Informations

Détails de l’intervention

  • Date : Mercredi 20 novembre 2024 – Université Paul Valéry – Antenne St Charles. Montpellier
  • Intervenant : Matthieu Noucher
  • Titre : Le blanc des cartes, quand le vide s’éclaire

Présentation du géographe et de ses spécialités

Matthieu Noucher est un spécialiste reconnu des systèmes d’information géographique (SIG). Docteur en sciences de l’information géographique, il exerce comme chercheur au CNRS au sein du laboratoire PASSAGES à Bordeaux. Ses travaux s’intéressent particulièrement aux dimensions politiques et sociales des usages de la cartographie et des technologies géomatiques. En parallèle, il est directeur-adjoint du GdR MAGIS, réseau français en géomatique, chercheur associé au CRDIG de l’Université Laval, et membre du réseau DIALOG, qui explore les problématiques des peuples autochtones.


Résumé

Le géographe vient présenter l’ouvrage qu’il a rédigé en collaboration avec Sylvain Genevois et Xemartin Laborde dans la collection Autrement en mai 2024 :  Le blanc des cartes, Quand le vide s’éclaire. Le « blanc des cartes », loin d’être un simple vide de données, se révèle être un outil puissant, tantôt de protestation, tantôt d’omission stratégique. À travers divers exemples, Matthieu Noucher a démontré comment ces espaces blancs peuvent simultanément dissimuler et éclairer des enjeux locaux et globaux. Dans un contexte marqué par une saturation d’informations, ces « fuites cartographiques » ne se contentent pas de refléter les dynamiques sociales, politiques et environnementales : elles les modèlent et les instrumentalisent, tout en s’affirmant comme une forme de résistance et de contestation.

Intervention

Introduction

La cartographie est souvent perçue comme un outil neutre et objectif. Cependant, Matthieu Noucher invite à déconstruire cette vision en explorant les « blancs » des cartes, espaces où silence et omission racontent une autre histoire. Ces zones vides, intentionnelles ou accidentelles, dévoilent des enjeux sociopolitiques complexes. À travers une approche critique, l’intervenant analyse le pouvoir symbolique des cartes et les tensions qu’elles révèlent.

1. Cartographie critique : concepts et enjeux

La cartographie critique repose sur une remise en question des cartes en tant qu’outils objectifs de représentation. Ce courant, inspiré par des chercheurs tels que Brian Harley et James Scott, analyse comment les cartes simplifient ou déforment la réalité en favorisant une vision du monde « vue d’en haut ».

  • Brian Harley : Il met en lumière le rôle idéologique des cartes, qui servent souvent des intérêts politiques ou économiques.
  • James Scott : Dans son ouvrage Seeing Like a State, il explore comment l’État utilise les cartes pour imposer une lecture hiérarchique des territoires, marginalisant les réalités locales.

Matthieu Noucher prolonge cette réflexion en insistant sur les « blancs » des cartes. Ces zones, loin d’être des absences d’information, peuvent traduire des stratégies délibérées :

  • Protéger des informations sensibles.
  • Invisibiliser des populations ou des enjeux politiques ou environnementaux par exemple.

2. Exemple de la Guyane : entre invisibilisation et contestation cartographique

La Guyane française illustre parfaitement les dynamiques de « blanchiment » cartographique. Ce territoire, marqué par des conflits complexes, offre un exemple éloquent de la manière dont les cartes participent à des stratégies de pouvoir.

  • Effacement des populations autochtones : Les cartes historiques de la Guyane, bien qu’exceptionnelles en termes de détails topographiques, ont progressivement omis la présence des populations locales. Ce processus relevait d’une stratégie coloniale en invisibilisant les réalités humaines. Les blancs de la carte font croire qu’on a affarie à une « terra nullius », une terre vierge à conquérir.
  • Données insuffisantes ou erronées : Malgré les référentiels nationaux tels que ceux de l’IGN, les cartes actuelles de la Guyane présentent encore des lacunes. Les transitions d’échelles (1/50 000 à 1/25 000) sont incomplètes pour ce territoire, et les cartes héritent d’erreurs historiques (c’est la seule carte de France où certains cours d’eau remontent la pente!). Cette imprécision peut entraver les diagnostics et la planification des projets d’aménagement.
  • Les mythes cartographiques et les « fake maps » : Certaines cartes historiques incluent des éléments fictifs, tels que des montagnes imaginaires (le fameux Tumuc-Humac guyanais), résultats d’erreurs historiques ou d’un manque de vérification sur le terrain. Ces mythes perdurent parfois sous forme de « fake maps », révélant la fragilité des données géographiques.
  • Cartographie participative: une alternative critique : Pour pallier les insuffisances des cartes officielles, des initiatives participatives comme OpenStreetMap se développent.
    • Ces approches, basées sur des observations directes, impliquent les communautés locales dans la collecte et l’analyse des données.
    • En intégrant une critical data analysis, elles interrogent non seulement les méthodes de collecte, mais aussi les motivations sous-jacentes.
    • Résultat : une lecture plus nuancée des réalités locales, qui remet en question les cartes institutionnelles et valorise les savoirs locaux.

3. Le blanc des cartes comme outil d’analyse

Le livre de Matthieu Noucher et Sylvain Genevoix, explore les multiples dimensions du « blanc des cartes », illustrant comment ces espaces vides enrichissent notre compréhension des dynamiques spatiales.

  1. Un déluge de données inégalement réparties

Les grandes bases de données géographiques, comme Google Street View ou Seabed 2030, ne couvrent pas uniformément tous les territoires. Ces disparités reflètent des priorités politiques et économiques, laissant certaines régions marginalisées et leurs populations privées d’un capital informationnel équitable. La collecte de données de terrain, bien que cruciale pour appréhender les réalités locales, est souvent négligée faute de financements adéquats.

  1. Faire parler les silences cartographiques

Les « silences » des cartes révèlent des inégalités. Par exemple, l’absence de données sur les inégalités domestiques dans certains pays soulève des interrogations sur les mécanismes qui sous-tendent ces lacunes. Ces silences peuvent découler d’un manque de collecte, de choix politiques ou d’une rétention d’information délibérée. Ils invitent ainsi à questionner les intentions derrière ces absences.

  1. Représenter et interpréter le vide

Certaines cartes, comme celles représentant les zones éclairées la nuit, présentent des « vides » qui, en réalité, recouvrent des situations complexes (infrastructures non résidentielles telles que des stades éclairés sans habitants, autoroutes désertes ou territoires sous-développés). Ces vides nécessitent des analyses approfondies pour éviter des interprétations erronées.

  1. Révéler ou masquer le blanc

En Guyane, la cartographie autochtone met en lumière les enjeux liés à l’extractivisme minier et au pillage des savoirs traditionnels. Ces cartes alternatives servent à contester les représentations officielles et à défendre les droits des communautés marginalisées.

4. Applications militantes : la contre-cartographie

Le mouvement de contre-cartographie mobilise des expertises variées (scientifiques, artistiques, militantes) pour produire des cartes alternatives, avec trois objectifs majeurs :

  • Fédérer des luttes territoriales : Les ZAD (Zones à Défendre), comme celle de Notre-Dame-des-Landes, utilisent des cartes pour illustrer l’impact des grands projets d’aménagement et fédérer les oppositions locales. De même, le mouvement contre les lignes à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax mobilise la cartographie pour visualiser les implications sociales et environnementales des projets.
  • Produire des diagnostics opposables : À Notre-Dame-des-Landes, des écologues ont réalisé des diagnostics environnementaux alternatifs pour contester les études officielles, en s’appuyant sur des cartes et des données détaillées. Ces cartes deviennent parfois des références officielles, comme les cartes ISBN, qui donnent une crédibilité scientifique et juridique à ces contre-expertises.
  • Sensibiliser le public : En médiatisant ces cartes, ces mouvements permettent une meilleure compréhension des enjeux liés à la manipulation ou au biais des données géographiques. Ces initiatives illustrent également une dimension sensible, où la collaboration entre militants, scientifiques et artistes contribue à créer des outils puissants, à la fois juridiques, politiques et culturels.

Un autre volet de la contre-cartographie consiste à s’opposer directement à des cartes existantes, qu’elles soient à vocation juridique ou officielle, en mettant en lumière leurs biais ou leurs omissions.

5. Les implications politiques et éthiques

Les questions soulevées lors de la discussion ont permis d’approfondir plusieurs dimensions des enjeux politiques et éthiques liés à la cartographie :

  • Formation et appropriation des données : La cartographie participative, en formant des jeunes locaux, joue un rôle clé dans la démocratisation de l’accès et de l’usage des données géographiques. Ces jeunes, une fois formés, peuvent à leur tour devenir formateurs, renforçant ainsi un modèle de transmission locale et durable. Cependant, cette démarche nécessite un soutien institutionnel fort, notamment par la création d’établissements dédiés, avec des locaux, des équipements et une gouvernance inclusive intégrant des représentants de chaque ethnie.
  • Réception institutionnelle : Les initiatives de contre-cartographie suscitent des réactions variées, allant de l’indifférence à des collaborations prometteuses. En Guyane, par exemple, une convention de recherche a été signée pour cartographier les sites d’orpaillage et les territoires autochtones. Pourtant, malgré ces engagements, les réalisations concrètes demeurent partielles, révélant des tensions entre les ambitions affichées et les moyens alloués.
  • Le droit à l’opacité : En s’inspirant d’Édouard Glissant (Introduction à une poétique du divers, 1996, Gallimard, p. 71), Matthieu Noucher souligne que certains « blancs » doivent être préservés. Cela s’applique notamment en contexte de conflit, comme en Ukraine, où l’incertitude des données peut protéger les populations en maintenant une part de brouillard stratégique. Cette perspective invite à ne pas chercher systématiquement à combler tous les vides, mais à réfléchir aux implications de leur révélation.

Ces réflexions enrichissent le rapport à la propriété des données et soulignent les multiples facettes – politiques, éthiques et stratégiques – de la cartographie contemporaine.

Conclusion

L’intervention de Matthieu Noucher démontre que les cartes ne sont jamais neutres. Les « blancs » qu’elles contiennent, loin d’être de simples absences, sont porteurs de significations profondes. Ces espaces vides interrogent sur les dynamiques de pouvoir, les choix méthodologiques et les enjeux éthiques de la représentation spatiale.

Ces réflexions rejoignent les tensions entre le visible et l’invisible dans la représentation des territoires. Certaines zones, perçues comme des opportunités d’exploitation par des acteurs externes, sont parfois considérées par les communautés locales comme des espaces à préserver en raison de leur valeur culturelle, spirituelle ou symbolique. Ce décalage souligne la nécessité d’une approche respectueuse des perceptions et des pratiques locales.

En repensant la manière dont nous produisons, analysons et utilisons les cartes, la cartographie critique ouvre la voie à une compréhension plus nuancée et inclusive des territoires. Elle invite également à diversifier les études sur les zones floues et incertaines pour appréhender ces espaces avec des perspectives variées, évitant ainsi la réutilisation mécanique de chiffres ou de discours figés dans les débats publics.

Prise de notes : Sarah Traoré, étudiante en M2 Études du développement , Montpellier

Pour aller plus loin

Ouvrages de Matthieu Noucher

  • Le blanc des cartes, quand le vide s’éclaire (Sylvain Genevois, Matthieu Noucher, éditions Autrement, Mai 2024).
  • Atlas Critique de la Guyane (Matthieu Noucher et Laurent Polidori, Éditions CNRS, 2020, 330 p.).
  • Les petites cartes du web : Approche critique des nouvelles fabriques cartographiques (Éditions Rue d’Ulm, 2017, 70 p.).

Quelques références utilisées par l’auteur