Le 25 février 2015, les Cafés Géo de Lyon accueillent Pascal Clerc, maître de conférences HDR à l’ESPE de Lyon et chercheur dans l’Équipe EHGO – UMR 8504 Géographie-Cités, et Muriel Monnard, doctorante au Département de géographie et environnement de l’université de Genève et l’Institut Universitaire de Formation des Enseignants (IUFE) de Genève. Dans cette présentation à deux voix, chaque intervenant précise pour débuter pourquoi ils se sont intéressés aux espaces scolaires. Pascal Clerc s’intéresse à ces questions en tant qu’ancien élève, en tant qu’enseignant et en tant que géographe. Il note que souvent, sans y attacher d’importance, les enseignants s’adaptent à toutes les configurations spatiales de salle de classe. Conscient de l’importance de notre rapport à l’espace, des spatialités, des géographicités, il a alors commencé à bouger son mobilier dans ses classes avec les étudiants. Il constate qu’en France cette question des espaces de la classe n’a pas encore été assez travaillée. Muriel Monnard voulait travailler à l’interface entre sciences de l’éducation et géographie. Elle s’intéresse à ces moments et à ces espaces de cohabitation imposés. Le secondaire est pour elle le lieu d’une mixité, quand le primaire est davantage fonction du lieu d’habitation. Elle travaille sur les sociabilités et les rapports de pouvoir dans le collège. Elle s’intéresse à l’espace vécu, notamment à travers la cartographie subjective. Elle travaille plutôt dans les espaces de l’entre-deux, entre les salles de classe que sont la cour ou le couloir. Deux points de vue complémentaires sur les espaces scolaires sont donc présentés : le premier se centre sur la classe quand le second étudie plutôt le hors classe au sein des établissements.
1 – La rareté des recherches en géographie française
L’Education nationale s’intéresse peu à ces questions. Les textes publiés au Bulletin Officiel de l’Education Nationale sur les espaces scolaires sont très peu nombreux. Le seul niveau pour lequel des textes ont été publiés est l’école maternelle. Du côté de la recherche, peu de littérature est produite, mais c’est une exception française : dans le monde anglophone de nombreuses publications existent. P. Clerc considère que toucher à la configuration d’une salle de classe n’est pourtant pas neutre. Changer le « dispositif classique » de la salle de classe est toujours l’objet de discussions et de crispations. Il y a donc un paradoxe : on fait comme si cela n’avait pas d’importance et dans le même temps, beaucoup d’enseignants semblent attachés à un dispositif spatial. Dans les ESPE, il y a peu d’intérêt sur les façons d’organiser les salles de classe, alors que cette organisation est importante en termes de pédagogie. L’espace de la salle de classe est souvent vu comme un espace « vidalien », un espace support, un espace cadre : il est vu comme le lieu où le professeur enseigne. Mais aujourd’hui, en géographie, l’espace est vu comme une substance : il intervient dans les relations sociales. Le caractère micro de ces espaces participe du manque d’intérêt qu’ils suscitent, même si des travaux sur les espaces domestiques comme ceux de J.-F. Staszak et B. Collignon ont valorisé cette échelle d’appréhension de l’espace. Le « dispositif classique » peut apparaître comme une forme de consensus bien qu’il privilégie des pratiques transmissives.
Monnard considère que l’espace scolaire n’est pas forcément vu comme un espace amusant pour les individus, et par extension pour les géographes. De même, certains souvenirs peuvent être plus ou moins désagréables. La bibliothèque peut servir de refuge pour éviter la cour de récréation. Apparaît alors une géographie des émotions : en quoi les émotions peuvent-elles être investies dans l’espace scolaire ? Au primaire, la cour de récréation est vue comme importante (principalement pour des raisons sécuritaires et sanitaires, dans la lutte contre l’obésité infantile) : pour les adolescents, les travaux sur la cour sont plus rares.
2 – La nécessaire prise en compte des espaces scolaires
Monnard propose de commencer par les espaces de l’informel. Elle propose l’histoire de Laura, dans le secondaire 1 obligatoire (équivalent du collège) pour mieux comprendre le rôle que joue l’espace du quotidien dans les interactions sociales, à l’école. Elle arrive le matin à 8h pour s’installer à la table rectangle à travers un rituel (bonjour aux amies, dépose du sac). Pendant les pauses, elle est entre la table rectangle et le hall. Autour de la table rectangle, un endroit chaleureux, il n’y a que des filles, quand les garçons sont sur le banc ou sur la table ronde, selon leurs niveaux. La table rectangle est son territoire : elle rayonne autour. Elle établit des relations entre différents lieux et différents camarades : elle bouge beaucoup plus que ses autres camarades. Pour Laura, les garçons sont aussi davantage dehors que les filles. Laura est vue comme une experte des sociabilités et des règles en différents lieux. Cet exemple montre des rapports de pouvoir (notamment entre les élèves, en lien ou non avec ce qu’il se passe en classe) : à partir de l’espace ressource disponible (bâti, mobilier) la cour de récréation est un lieu de la « lutte des places » (M. Lussault). Par sa lecture des différents espaces, Laura a su développer d’importantes compétences spatiales et se garantir une bonne position sociale auprès de ses pairs. Le bien-être à l’école passe par une connaissance et une aisance au sein de ces espaces, ce qui n’est pas le cas de tous les élèves.
Clerc nous ramène dans la salle de classe. Il établit un lien étroit entre les pratiques pédagogiques et l’organisation de l’espace scolaire. Il ne s’agit pas de tomber dans un déterminisme : cet élément participe des pratiques pédagogiques sans les conditionner. Une modification dans l’organisation de la salle de classe peut faire évoluer les conditions de travail, mais tout ne repose pas sur l’organisation de l’espace. Cela peut néanmoins orienter les relations humaines et pédagogiques. Ainsi, on ne peut pas débattre avec un dos : il faut donc organiser la salle de classe d’une certaine manière, si l’enseignant veut faciliter les échanges. Trois dispositifs principaux sont présentés avec leurs conséquences potentielles pour les pratiques enseignantes. Le premier dispositif est appelé « en autobus » ou « dispositif classique » (« en rang » en anglais) : les élèves sont rangés les uns derrière les autres. Ce dispositif est le plus fréquent : probablement 80% dans le secondaire en France. Ce dispositif est propice à la transmission magistrale : c’est un face-à-face entre enseignant et élèves. Le deuxième dispositif est dit « en U » (en fer à cheval en anglais) : il est propice aux interactions entre élèves et très développé dans les cours de langue. Le troisième dispositif est plus rare: il est dit en îlot, avec des petits groupes de tables. Enfin, des dispositifs mixtes peuvent exister : le double U par exemple. A chaque dispositif correspond un type de pratique. Pourtant, la plupart des enseignants même quand ils proposent différentes configurations pédagogiques ne change pas de dispositif spatial.
Le dispositif classique est un révélateur des pratiques dominantes : il vise à transmettre des connaissances, modèle dominant en France. De plus, il joue une fonction « policière » : l’enseignant a tout le monde à l’œil, favorisant le contrôle. Enfin, sa troisième fonction est symbolique et dit la place de l’enseignant : il s’agit de se détacher du groupe des élèves avec un bureau plus grand. Cela pose le statut de celui qui sait, dans un contexte compliqué aujourd’hui pour les enseignants. L’estrade, en voie de disparition dans un contexte post 1968, s’inscrit dans la même logique : la salle de classe entre dans la troisième dimension, positionnant l’enseignant en position de domination. La salle de classe est un rectangle d’environ 65 m² et date des années 1860, comme si les élèves, les pratiques ou les disciplines n’avaient pas changé. Pour les concepteurs actuels de lieux d’éducation, l’idée est de développer des espaces flexibles, souples et diversifiés, adaptées à des pratiques elles-mêmes diversifiées et n’accordant plus qu’une place limitée à la transmission magistrale.
Monnard considère que les pratiques alternatives doivent encore s’élargir. Une des caractéristiques des espaces éducatifs dits alternatifs est l’acceptation du désordre, considéré comme inadéquat dans l’école classique (cf. KRAFTL Peter, Geographies of alternative education, 2013). Cela sous-entend par exemple que le mobilier extérieur ne soit pas fixé au sol pour favoriser le mouvement.
Le débat avec la salle commence alors.
La salle de classe ne reprend-elle pas un modèle religieux où l’estrade serait un autel ? Changer la salle de classe, n’est-ce pas aussi séculariser la société ?
P.C. C’est en effet une dimension essentielle. Les écoles normales reposaient sur un modèle de cloître laïc avec des circulations tournées vers l’intérieur et des interactions faibles et normées avec l’extérieur. Pour ce qui concerne l’estrade, elle permet à la parole de descendre comme d’un autel en effet.
M.M. Plus que de sécularisation, il faut parler plutôt d’institution à la lumière des travaux de Foucault. En modifiant cet espace grillé et rangé, il est dès lors possible d’envisager une désinstitutionalisation.
Comment changer les pratiques peut avoir un impact en termes de pouvoir ?
P.C. L’espace et les pratiques ont un rapport direct avec le pouvoir. L’organisation de l’espace scolaire, c’est du politique. Creuser cette question montre son importance. Le blog aggiornamento (aggiornamento.hypotheses.org) après les attentats de janvier a proposé des témoignages d’enseignant.e.s. Une enseignante témoigne : elle veut parler des attentats avec ses élèves, mais en les laissant parler : pour cela, elle quitte son bureau, un rectangle est créé avec les tables et elle se positionne avec les élèves. Elle rompt alors avec le dispositif dominant. L’enseignante abandonne alors le pouvoir : elle se met au niveau des élèves dans le rectangle et, sans se valoir, toutes les paroles ont ainsi de la valeur.
M.M. Travailler sur ces espaces ne permet pas toutes les expériences en termes de recherche : la classe ne peut pas devenir un échantillon témoin. Toutefois, les espaces scolaires peuvent être synonymes de violence. Dans les classes uniques, une étude suisse montre qu’il y a moins de harcèlement scolaire.
A ce sujet, y’a-t-il des espaces plus propices au harcèlement ?
M.M. Des géographes anglophones parlent d’espaces de la tyrannie, à la suite des travaux d’Arendt. Les jeunes ont une socialisation horizontale, source de domination. La tyrannie est favorisée quand les jeunes ne sont qu’entre eux. Les espaces fluides ou de transition, comme les couloirs, sont plus propices au harcèlement. De même, les espaces de l’incertitude (où il n’est pas possible pour l’élève de prévoir qui il va rencontrer) sont plus propices, comme l’itinéraire entre chez soi et l’école.
Comment l’âge et les degrés peuvent influencer les espaces scolaires ?
P.C. L’Education nationale a produit quelques documents pour la maternelle. A l’Université de Rennes 2, Alain Legendre a réfléchi à l’organisation des espaces et aux pratiques spatiales des élèves en observant les comportements de ces derniers afin de proposer d’autres dispositifs. Mais la focale ne porte que sur la maternelle. C’est comme si l’organisation de l’espace était jugée triviale, lorsque la place du savoir prend plus d’importance. En maternelle, la pratique pédagogique est celle de l’apprentissage et non de la transmission. Il y a aussi une contrainte décisive qui favorise l’immobilisme spatial : le fait que dans le secondaire, les enseignants se partagent les salles de classe. Bénédicte Tratnjek sur le site des Cafés Géo (http://cafe-geo.net/article_2652) cite un professeur de mathématiques en lycée qui avait mis en place un dispositif en îlot, mais ce choix a causé des conflits dans l’établissement. Plus on avance dans le système éducatif, plus le dispositif classique s’impose : en parallèle, la transmission s’affirme comme pratique pédagogique dominante.
M.M. Cela peut aussi évoluer selon les disciplines. En arts plastiques et en musique, le fonctionnement est souvent en îlot. Le corps de l’élève est alors déterminant : l’élève n’est alors pas qu’un cerveau, mais pris en compte dans sa globalité y compris émotionnelle.
L’espace n’est-il pas pensé en fonction de la représentation d’une discipline ?
M.M. On touche à l’architecture. Dans un établissement que j’étudiais, les étages étaient occupés par les sciences, quand en sous-sol se trouvaient les arts visuels et manuels. N’est-ce pas une représentation de l’importance des matières avec en haut le plus noble ? Cela questionne donc nos représentations des disciplines. De plus, les couleurs des murs peuvent jouer un rôle important en termes de confort : les salles colorées sont elles aussi plutôt celles liées aux arts (musique, arts plastiques…).
P.C. La salle d’arts plastiques peut occuper les greniers ou les sous-sols : cette relégation ouvre à la liberté, mais pose des questions matérielles ou des enjeux de représentations entre différentes matières.
En quoi l’ordinateur ou les tablettes peuvent ouvrir à de nouvelles pratiques et à de nouveaux espaces ?
M.M Les interactions sont alors centrées sur la technologie. Les technologies font évoluer les relations hors de la salle de classe : le lien est maintenu à la maison. Au sein de l’établissement, le téléphone portable autorisé pendant la pause fait changer les pratiques de l’informel et les relations entre les élèves.
P.C. Je ne connais pas bien ces technologies, mais cela me fait penser à la place du tableau. Il y a très peu de salles de classe sans tableau : c’est un invariant. Ce tableau qu’il soit noir ou interactif oriente l’espace de la même manière : en direction de celui qui l’utilise le plus, l’enseignant.
La cour de récréation peut avoir un côté anxiogène par sa taille notamment le matin. Ne faut-il pas ouvrir d’autres espaces aux élèves (cantine, salle informatique…) pour mieux gérer cette arrivée au collège le matin ?
M.M. Pour bouleverser les rapports de pouvoir, l’espace peut jouer un rôle : il peut favoriser le bien-être. Les écoles alternatives proposent souvent d’autres espaces que la cour pour que les enfants se sentent mieux.
P.C. Une réflexion sur l’enseignement alternatif doit s’accompagner de réflexions sur l’espace.
A l’université, les élèves sont au-dessus du professeur dans un dispositif théâtral, cela inverse le lien fait entre hauteur et domination. Qu’en dites-vous ?
P.C. Vous parlez des amphithéâtres, de certains amphithéâtres en tout cas. On peut en effet faire une analogie avec le théâtre. L’amphi-« théâtre » met l’enseignant sur scène, toujours au centre du dispositif. L’enseignant fait alors son spectacle et est mis en valeur. Mais l’enseignement en amphithéâtre n’est pas non plus le seul dispositif à l’université : des classes classiques existent. La salle de classe parle à la fois de l’espace et du corps. Par exemple, la voix entre aussi en jeu, parfois à travers un micro.
Compte-rendu réalisé par Emeline Comby relu et amendé par les intervenants.