Café-repas géographiques du 18 décembre 2013
Grèce : le bout du tunnel existe-t-il ?
par Michel SIVIGNON
(Professeur émérite de géographie à l’Université de Paris X, spécialiste des Balkans et de la Grèce)

Quelques images
Pour entrer dans la crise grecque, quelques images non touristiques. En effet, nous entendons souvent des gens qui viennent de passer leurs vacances d’été en Grèce s’étonner : « la crise ne se voit pas » ou « la crise, connais pas ». Le tourisme de masse est-il propice à révéler la criseaux touristes ? Il est fait pour populariser une image de la Grèce qui correspond aux besoins de l’industrie touristique afin qu’elle puisse ensuite renouveler ses clients : pas d’images dramatiques surtout.

Autre question, celle du géographe attaché aux paysages : la crise est-elle visible ? Anecdote: la voisine d’une amie grecque perd son boulot, son mari aussi, ils ne peuvent pas payer la facture d’électricité (qui comporte aussi les impôts locaux), l’électricité est coupée, elle dépose chaque jour ses victuailles dans le frigo de mon amie… Est-ce visible ?

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Image 1 : une très belle église à coupoles du XIV° s., celle de Doliana dans la montagne du Pinde au centrede la Grèce. Devant, deux drapeaux : un grec (depuis le soulèvement des Grecs contre les Turcs en 1821), un… byzantin avec un aigle bicéphale. Etre grec et orthodoxe, c’est la même chose, après 1000 ans d’histoire byzantine que trop souvent on ignore en France.

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Image 2 : dans un magasin, en anglais et en grec, l’affiche « L’acheteur n’est pas obligé de payer si on ne lui remet pas de ticket de caisse », imposée par le gouvernement pour que les  commerçants n’échappent plus au fisc. De plus en plus inefficace avec l’aggravation de la crise, qui n’est pas seulement économique, mais aussi crise du système politique, du fonctionnement de l’Etat, et plus largement de la société.

D’autres graffitti : près d’un bistrot de Volos, des affiches politiques dans le style mai 68 en France (où elles ont disparu, sauf dans les facs). « Les murs ont des oreilles, vos oreilles ont des murs », ou « Race pure, cerveau sale », ou « Je n’ai pas de rêves, je vis le présent » (un jeune chômeur ?), « Non au IV° Reich » (à destination des touristes allemands), etc.

Partout l’écriteau « A louer » pour des logements ou des locaux industriels ou comerciaux. Devant un immeuble d’appartements, des tomates et des poivrons à la place des fleurs ; le bois du boulanger soigneusement protégé par une grille et un cadenas contre les voleurs de bois fuel trop cher) ; la nouvelle culture du chardon qui, transformé en granulés, brûle dans les fours du chauffage central, dans la plaine thessalienne. Images d’un pays inquiet, parfois proche du désespoir.

Quatre échelles de temps pour comprendre la Grèce d’aujourd’hui

La première échelle de temps est celle des siècles et même des millénaires, celle d’une civilisation grecque  extrêmement ancienne, dont la langue est attestée depuis au moins le XV° siècle avant notre ère. La langue grecque, et non pas la Grèce en tant que construction politique qui est très récente sous sa forme actuelle (indépendance en 1821).

30 siècles de langue grecque, c’est, avec le chinois, la plus longue histoire d’une langue écrite lorsque je dis hématome ou hématologie j’emploie un mot, héma qui désigne le sang aussi bien dans le linéaire B (première forme de l’écriture grecque  décryptée par l’anglais Vectris en 1952) que dans la langue quotidienne d’aujourd’hui. Cette dernière est pénétrée de mots d’origine étrangère, vénitiens pour le vocabulaire maritime, turcs pour la cuisine, français pour la pâtisserie la couture  ou la technique automobile

La connaissance du grec classique et du latin fut à la base de la formation universitaire dès le Moyen-Age, puis des humanités telles que conçues par les collèges des congrégations religieuses. La référence à la philosophie grecque, à la science grecque, à la géographie grecque pèsent aujourd’hui d’un poids très lourd..De ce point de vue la Grèce est incontestablement dans l’Europe.

Cette histoire est aussi celle du destin tragique de l’Empire byzantin (le drapeau byzantin flotte sur les églises à côté du drapeau grec) qui disparaît en tant qu’entité politique indépendante en 1453, cependant que la nation grecque presque tout entière passe sous domination ottomane (sauf Corfou, vénitienne). La religion orthodoxe devient alors la seule institution reconnue par le sultan  qui maintient la nation de 1453 à 1821 Lorsque après la défaite grecque contre l’armée de Mustapha Kemal en Asie Mineure en1922on procéda à un échange de population avec la Turquie n’était pas un échange Grecs contre Turcs, mais citoyens turcsde religion orthodoxe contre citoyens grecs musulmans.

Les Grecs d’aujourd’hui sont extrêmement conscients de ces deux assises de la nation(la presse et l’orthodoxie) ils n’ont jamais apprécié les diatribes entretenues en particulier dans la presse allemande ces deux dernières années, sur la place de la Grèce en Europe diatribes qui sont fondées sur la confusion entre l’Europe en tant que construction historique séculaire et l’UE de 2013.

La seconde échelle est celle de la Grèce Moderne née avec le soulèvement (les Grecs disent la Révolution) de 1821, soutenue par les philhellènes d’Europe Occidentale, mais lestée par trois siècles et demi de soumission au sein de l’Empire Ottoman, et nantie d’un héritage « oriental » dont on n’a pas fini de parler. Entre 1821 et 1945, la Grèce atteint progressivement ses frontières actuelles, le dernier épisode étant l’annexion du Dodécanèse en 1947 dont l’Italie s’était emparée en 1911 au détriment de l’Empire Ottoman. Mais en même temps la Grèce perd toute possibilité de récupérer les côtes de l’Ionie et Constantinople : c’est la Grande Catastrophe de 1922, déjà mentionnée plus haut.

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La troisième échelle de tempscommence en octobre 1940 avec l’invasion italienne, puis  l’invasion allemande en mai 1941 : le roi et le gouvernement grec sontévacués à Alexandrie par les Britanniques, et ce qui reste de l’armée grecque combat aux côté des Anglais. A l’intérieur, la résistance, fortement structurée par le Parti communiste grec, fait face aux atrocités allemandes (des dizaines de villages brûlés comme Oradour-sur-Glane).

Le roi revient en 1945 et la Guerre civile déchire la Grèce jusqu’en 1949 : les résistants souvent communistes refusent le pacte de Yalta (1945) qui place la Grèce dans le bloc occidental. Leur défaite à cause du soutien britannique au gouvernement royal est une césure majeure dans l’histoire grecque. La Grèce est désormais dans le bloc de l’Ouest et adhère à l’OTAN en 1952 en même temps que la Turquie. Une dictature des colonels s’installe alors (1967-1974) : élimination du roi, dictature sans parti politique mais s’appuyant sur l’armée, nationalisme très particulier (« Une Grèce de Grecs chrétiens »). Avec le retour de la démocratie, la Grèce est intégrée à l’Union Européenne en 1981, puis en 2001 à la zone euro. C’est la période de l’argent facile et des crédits européens.Après la chute du mur de Berlin (1989) et l’effondrement des régimes est-européens, la Grèce devient terre d’immigration provenant des voisins balkaniques.

La dernière échelle de temps commence en 2009 avec la crise : Georges Papandréou, élu en octobre 2009, révèle l’état réel des finances grecques. La dette atteint 175% du PIB (France : 95%) annuel, il est impossible d’en assurer le service et la Grèce est mise en tutelle  par la « troïka » (Fond monétaire international, Banque centrale, Commission de Bruxelles), une dépendance humiliante pour les Grecs.

Ce détour historique, nécessaire pour replacer la situation actuelle dans son contexte, sert souvent d’échappatoire aux Grecs. Evoque-t-on la grande difficulté à lutter contre l’évasion fiscale ? On argumente sur la position des Grecs vis-à-vis de leur Etat après l’Indépendance, elle-même issue de leur position vis-à-vis de l’Empire Ottoman. Mais la question est de faire rentrer des impôts qui ont été votés pour l’exercice en cours. Evoquer les siècles passés équivaut trop souvent à « botter en touche ».

L’immigration : longtemps la Grèce fut un pays d’émigration, avec un pic à la fin du XIX° siècle vers les Etats-Unis, le Canada et l’Australie : Melbourne est la 2° ville grecque après Athènes. Après un ralentissement progressif, l’émigration reprend dans les années 60 vers l’Allemagne, comme pour les Turcs et les Yougoslaves : il y a eu un demi-million de Grecs en Allemagne (la population totale de la Grèce est de 11 millions). Puis l’immigration diminue nettement après 1970, période d’argent facile y compris sous les colonels. L’équilibre entre émigration et retours au pays date de 1974.

Après 1989 et l’effondrement des régimes socialistes, notamment en Europe de l‘Est, arrivent des Polonais, des Bulgares, Moldaves et surtout les voisins Albanais (environ 600000 sur une population de 3,5 millions, musulmans). C’est un changement de mentalité extraordinaire pour les Grecs. Ces immigrés jouent un rôle essentiel dans l’économie, dans les activités non ou peu qualifiées telles que maçonnerie de pierre sèche, la plonge dans la restauration, la cueillette des olives ou des oranges, etc. La Grèce ne peut plus vivre sans cette immigration.

Depuis une dizaine d’années arrive une autre vague :Afghans, Syriens, Africains, voire Indiens ; ils viennent par la Turquie, qui les laisse complaisamment passer en Grèce (1,5 km entre l’île de Samos et la côte turque). Ils arrivent dans un pays dévasté et incapable de leur fournir du travail. Ils viennent en Grèce parce que c’est la porte de l’Europe et non pour s’y installer – ce qui leur arrive quand même. Cette immigration est politiquement instrumentalisée, et pas seulement dans les grandes villes, notamment par l’extrême droite Aube Dorée qui veut les renvoyer dans leur pays d’origine.

La crise actuelle

Les partis politiques:la Grèce connaît aujourd’hui un système bipartite analogue à ceux d’Europe occidentale. Progressivement se sont développés deux partis, l’un conservateur, mais très hostile à l’aventure des colonels, sous la direction de Constantin Karamanlis, exilé à Paris et qui revient en 1974 ; c’est la Nouvelle Démocratie, longtemps dominante.  L’autre est le PASOK ou parti socialiste panhellénique, dont la personnalité majeure fut en 1981 Andreas Papandreou, fils de Georges qui fut premier ministre dès les années trente, et père de Georges Papandréou  qui arrive au pouvoir en 2009. En Grèce on prend habituellement le prénom de son grand-père.

Aux élections de 2012, les deux partis s’effondrent, surtout le PASOK tenu pour responsable de la crise. Après un gouvernement de techniciens (comparable à celui de Mario Monti en Italie), se met en place un gouvernement d’Union nationale présidé par Antonis Samaras, leader de la droite (129 députés sur 300), avec l’accord du PASOK (33 députés) et du nouveau parti de la Gauche démocratique (17 députés), mais qui quitte la coalition en 2013.

Aux deux extrêmes, hors de la coalition : le Parti communiste (8% des suffrages) et surtout le nouveau parti SYRIZA (gauche radicale non communiste) qui est aujourd’hui le 2° parti (65 députés) derrière la Nouvelle Démocratie. A l’extrême droite, Aube dorée est un parti néo-nazi (17 députés) qui est aussi en plein essor :chemise noire, gros bras, crâne rasé, brassard à croix presque gammée.

Deux analyses politiques opposées, avec un consensus inquiétant sur la responsabilité de la classe politique grecque : médiocrité, incompétence, corruption.

Une première position politiquedénie toute responsabilité à la société grecque. C’est l’attitude de la gauche communiste et aussi de la gauche radicale  SYRIZA. Dans cette vision, la Grèce est,à l’intérieur de l’Union Européenne, le maillon le plus faible du système capitaliste ultralibéral.  Le capitaliste ultralibéral, par essence mondialisé,  a donc décidé de la mettre à genoux, mais les autres Etats ne perdent rien pour attendre : il suffit de regarder la situation du Portugal. Il s’agit ,pour augmenter les profits du capital, de mettre à bas les acquis qui profitent à l’ensemble de la société : l’école publique, l’hôpital et le système de soins afférent, le système de retraites, les garanties salariales. Le N° 39 de la Revue Lignes d’octobre  2012 « Le devenir grec de l’Europe néolibérale » est parfaitement caractéristique de ce point de vue. On y trouve un article d’Alain Badiou (La Grèce, de nouvelles pratiques impériales) et un autre d’Etienne Balibar (De la crise grecque à la refondation de l’Europe) qui ont comme caractéristique commune, en dépit de leur titre, de se dispenser de toute analyse de ce que peut avoir de spécifique la crise grecque.  On voit bien pourquoi : la recherche du spécifique conduit à la recherche des responsabilités locales visibles. Or les responsabilités locales (par exemple l’évasion fiscale massive) sont bien présentes. Mais les souligner serait taire la responsabilité de la mondialisation. Finalement, la question est: faut-il parler de la crise grecque, la Grèce étant victime de ses particularismes, ou de la crise en Grèce, la Grèce n’étant plus que la version locale d’un dérèglement mondial.

Une seconde attitude est celle d’une partie des Grecs qui votent pour les deux grands partis. Ils acceptent de descendre dans la hiérarchie des responsabilités, et de ne pas se limiter aux élus. On souligne alors les dysfonctionnements des services publics, le recrutement clientéliste des fonctionnaires, jusqu’au niveau le plus modeste.  On peut même entendre cette phrase « Nous sommes tous responsables ». Les deux partis cités plus haut forment aujourd’hui la coalition issue des élections anticipées de juin 2012. Ils ont la majorité à la Chambre. Ils naviguent devant les exigences des bailleurs de fonds, la fameuse « troïka », mais sont favorables au maintien de la Grèce dans la zone euro et dans l’UE. Pour cela il faut en passer par les fourches caudines de la troïka. Cette dernière presse le gouvernement d’équilibrer ses comptes, soulignant que la dette représente environ 170% du PIB annuel. Comment équilibrer la balance des comptes ou du moins la rendre moins déséquilibrée ? Ou bien augmenter les recettes de l’Etat ou bien diminuer les dépenses.

Quelques autres voix : A lire d’autres discours, on entend toutefois d’autres voix et je suis frappé de la « petite musique » que font entendre des « non spécialistes ». Des écrivains, des auteurs de romans policiers, des hommes de théâtre, des témoins de la société de leur temps auxquels leur profession n’attribue aucune compétence particulière. .

 

VassilisAlexakis, romancier, écrit au confluent des deux cultures, grecque et française : « Je suis condamné à lire des articles économiques que je ne comprends pas… Je suis surpris de voir que des économistes qui ont ruiné une foule de gens continuent à nous expliquer ce qu’on doit faire. Le moment est venu de donner la parole à des philosophes, des sociologues, des historiens (le Monde 11.11.11) ou encore : « On a un grand besoin d’impassibilité en ce moment ».

Petros Markaris, auteur de romans policiers, fut des années durant, le scénariste de Théo Angelopoulos, le plus grand metteur en scène grec.  Il est le pendant d’Andrea Camilleri en Italie ou de Manuel VazquezMontalban en Espagne, de Mankell en Suède, Jean Claude Izzo en France. La lecture de ses « polars » est une excellente introduction à la Grèce d’aujourd’hui (lire « Liquidations à la Grecque » – Policiers Seuil). Il écrit : « Nous avions une haute civilisation de la pauvreté ; nous ne l’avons plus et elle ne reviendra pas ».

Arrêtons-nous sur cette phrase. La Grèce est sortie exsangue de la Guerre Civile, qui fait elle-même suite à une occupation allemande féroce (et secondairement bulgare et italienne). Les Allemands ont été ici bien plus durs qu’en France. La société grecque des années 50 vit mal, mange mal, se nourrit largement d’herbes et de cueillette : au printemps les champs de la Mésogée à l’est d’Athènes sont fréquentés par des centaines de cueilleurs, les Grecs partagent alors une connaissance approfondie des herbes comestibles. Le souvenir de cette pauvreté et de la faim des Athéniens pendant la guerre est resté vif et on soupçonne la Troïka de vouloir faire revenir les Grecs à cette pauvreté. La remarque de Markaris renvoie à la transformation radicale des habitudes de consommation survenue après l’entrée de la Grèce dans la communauté européenne. L’opinion est unanime sur le rôle de l’incitation aux diverses formes de crédit de consommation. Signez et vous paierez l’an prochain, pour l’appartement, la voiture, les vacances, la 4×4… Le recours au crédit et aux subventions de l’U.E. n’est pas seulement le fait des particuliers, mais aussi de l’Etat.

La crise, c’est d’abord la diminution drastique des retraites et des traitements, et pas seulement des fonctionnaires qui sont les plus touchés : moins 30 à 40% en quatre ans (2009-2013). En effet, les comptes de l’Etat sont déséquilibrés par une balance commerciale des biens où les importations sont 3 à 4 fois plus importantes que les exportations. Ce déséquilibre était  compensé par les services, le tourisme et la marine marchande et autrefois par les remises des émigrés. Le tourisme a augmenté de 14% l’an dernier, mais du fait des troubles de Tunisie ,de l’Egypte, de Turquie et du report vers la Grèce .C’est le seul secteur qui apporte de l’argent frais.  Les armateurs grecs ne sont pas forcément domiciliés en Grèce, mais investissent beaucoup dans le tourisme et le pétrole, même s’ils embauchent moins (sur un bateau, quelques Grecs et beaucoup de Philippins). Le gouvernement n’est pas en position de force, pour faire rentrer les impôts, avec les armateurs qui peuvent facilement délocaliser dans une activité très mondialisée. Les remises des émigrés ont beaucoup diminué alors que les immigrés envoient désormais des devises dans leur pays d’origine. Les fonds européens en revanche étaient devenus un poste très important de la balance des comptes.

Les fonds structurels européens ont été largement distribués à la Grèce, provoquent aujourd’hui un endettement majeur (175% du PIB). Pour le gouvernement, il est plus facile de diminuer le traitement des fonctionnaires que d’augmenter les impôts. Les Grecs paient-ils des impôts ? Les fonctionnaires oui, puisqu’il y a retenue à la source, mais les professions libérales non salariées ne sont pas contrôlées (la plus forte proportion en Europe, mais leur définition est plus large qu’en France : commerce artisanat, services, etc.). De plus, il ne suffit pas que l’assiette de l’impôt soit juste, encore faut-il que l’administration soit organisée pour les percevoir. Enfin, il n’y a pas de cadastre, sauf dans le Dodécanèse : le nouvel impôt foncier a du mal à voir le jour, les ventes se font par une entente entre voisins sur la superficie, confirmée par d’autres voisins et entérinée par un cartographe assermenté.Pour construire en zone rurale, il faut 4000 m², mais qui mesure ? Si on faisait la somme des terrains vendus, la Grèce doublerait de superficie… L’évasion fiscale est considérable.

Le résultat de la politique d’austérité est un appauvrissement général : le niveau de vie a diminué environ d’un tiers. Les immatriculations de voitures neuves (la Grèce n’en produit pas) sont passées de 200000/an en 2008 à 47000 en 2012, ce qui fragilise les garages, la vente de carburant, etc. Le chômage est de 25% en général, plus de 50% pour les jeunes (25-35 ans) : c’est une situation de désespérance, d’accablement plus que de protestation. Une économie de pauvreté se met en place : dégradation de certains quartiers d’Athènes, repli sur le village et la famille, développement du troc qui représenterait un tiers des échanges, etc.

Existe-t-il une géographie de la crise grecque ?

 

Doit-on se borner à traiter la crise de manière globale ? ou s’interroger sur les inégalités territoriales ?

Villes et campagnes : au centre de la crise, Athènes, certains quartiers surtout. Dégradation du centre-ville, arrivée massive d’immigrants sans revenus ni papiers qui attendent de passer en Italie, concentration de professions fragilisées par la crise (architectes, bureaux d’études), remise en cause des structures familiales traditionnelles, fuite des cerveaux, etc. Dans les villages et les petites villes, on survit mieux grâce à la production agricole locale. Les industries agro-alimentaires se portent assez bien. Les bonnes régions agricoles tiennent le coup.

Les régions touristiques ou non : le tourisme des Grecs, la clientèle nationale se sont effondrés. A l’inverse, le tourisme international est florissant, d’autant plus que ses revenus ne sont guère fiscalisés toujours autant d’Allemands, beaucoup de Français, nouveaux touristes venant de l’Est. En 2013, l’effectif des touristes et la rentrée de devises ont augmenté de 14% : c’est le seul secteur en voie de développement.

Débat

  1. 1.      Le sentiment anti-européen des Grecs se manifeste au moment où la Grèce prend la présidence de l’Union Européenne : qu’en pensez-vous ?

Michel Sivignon : pour les Grecs, le refus de l’Europe est en fait le refus de l’humiliation (lors de la rencontre Sarkozy-Merkel, Papandréou est mis de côté), le refus des stéréotypes (les Grecs pas sérieux et peu travailleurs, etc.), le refus de la troïka plus que de l’Europe. Pour les partis politiques, c’est une rhétorique : les partis, même le SYRIZA, sont très prudents, ils savent que sortir de l’euro signifie le retour à la drachme, une monnaie  qui serait immédiatement  dévalorisée, ils n’en font pas un programme.

  1. 2.      Les relations entre Grèce et Turquie ?

M.S. : L’une des causes de l’endettement grec tient au choix de lourds investissements militaires en prévision d’un éventuel conflit avec la Turquie. Est-ce un fantasme ? La crainte des Grecs est d’abord fondée sur l’évolution démographique : en 1928, il y avait 6 millions de Grecs pour 13 millions de Turcs (rapport de 1 à 2), aujourd’hui 11 et 80 (rapport de 1 à 7). Sur le plan économique, la Turquie connaît une croissance de 4 ou 5%/an alors que la Grèce est en situation catastrophique. Sur le plan de la religion, la Grèce chrétienne voit d’un mauvais œil l’éventuelle transformation de Ste Sophie en mosquée souhaitée par le premier ministre turc Erdogan. Et puis il y a le vieux contentieux de Chypre : un état intégré à l’Europe dont le tiers est occupé par l’armée turque.

  1. 3.      Cette situation de la Grèce semble insupportable. Comment voyez-vous l’avenir ?

M.S. : Le gouvernement grec, pris à la gorge, en est à négocier des avances pour dans 15 jours : avec des échéances si courtes, que se passera-t-il s’il ne négocie pas ? Les Grecs ont paradoxalement élu à nouveau, de justesse il est vrai, la Nouvelle Démocratie qui les a conduits dans la situation actuelle. Quant aux manifestations, elles n’ont pas abouti. Mais je ne lis pas dans le marc de café.

  1. 4.      A quoi les fonds européens donnés à la Grèce depuis 30 ans ont-ils servi ? Certains services, comme les chemins de fer, ont disparu.

M.S. : Il y a toujours eu peu de chemin de fer en Grèce : une ligne Salonique-Athènes-Istanbul, une autre autour du Péloponnèse, construites avec difficulté au XIX° siècle à l’intérieur des terres afin d’échapper aux tirs des cuirassés ennemis. On a longtemps circulé par bateau. Mais le réseau routier a été considérablement amélioré depuis 30 ans, même si les Travaux publics ont souvent été l’occasion de détournement de fonds. Et, au lieu de demander des subventions européennes, beaucoup de Grecs font avec les moyens du bord, comme, par exemple, construire un petit pont en bois pour relier deux villages. Mais c’est à la marge.

  1. 5.      A la marge ? Cette civilisation de la pauvreté, dont parle Petros Markaris (voir plus haut) a laissé en Grèce des traces beaucoup plus qu’ailleurs. Même si les gens ne retrouvent pas les savoirs anciens, ils vont les réinventer ! Je suis plus optimiste que Markaris.
  1. La crise a-t-elle des conséquences écologiques ?

M.S. : L’écologie est une affaire de longue durée, et non des dernières cinq années. Depuis 1945 où la Grèce était encore un pays agricole (la moitié de la population active), la déprise rurale se voit dans le paysage. Ainsi l’olivier, que l’on cultivait à la main sur les pentes raides, est « descendu » dans les zones planes, un maquis l’a remplacé tandis que la plaine connaît une concentration des activités agricoles, un problème d’assèchement des marécages, le recours à l’irrigation qui permet d’augmenter la production, et des conflits pour l’eau. Avec la crise, la forêt s’étend, mais les maquis se déboisent pour la construction et le chauffage.

  1. 7.      Qu’en est-il de l’implantation de la Chine en Grèce (le port du Pirée, par exemple) ?

M.S. : Peu d’information. Des Chinois ont acheté une partie du Pirée dans le but d’utiliser sa position pour construire un chemin de fer vers le nord et de desservir les Balkans. Dans les petites villes de province s’installent des petites boutiques chinoises, et sur les marchés les commerçants chinois ont remplacé les Russes pour vendre de la pacotille.

Compte-rendu établi par Jean-Marc Pinet
et revu par Michel Sivignon

 

Le Repas
La cuisine grecque entre l’Orient et l’Occident

Les influences

La cuisine grecque est une cuisine d’Orient, en ce sens qu’elle est profondément liée à la cuisine turque, dont l’originalité  vient sans doute, de l’usage des laitages (yaourts, fromages)  chez ce peuple qui fut un peuple d’éleveurs nomades. La cuisine turque est elle-même liée à la cuisine persane et à la cuisine arabe.

La cuisine grecque procède  aussi d’un fond méditerranéen caractérisé par un usage très ample des légumes frais, des légumes secs et de l’huile d’olive.

On peut encore y déceler une influence du christianisme orthodoxe, et de son système gradué de jeûnes, plus ou moins sévères : ceux qui excluent la viande, ceux qui interdisent aussi les poissons, ceux qui ajoutent à l’interdit le poulpe et la seiche, celui, enfin où l’huile d’olive est proscrite.

A côté de ces influences de base, celles de l’Occident sont marginales : ce sont surtout celles de l’Italie : certaines dénominations en sont issues. L’aubergine se dit en grec melizana de l’italien melanzana. Cette influence est évidente pour les pâtes, excellentes en Grèce et souvent préparées en gratin, avec de la viande hachée comme dans lepastitsio.

L’influence française est plus récente, à travers les pâtisseries apparues au XIX° siècle et entrées dans le vocabulaire du grec moderne sans modification aucune : langue de chat, mille-feuilles, etc…

Les mezze

Il s’agit de hors d’œuvre, ou d’amuse-gueule. Le mot vient de l’arabe, par l’intermédiaire du turc. On emploie aussi le mot plus recherché et plus hellénique d’orektika, ce qui ouvre l’appétit (orexi) Voir l’anglais appetizers

Il existe des mezze froids et des mezze chauds. Parmi ces derniers figurent les courgettes et aubergines en tranches fines passées à la friture et aussi le pommes de terre au four accompagnées de tsatziki.

Au nombre des innombrables mezze froids figure le tsatziki, un  yaourt égoutté mélangé d’ail et de concombre râpé et égoutté. Il est servi froid ; Tournefort, voyageant en Turquie en 1699 en avait vu consommé par les cochers d’Istanbul. La salade d’aubergine(connue en France sous le nom de caviar d’aubergine) est également servie froide. La skordalia est une purée d’ail et pomme de terre qui accompagne le poisson (en particulier le beignet de morue). Au nombre des poissons et fruits de mer les anchois, le poulpe, les crevettes.

Ces hors d’œuvre  peuvent avoir deux statuts :

– Ou bien ils accompagnent un apéritif conçu comme un quasi repas.

– Ou bien, les mezze servent d’accompagnement à un plat principal, dans un repas ordinaire de restaurant.

Les alcools

La cérémonie de l’apéritif semble avoir gagné en solennité ces dernières années. A midi, un apéritif accompagné de nombreux mezze peut tenir lieu de repas. Cet apéritif est obligatoirement un alcool anisé. Le plus connu est l’ouzo, mais il en existe des variantes : tsipouro en Thessalie tsikoudia en Crète , ou raki. Dans l’île de Chios, c’est le mastika ou mastic où la résine de pistachier térébinthe se substitue a l’anis. Ces variantes sont régionales.

Il existe dans les campagnes beaucoup de bouilleurs de cru qui font eux-mêmes leur alcool à partir de raisin mais aussi de figue. En outre, en ville, du moins dans la Grèce du nord et du centre, on a vu se multiplier les établissements spécialisés dits ouzeri ou tsipouradiko. On y sert exclusivement ces apéritifs accompagnés de mezze. On ne choisit pas les mezze : le choix est laissé à la discrétion du tavernier.

La pitta

Le statut des feuilletés (Pitta) est intermédiaire entre mezze et plat principal. Ils sont un élément majeur de la cuisine grecque. Lephyllo (la feuille) est l’équivalent du beurek ou du brik. La farce de la pitta est fort diverse, mais la tiro pitta (feuilleté au fromage dit feta) et la spanakho pitta (feuilleté aux épinards) sont les plus répandues.

Il existe une géographie de la pitta dans les Balkans qui correspond à l’extension ancienne de l’Empire Ottoman. Toutefois, en Grèce, la pitta est initialement un plat du nord du pays. On mange très souvent la pitta sur le pouce : elle est un des éléments du « fast-food » hellénique. En dehors des restaurants où elle figure sur la carte, elle est servie dans des magasins spécialisés.

Le repas

Il n’y a guère d’ordonnancement en forme de menu. L’usage est de mettre tous les plats ensemble sur la table. Toutefois, les mezze viennent d’abord.

En même temps que le plat principal, on commande souvent une salade. La romaine est en Grèce un produit hivernal. En été la salade ordinaire est composée de tomates et de concombres. Elle est souvent accompagnée de fromage blanc. Le fromage n’est jamais servi à la fin du repas, mais au début avec les mezze.

Le repas ne comporte pas de dessert. Il y a pour ça des établissements spécialisés dans les pâtisseries (zakharoplasteion). Tout au plus le tavernier vous servira-t-il en fin de repas un fruit préparé et découpé dans une assiette : pastèque, melon, pomme. Ce sera son cadeau.

Il n’est pas non plus d’usage de boire un café en fin de repas. On prend le café, à toute heure du jour au caféneion, mais pas au restaurant.

Michel Sivignon 

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Bibliographie

Joëlle DALEGRE, La Grèce depuis 1940, L’Harmattan 2006

Joëlle DALEGRE (sous la direction de), Regard sur « la crise » grecque, L’Harmattan 2013

Joëlle DALEGRE (sous la direction de), La Grèce inconnue d’aujourd’hui. De l’autre côté du miroir ,L’Harmattan 2011

Maria KARAMANLI, La Grèce, victime ou responsable ? L’Aube 2013

Alexia KEFALAS, Survivre à la crise : la méthode grecque, Ed. de la Martinière 2013

Mark MAZOWER, Dans la Grèce de Hitler,  Les Belles Lettres. 2002