Dessin du Géographe n° 64

 

Jean Julien (1888-1974) : Marseille, le port de commerce
Esquisse pour le préau, école de garçons, rue Saint-Martin, Paris, 3e
1933, huile sur toile

Cette aquarelle a été présentée par le peintre Jean Julien au concours, lancé par le Ministère de l’Instruction Publique, pour la décoration du préau d’une école de garçons de la rue Saint-Martin à Paris dans les années 1930. Je n’ai pas retrouvé de notice bibliographique concernant cet artiste et ignore presque tout de son parcours professionnel, sauf qu’il a travaillé pour la commande publique (tableaux à la mairie de St-Ouen), qu’il a voyagé en France méditerranéenne et en Afrique du Nord, et qu’il a créé des affiches pour le tourisme dans l’entre-deux-guerres.

Son aquarelle représente le vieux port de Marseille vu depuis le quai de la Mairie (ou aujourd’hui quai du Port  ). Le quai de Rive neuve est donc au second plan, et la colline de Notre-Dame-de-la-Garde ferme l’horizon sud du bassin.

La composition très dense est « documentaire », appuyée sur le dessin, le trait et la couleur en aplats (caractéristique du dessin « art-déco »). On peut se demander à partir de quoi il a construit cette œuvre : dessinée sur le motif ? A partir de croquis sur le terrain ? De documents existants (photographies, gravures, etc.…) ? En tous cas Il rend compte avec un luxe de détails de l’activité encore animée dans le vieux port des années 1930 par les bateaux à voile toujours présents (des « barques » à voilure carrée, que nous rappelle la « Malaisie » dans le film « Marius » de Marcel Pagnol) et les vapeurs. Il faut « lire » cette œuvre pas à pas, comme une BD d’aujourd’hui, ce qui correspond tout à fait au programme iconographique pour lequel elle était conçue : apprendre aux petits parisiens à quoi ressemblait alors le vieux port de Marseille, un quai ancien de la « porte de l’Orient », à la population d’origine diverse. A gauche des portefaix en file indienne sur les planches débarquant des marchandises sur la tête et une scène de quai mettant en avant trois protagonistes, un « contrôleur » chapeauté et deux personnages en débat : un « patron » avec kéfié et un travailleur tête nue ? Conflit salarial? Ou commercial ? Au centre des chevaux attelés à des charrettes, dont un mange son picotin dans une musette ; à droite, un déchargement de produits qui ont de fortes chances de venir d’Espagne : d’une « balancelle » (goélette des Baléares), des portefaix noirs musculeux et peu vêtus déchargent des paniers d’oranges (ce trafic d’agrumes depuis le port de Valence, qui a commencé au 19e siècle, illustre l’arrivée des fruits exotiques à Marseille). On peut se demander ce qu’il y a dans les tonneaux qui semblent avoir la même provenance : du vin ? Des poissons salés (anchois par exemple) ? Des olives ?…

On note le faible encombrement du bassin lui-même, car le gros du mouvement des navires se fait dans les nouveaux bassins de la Joliette, la cheminée d’usine derrière le quai de Rive neuve ( illustrant peut être l’industrie marseillaise basée sur l’arrivée des matières premières par le port), la juxtaposition du « traditionnel » et de la « modernité » (la voile et la vapeur, les chevaux et le camion automobile dont on distingue la cabine, et même le volant !), le travail des femmes (qui déchargent la balancelle avec des paniers  sur la tête).

C’est une exposition présentée au Petit palais de Paris en novembre 2013, « l’Ecole en images » qui m’a fait connaître ce dessin très géographique, tout en n’étant pas un dessin « de géographe », puisqu’il s’agit d’une œuvre participant à un concours organisé par le Ministère de l’Instruction publique pour des projets de décors des préaux et des salles de dessin des écoles primaires de Paris, construites à la fin du 19e et au début du 20e siècle. Celles-ci devaient accueillir le flot des enfants alimenté par les lois scolaires de Jules Ferry et la croissance de la population de la capitale. Les murs y étaient chargés de présenter aux jeunes écoliers, par des fresques et des mosaïques, les paysages de la géographie française, les travaux et les jours de la population, et les valeurs de la morale républicaine. Les sujets concernaient donc les temps de la vie (le travail – celui des hommes et des femmes parfois bien distingué, le loisir, le repos…), les saisons de l’année, les activités (l’industrie, l’agriculture, la pêche…), les paysages géographiques (la plaine, la montagne…), les enseignements d’art (dessin, peinture, perspective, sculpture…). La ruralité, la campagne et les paysans y tiennent une bonne place, la géographie aussi, qui montre aux petits parisiens quelques grandes villes et paysages de la province française.

Des artistes, des peintres ont donc participé à ces concours de projets sous forme de dessins, de peintures à l’huile ou à l’aquarelle qui illustrent ces thématiques bien datées, dans des styles post impressionnistes souvent de bonne facture. Certains d’entre eux s’étaient même spécialisés dans ce genre de commande publique, comme Louis Dussour (1905-1986, Riom) qui décora de nombreux bâtiments publics et de nombreuses églises, ou Paul Albert Baudouin (1844-1931, Rouen-Paris). En voici quelques exemples…

Jules Didier : « Les métiers », esquisses, école de garçons, rue Château-Landon, Paris, 10e, 1879-1880

Paul Albert Baudouin : « Histoire du blé », 2 esquisses pour la salle de dessin, école de garçons, rue Dombasle, Paris, 15e, 1879

Pour mettre en avant la valeur « travail », Jules Didier choisit le métier d’agriculteur, et l’illustre en associant dans la même composition la moisson, le battage des gerbes et le vannage du blé. Les paysans et le blé sont bien les symboles dominant de la France rurale dans la seconde moitié du 19e siècle ; blé dont Paul Albert Baudouin illustre l’histoire en deux « bandes dessinées » panoramiques : la première met en scène les étapes de la culture (labours, semailles, hersage), la seconde les moments de la récolte (les faucheurs, la pause, la mise en gerbes, la charretée…).

Jean Julien (1888-1974) : « Auvergne, Salers-Agriculture », esquisse pour le préau, école de garçons, rue Saint-Martin, Paris, 3e, 1933

Un « résumé » du paysage rural de l’Auvergne dans la région de Salers au premier plan, et une évocation des formes volcaniques du massif du Cantal à l’arrière plan.

On peut y ajouter pour conclure cet apprentissage de la perspective, destiné à décorer une salle de dessin parisienne, et tout à fait à sa place dans la page web du dessin du géographe !

Edmond-Eugène Valton (1836-1910) : « L’enseignement du dessin », esquisse pour la salle de dessin, école de garçons, rue Dombasle, Paris, 15e, 1880.

Les œuvres analysées ici ont été présentées dans une exposition organisée au Petit Palais (Paris) en 2013-2014 sur « l’Ecole en images »

Roland Courtot, avril 2017