Les Cafés Géo de Lyon accueillent le 5 avril 2017 Michel Lussault, professeur de géographie et d’études urbaines à l’ENS de Lyon, chercheur à l’UMR 5600 Environnement Ville Société, directeur de l’Institut français de l’Éducation. Les quatre livres L’homme spatial, De la lutte des classes à la lutte des places, L’avènement du monde et Hyper-lieux doivent être lus ensemble. Hyper-lieux clôt ce cycle. Ces livres s’inscrivent dans la continuité d’un colloque co-organisé avec J. Lévy sur les « Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy », dont les actes ont été publiés en 2000.

Deux fils directeurs irriguent ces travaux :

  • La volonté de comprendre la mondialisation sans la réduire à la globalisation économique. Il ne s’agit pas de nier la globalisation économique. La mondialisation est rattachée à l’urbanisation généralisée du monde avec des conséquences sur l’espace et sur l’individu. Les hyper-lieux sont des « prises » de la mondialisation : la mondialisation s’y met en jeu, en scène, en exergue.
  • L’individu comme acteur spatial. L’individu agit avec l’espace, quand les sociétés organisent leur espace. Le point de départ est donc des individus à l’épreuve de l’espace. Exister c’est régler les problèmes que l’espace nous pose, dans les traces de Perec (« vivre c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner»). L’accent est souvent mis sur le temps qui nous contraint en tant qu’être fini, mais il s’agit ici de mettre la lumière sur notre relation à l’espace.

Comprendre un individu passe par la manière d’organiser son espace de vie au quotidien, qui se heurte à trois types d’épreuves.

  • La première épreuve est la distance. Tout individu doit régler au quotidien doit régler ses rapports de distance avec autrui, les objets et les non-humains. Le cinéma burlesque trouve un de ses ressorts comique dans la tension entre proche et lointain : le mauvais rapport de distance entraîne un comique de situation.
  • La deuxième épreuve spatiale est l’épreuve du placement. Ne pas savoir se placer a pu poser par exemple des problèmes de bienséance, qui est étymologiquement l’art de bien se tenir assis.
  • La troisième épreuve spatiale est le franchissement : il s’agit de savoir traverser les seuils, les sas, les frontières…

Pour un migrant, ces trois épreuves, dans les espaces publics et privés, peuvent permettre d’assurer la survie.

Hyper-lieux prend naissance dans une perplexité, ressentie à différentes lectures.

  • Dans le monde est plat, Thomas Friedman étudie des vecteurs d’aplatissement du monde, c’est-à-dire d’une standardisation ou d’une homogénéisation du monde. Or la géographie étudie la différenciation spatiale.
  • De plus, Zygmunt Bauman a théorisé la société liquide : tout circule tout le temps, tout coule, plus rien ne s’arrête, c’est une société sans ancrage, l’espace disparaît, la matière s’efface, la prise matérielle n’est plus là. Pourtant, les géographes voient que les rugosités n’ont pas disparu.
  • Marc Augé dans Non-lieux montre que les espaces fonctionnels liés à la nécessité de la mondialisation se multiplient, mais sans authenticité de l’expérience humaine : il en fait des espaces d’aliénation, en opposition à la demeure ou à la maison (le lieu anthropologique). Comme exemples de non-lieux, il cite les gares, les aéroports, les grands centres commerciaux : l’expérience est alors uniquement fonctionnelle.

Et si le non-lieu était en fait un « lieu mal observé » ? Le processus d’homogénéisation existe : il y a une tendance à la standardisation. Mais un travail de terrain montre un regain d’importance des individus dans l’expérience au lieu. La standardisation n’est pas aussi claire : le rapport au lieu des individus n’a peut-être jamais aussi été important.

Ce livre est fondé sur l’hypothèse suivante : La mondialisation met en tension (au sens « énergétique » du terme) deux mouvements contradictoires : un mouvement de standardisation relatif à l’échelle mondiale en termes de formes, de pratiques et d’espaces et un regain d’importance de lieux correspondant à la mondialisation contemporaine (des hyper-lieux, des lieux exaspérés par la mondialisation contemporaine). Les hyper-lieux deviennent des points de cristallisation entre standardisation et différenciation du monde.

Le monde et les réalités sociales sont équivoques : le social ne peut pas être purifié. L’enjeu des sciences sociales est de définir des protocoles d’observation et de restitution de l’équivocité. Le livre s’appuie sur des descriptions de cas. Michel Lussault nous montre une image de Times Square à New York juste après le coup de minuit. Sûrement plus d’un million de personnes se massent sur cette place. Dans le livre, toute une généalogie de Times Square est proposée. C’est un prototype de l’hyper-lieu : c’est un des dix lieux les plus visités du monde.

Michel Lussault développe cinq principes de base pour définir un hyper-lieu.

  • L’intensité d’un espace dense et divers. H. Lefebvre avait travaillé ce concept reposant sur le nombre des interactions. Il y a une sorte de saturation de l’espace : les phénomènes nous bombardent, nous étouffent, nous subjuguent… C’est un espace qui ne nous laisse pas tranquille.
  • L’hyperspatialité. La connexion de tout espace et de tout individu à d’autres connexions de tout espace et de tout individu devient un potentiel infini, notamment du fait des télécommunications. C’est une valeur centrale, notamment économique. Les entreprises de connectique dirigent en partie le monde. Tout lieu et toute personne peut être contact avec un autre lieu ou une autre personne : téléphone portable, ordinateur, clé connectée, montre connectée… Cela ne fait que dix ans que le premier smartphone existe : sa diffusion est exceptionnelle. Nous sommes parfaitement ici et parfaitement ailleurs. Les travaux de Boris Beaude sur Internet montrent qu’il est possible d’être ici et ailleurs. Il n’y a pas de partage : nous sommes dans les deux en même temps. Cela amène à repenser le local et le global, le local et l’extériorité… Qu’est-ce que la proximité sur Internet ? Cela pose des questions en termes d’espaces publics et de relations.
  • L’hyperscalarité. Ces hyper-lieux fonctionnent à toutes les échelles en même temps. Un hyper-lieu est à la fois local, national, international, global… Il y a une collision des échelles.
  • La dimension expérientielle. Les individus veulent se livrer à des expériences : cette notion d’expérience joue un rôle considérable dans les sociétés contemporaines. Cette expérience se filme et se restitue sur les réseaux sociaux. L’action devient rationnelle et sensible. C’est tout le champ de l’émotion qui entre avec l’expérience.
  • L’affinité. Qui se ressemble s’assemble. Les individus viennent jouir collectivement d’une même expérience.

L’individu peut-il être considéré comme un hyper-lieu ? Et le monde n’est-il pas lui aussi un hyper-lieu ? L’idée est de parvenir à une grammaire où la spatialité est plus centrale que la forme et où les formes matérielles sont secondes. Times Square est un fermé ouvert : il est clos mais traversé par ceux qui le font exister. Sans les individus, cet hyper-lieu n’existe plus. Ce qui compte c’est la spatialité. Sans les individus, ce sont des ruines ou des images apocalyptiques comme dans certains films. Les écrans de Times Square créent un mur d’images : les individus interagissent avec ces images, comme sur un plateau de télévision. La forme dit quelque chose d’une pratique.

L’hyper-lieu le plus fréquenté du monde est un centre commercial à Dubaï. Ce lieu est paradoxal : le caractère insoutenable de la mondialité se lit aisément. Des personnes pauvres notamment du Yémen, de l’Inde, du Bengladesh… construisent Dubaï à côté des commerces de grandes marques. Dubaï est un espace touristique fondé sur le commerce. Aucune ressource naturelle ou patrimoniale ne se situe à la base de ce tourisme.  C’est le maximum de chalandise qui est recherché. Dubaï est une global city qui accole différents lieux : centres commerciaux, aéroport, lieux de loisir… L’aéroport devient un centre commercial. Le « devenir Dubaï du monde » comme le dit M. Davis pose vraiment question. Le caractère inégal est relativement fort. Dans un hyper-lieu, les inégalités sociales sont mises en scène.

Michel Lussault émet l’hypothèse que l’invention des hyper-lieux se produit dans des centres commerciaux, avec l’air conditionné comme un élément clé.

Les aéroports sont des espaces fascinants : ce sont des bulles d’intégrité, des fermés ouverts qui n’existent que parce qu’ils sont connectés. Les cinq dimensions sont très présentes. Dans le nouveau terminal de Charles de Gaulle, des commerces de luxe apparaissent : ce terminal est spécialisé dans les vols pour l’Asie. Il y a une spécialisation des commerces en fonction du public le fréquentant. Les aéroports tentent de prendre en compte les espaces locaux où ils se situent : ils s’approprient l’imaginaire local. Ainsi, à Paris, le luxe à la française est présent. Dans un aéroport, il y a un partage d’une certaine intimité. Partager 12 h de vol long-courrier crée une relation étrange. Les gestionnaires d’aéroport tentent d’aménager cette relation. Dans un aéroport, les problématiques des inégalités sociales sont très présentes : des SDF occupent les sas des aéroports la nuit, quand des passagers de première classe viennent prendre leur avion. Toute une gamme existe : low cost, premium, business… S’ajoutent tous les employés et toutes les personnes qui attendent. Charles de Gaulle est le premier employeur de la région parisienne. De plus, la zone de rétention cristallise ces inégalités. Ce ne sont pas les plus faibles qui ont le plus de droits : dans le monde contemporain, il est possible de s’acheter des droits. Les passagers première classe ne passent pas les contrôles comme tout le monde (moins de contrôle, pas d’attente, pas les mêmes espaces, des services en plus…). Qu’est-ce qu’un monde où on peut acheter des droits ? Les aéroports sont des hyper-lieux politiques où surgit le dérèglement inégalitaire du monde.

Shibuya au Japon offre l’image du passage piéton le plus fréquenté du monde. L’hyper-lieu diffuse vers l’extérieur à partir de la deuxième plus grande gare du monde Shibuya en termes de fréquentation.

Les hyper-lieux événements sont alors abordés. Après l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, la place de la République devient l’emblème d’un chagrin planétaire et d’un ralliement. Des hyper-lieux peuvent se créer grâce à des événements. De même, Fukushima devient un hyper-lieu mondial. Les hyper-lieux événements sont cristallisés autour d’un événement qui permet de créer les cinq caractéristiques. La majorité des hyper-lieux qui se créent sont des hyper-lieux événements. Les places occupées (Occupy, Nuit Debout, Mouvement des parapluies à Hong Kong) sont intenses, hyperspatiaux, hyperscalaires, expérientielles et affinitaires. Occuper l’espace devient un geste politique : occuper permet de contester un acte injuste. Un assemblement d’individus suffit à rendre visible une cause. L’hyper-lieu est un concept qu’on peut essayer d’appliquer à des espaces pour voir les irrégularités au modèle, pour observer les écarts. La « Zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes n’est pas un hyperlieu car on ne retrouve pas les cinq critères.

Le tournant spatial insiste sur l’importance de l’espace dans nos vies. Les hyper-lieux sont une manière d’observer la spatialisation en contexte de mondialisation. Ils apparaissent comme complexes et ne doivent pas faire oublier l’exercice politique.

Commence alors la séance de questions avec le public.

Qu’en est-il de l’ancrage et de l’engagement dans l’hyper-lieu ?

ML : Je travaille à la fin de l’ouvrage sur la notion d’ancrage. L’habitat d’un être humain est plus que sa résidence : c’est l’espace de vie. L’ancrage, le mouvement et la communication sont centraux. Il s’agit de travailler son ancrage, un espace où il est possible de s’arrêter. Les mouvements d’occupation reposent sur la résidentialisation : les individus restent le soir. Des tentes sont installées sur la Puerta Del Sol. Cela pose des questions en termes d’hygiène ou de besoins : la cuisine, les douches, les toilettes… L’engagement durable dans un hyper-lieu change la donne. L’urbanisme alternatif ou contestataire s’appuie notamment sur des principes développés dans les places contestataires. Ces places apparaissent comme autonomes, autogérées, auto-conçus… Il y a une perméabilité entre l’occupation des places et un urbanisme alternatif. Les lieux peuvent faire faire de la politique autrement, ce qui sous-entend un engagement pour un espace de vie. Les ancrages que sont les hyper-lieux peuvent être des moments d’arrêt. L’ancrage demande la polarisation de l’espace de vie. Simone Weil affirme que les individus ne peuvent pas vivre sans racine dans L’enracinement. Dans cette pensée, le mouvement entraîne un déracinement : cela génère une vision trop autochtone, trop centrée sur une appartenance à un seul espace. L’ancrage est entre arrêt et mouvement. Les individus contemporains sont multi-ancrés. Cela fait écho à l’habiter polytopique de Mathis Stock. Les hyper-lieux laissent une place à l’arrêt, à l’engagement, au temps et à la capacité de construire quelque chose.

Pourriez-vous revenir sur la charge symbolique et politique des places publiques ?

ML : Après Charlie, la place de la République a retrouvé une potentielle symbolique. Elle était assez fonctionnelle et ordinaire. Entre les attentats de Charlie et ceux du 13 novembre, il y a eu une recharge symbolique de la place. Nuit Debout réutilise cette place rechargée de sens.  Les grandes places retrouvent une symbolique partout dans le monde. Plus de 1000 villes dans le monde ont eu une occupation qui se réclame d’occupy. Il y a une recharge symbolique qui va à l’encontre d’un monde lisse, plat, indifférencié… Cette recharge passe aussi par les réseaux sociaux : Nuit Debout République utilisait Périscope. L’ancrage politique repose sur les ressources de télécommunication. Il y a une énergie sociale incroyable qui peut être marquée par le chagrin. Cela va à l’encontre d’un monde dématérialisé. L’émotion collective prend place et passe par l’investissement des lieux.

L’intimité dans un avion n’est-elle pas aussi liée aux destins liés face au risque de la mort ?

ML L’idée me semble importante. Cela pose la question du lien dans l’espace. Il y a une forme de tension et de mise en péril. Dans les mouvements autour des places publiques, il est possible de ressentir un concept. La philia est l’amitié civile : je l’ai ressentie après l’attentat de Charlie sur la place de la République. Cela s’effectue sans logique partisane. La logique politique est là, mais sans attache partisane : ce sont des manifestations pour une certaine conception de l’humanité. L’hyper-lieu peut être fondé sur des assemblages ou sur des rassemblements : l’intensité est alors différente avec des hyper-lieux faibles politiquement et d’autres forts autour de la cause commune. Dans les hyper-lieux de rassemblement, il y a une construction d’un commun spatial qui devient un objectif politique.

Les causes politiques sont-elles en train de s’universaliser à travers les hyper-lieux des places publiques ?

ML Chez un certain nombre de personnes dans des sociétés démocratiques ou bien moins démocratiques, il y a un besoin de se rassembler. Cela pose aussi la question de l’homogénéité sociale dans certains mouvements. Des citoyens ne souhaitent plus se contenter d’exercices électoraux aux temporalités et aux échelles qui ne leur suffisent plus. Ce régime de fonctionnement politique invite à repenser la citoyenneté. L’engagement est concret et parfois sans cause partisane. Nuit Debout est plus politisée que les mouvements à Hong Kong ou en Espagne. Cela questionne les causes de mobilisation : les mobilisations contestent des ordres globaux (capitalisme, surenchère technologique, répartition sexuée des rôles, changements environnementaux globaux…) mais aussi des problèmes locaux. « We are the 99 » d’occupy m’a questionné : la revendication est alors globale. Nous sommes les 99% des habitants du monde : la mise en question est un acte politique. La politique ne peut pas être reconstruite à la lumière des hyper-lieux. Ce sont d’autres façons de faire de la politique. Les mobilisations de ce type en France sont mises en dehors du champ : elles sont décrédibilisées et vues comme non sérieuses.

N’est-ce pas une autre façon de faire de la ville et de repenser l’urbanité ?

ML Il s’agit de coupler les nouvelles formes d’aménagement urbain et les changements du champ social et politique. Ces hyper-lieux nous disent comment faire une installation humaine, y compris dans des situations d’extrêmes pauvretés ? Les occupations proposent des formes habitables. La jungle de Calais n’a pas été comprise : ce qui se passait était terrible, terrifiant et captivant permettant de mieux comprendre comment se construit l’urbain dans des situations de grande pauvreté. La jungle a été traitée comme un ulcère : un mur de béton barbelé et deux clôtures créent trois niveaux d’enceinte surveillés par des policiers et des militaires. C’est un espace carcéral. Calais était pour le meilleur et pour le pire une fenêtre sur l’urbanité. Le choix de la surenchère sécuritaire ne résout rien. Le camp de Grande-Synthe montre les limites de ce choix : rien n’a été réglé. C’est quelque chose d’assez terrible.

Compte-rendu réalisé par Emeline Comby