accident, mais Marie Augendre ne pense pas qu’elle soit majoritaire – en tout cas elle ne se traduit pas par un remplacement des élites politiques en place. Et au niveau de la politique nucléaire elle-même, il n’y a pas d’évolution notable : le Japon vend désormais son expertise en matière de démantèlement, mais aussi en matière de construction de réacteurs (en Turquie, en Angleterre, en Chine).

Public : Avec autant de réacteurs nucléaires à l’arrêt, comment se fait l’approvisionnement énergétique du Japon qui est quand même une puissance industrielle ?

Marie Augendre : Au Japon, il y a beaucoup de réacteurs, mais ils ne représentaient que 30% de la production électrique. Même quand tous les réacteurs étaient arrêtés, il n’y a pas eu de problème : le pays a pu compenser par une augmentation de l’importation d’énergies fossiles importées et par la réactivation de ressources hydroélectriques sous-utilisées. En revanche, la place des énergies renouvelables reste limitée dans le pays. Le potentiel géothermique serait intéressant (le Japon compte 120 volcans actifs et des milliers de sources thermales chaudes), mais cette ressource connaît surtout une mise en valeur touristique et patrimoniale avec des bains et des thermes. Ceux-ci sont parfois sacrés, et constituent de toute façon une manne touristique telle qu’il est compliqué de construire des centrales à côté.

Public : Pouvez-vous revenir sur le ressentiment provoqué par certaines aides sociales, comment l’expliquer ?

Marie Augendre : La première chose c’est que les déplacés, tant obligatoires qu’auto-évacués, se sont retrouvés en « concurrence » avec d’autres populations fragiles, qui ont parfois vu d’un mauvais œil ces populations qui arrivaient, et notamment les auto-évacués, qui ont été accusés d’être anti-patriotes. Il y a eu toute une série de personnes, notamment au gouvernement, qui ont décidé de consommer des produits de Fukushima, en soutien à l’économie locale. Dans ces auto-évacués, il y avait des statuts plus ou moins tolérables pour la société : être une mère de famille avec des enfants en bas âge, et quitter une zone considérée comme dangereuse même si elle n’était pas dans le zonage officiel, c’est socialement acceptable. En revanche, quand c’est un homme seul ou un jeune couple sans enfant, c’est beaucoup plus problématique. Il y a eu des cas de caillassage de voitures qui avaient des plaques d’immatriculation de Fukushima, par exemple. Et dans les zones plus proches des zones évacuées, il y avait des gens qui effectivement regardaient les signes ostensibles de richesses des populations évacuées (belles voitures…) d’un assez mauvais œil. On trouve en effet en sous-main des propos critiques assez classiques envers les populations fragiles (profiteurs, gagnent de l’argent sans travailler), mais ce n’est pas criant dans l’ensemble de la population.

Public : Pouvez-vous revenir sur le rôle des femmes dont vous avez parlé au début ?

Marie Augendre : Les démarches citoyennes de mesure ont surtout été menées par des femmes, pour les chemins de l’école notamment. Ce sont aussi elles qui ont souvent été les premières déplacées ou du moins les premières à devoir prendre la décision de partir, même si leur mari devait rester sur place pour le travail. De fait, l’accident a coupé beaucoup de familles en deux, avec le père qui reste et la mère et les enfants qui partent. Les femmes jouent également un rôle important de recherche d’information ou de création de réseaux d’entraide. De manière générale, les initiatives citoyennes sont souvent parties des mères de famille, et rarement avec le soutien de l’Etat, mais plutôt avec celui d’associations étrangères ou de sectes bouddhistes.

 

Compte-rendu rédigé par Alice Nikolli, relu et amendé par Marie Augendre

[1] http://ramap.jmc.or.jp/map/eng/