Pour éclairer le futur lecteur, il faut sans doute préciser ce qui se cache derrière le titre de cet ouvrage collectif, réalisé après un colloque tenu à Sfax en 2018. Des deux grands ensembles géographiques du monde arabo-musulman, le Maghreb a la part belle puisqu’un seul article concerne le Machrek avec un ensemble d’oasis du désert libyque (on est par contre surpris que la frontière guyano-brésilienne soit le sujet d’une communication). Les lieux sont symboliques par leur caractère religieux, leur longue histoire, leur diversité culturelle et ils sont complexes par leurs nombreuses utilisations successives ou simultanées.

Les lieux étudiés sont qualifiés d’« antimondes » car ne relevant pas des règles sociétales ordinaires ou définis d’ « hétérotopiques » car véhiculant un imaginaire en rupture avec le quotidien. Ils peuvent être des micro-lieux comme une avenue ou un tombeau ou des méga-lieux comme un ensemble d’oasis.

La moitié des articles sont consacrés aux zaouïas du Maghreb et plus particulièrement de Tunisie. Ces ensembles religieux, plus ou moins étendus, plus ou moins fréquentés, sont caractéristiques du soufisme, un Islam moins connu en Occident que le wahhabisme ou le salafisme dont le rigorisme est largement retransmis dans les médias. Ils sont structurés autour du tombeau d’un saint et comprennent un patio, une salle de prières et parfois des hébergements et un cimetière. Qu’elles soient en zone urbaine, dans une vallée isolée ou sur un littoral, les zaouïas accueillent fidèles, pèlerins et touristes dans une ambiance festive et tolérante. C’est l’occasion de rencontres conviviales, accompagnées de pratiques musicales, où les membres des confréries se livrent à des danses extatiques (hadra) sous la direction du moqadem. On vient bénéficier de la baraka du saint local (ce don que Dieu lui a octroyé pour qu’il fasse des miracles).

Les zaouïas, d’origine préislamique, incarnent une religion et un savoir-faire populaires. Leurs éléments architecturaux ont une signification cosmique. Ils représentent la fusion entre l’ordre cosmique et l’ordre terrestre. La pièce de forme carrée, abri de la sépulture du saint, symbolise la terre. Elle est surmontée d’une coupole qui incarne le ciel.

Les pratiques festives, les différents rituels, la croyance dans les pouvoirs mystérieux du saint enterré – par exemple certaines vertus thérapeutiques –   sont caractéristiques d’une culture berbère très ancienne, marquée par la pensée grecque plusieurs siècles avant l’arrivée de l’Islam (1).

Le culte des saints était déjà dénoncé par Mahomet. Aujourd’hui les théologiens sunnites, plus ou moins radicalisés, voudraient supprimer les manifestations religieuses qui font vivre les zaouïas, d’autant que certaines ne respectent pas l’orthodoxie religieuse musulmane (mixité hommes/femmes, musique, alcool). Cette hostilité a parfois donné lieu à des actes violents (incendies).

Les autorités civiles ont des attitudes variables à l’égard de ce patrimoine matériel et immatériel, en fonction de choix idéologiques (l’influence plus ou moins forte d’un Islam radical) et économiques (les ressources touristiques des zaouïas ne sont pas négligeables). En Algérie après l’Indépendance, les zaouïas sont considérées comme archaïques par des dirigeants comme Ben Bella et Boumédiène, puis sont  combattues par les oulémas wahhabites du FIS dans les années 90. Après 1999 l’Etat aide financièrement les confréries et se constitue une Ligue algérienne des zaouïas et du patrimoine social de la culture soufie qui œuvre à la réhabilitation des zaouïas.

 

Au-delà de la seule question des zaouïas, une des communications les plus intéressantes de l’ouvrage (l’ensemble des articles est d’un intérêt très inégal) porte sur « Le patrimoine judéo-berbère dans l’Atlas au Maroc ». La présence juive dans l’Atlas est très ancienne. Lors de la grande diaspora qui suivit la destruction du deuxième temple de Jérusalem (en 70 après JC, et non il y a 2500 ans comme il est dit dans le texte), certaines communautés juives s’installent sur le territoire de l’actuel Maroc où vivaient des populations berbères dans ce qui deviendra la province romaine de Maurétanie. Ces communautés sont renforcées au Moyen Age par plusieurs vagues de migrants venus de la Péninsule ibérique. Un riche et complexe patrimoine judéo-berbère se constitue alors. La conquête arabo-musulmane du VIIe siècle  fait cohabiter juifs et musulmans  dans une même culture berbère de l’Atlas.

Des 200 000 à 300 000 juifs qui vivaient dans la montagne marocaine au début du XXe siècle, il n’en reste aujourd’hui que 3000 vivant surtout dans les grandes villes (3). Mais les vestiges qu’ils ont laissés sont conséquents : maisons, mausolées, synagogues, cimetières pour la plupart en mauvais état. Dans de nombreux mausolées, la figure tutélaire du saint, objet de pèlerinages, est commune aux juifs et aux musulmans. Cette cohabitation explique la diversité d’origine des fonds consacrés à leur restauration. Une partie provient des juifs de la diaspora qui fournissent une bonne part des touristes et des juifs restés au Maroc (4). Une autre est le fait de fondations musulmanes et de l’État.

Mais cette patrimonialisation des vestiges judéo-berbères se révèle très complexe à cause des tensions entre les différents acteurs. D’abord entre la diaspora, uniquement attachée à la mémoire familiale, et la communauté juive restante, entre défenseurs de l’identité berbère et panarabes. Et le pouvoir monarchique est soucieux de promouvoir une image tolérante en restaurant des monuments juifs, mais aussi inquiet face au radicalisme musulman qui s’y oppose.

 

La seconde partie de l’ouvrage traite de micro-lieux (comme l’avenue Bourguiba à Tunis) et de méga-lieux comme les oasis.

La dépression de Kharg en Égypte (seul lieu étudié se situant au Machrek) regroupe 300 sites sur une distance de 200 km de long, dans le désert libyque. Elle est qualifiée de géosite (5) à cause de sources artésiennes jaillissant dans une région hyperaride. Une eau régulière et abondante permet l’installation humaine dès la fin du IIIe millénaire avant J.-C. dans la partie nord de la dépression. A l’époque pharaonique se développe une agriculture qui bénéficie de la fécondité des sédiments éoliens. La prospérité économique des oasis se renforce du prestige culturel que le pharaon fait régner jusqu’aux marges désertiques de l’Empire. Ensuite sous les dominations perse, ptolémaïque et romaine, se succèdent des cycles d’extension et de réduction des parcellaires car l’eau devient plus rare (6). De la fin de l’Antiquité au XXe siècle, les oasis déclinent jusqu’à ce que le nouvel Etat nassérien replace l’agriculture au centre de ses préoccupations et réactive les héritages antiques. Les oasis de Kharga deviennent alors un géosymbole (7) malgré des conditions hydrogéologiques peu favorables. Leur place dans l’imaginaire égyptien explique un maintien que les conditions naturelles ne justifient pas.

Un second article étudie l’oasis de Ksar Ghilane en Tunisie. Elle aussi a une longue histoire qui commence à l’époque où les légionnaires romains construisaient le Limes Tripolitanus. Elle a donc une fonction militaire et commerciale avant d’être agricole. Après plusieurs siècles d’oubli, elle est redécouverte au XIXe siècle puis remise en culture durant la période du Protectorat grâce à des forages profonds dans les nappes non renouvelables du système aquifère du Sahara occidental. La Tunisie indépendante développe l’irrigation, mais ce sont aujourd’hui les activités touristiques qui fournissent emplois et revenus. Ruines romaines et source d’eau chaude en sont les principaux atouts.

 

L’intérêt des lieux étudiés est non seulement leur ancienneté mais aussi leur récupération par des cultures diverses, parfois plurimillénaires, qui se sont succédé mais ont parfois cohabité, ce que les radicalismes voudraient faire oublier. Aujourd’hui aux fonctions religieuse des zaouïas ou agricole des oasis, une nouvelle fonction tend à s’imposer, le tourisme, source de prospérité pour les uns, menace à l’identité pour les autres.

 

Michèle Vignaux, 30 avril 2020

 

 

Notes :

 

1). Dans Saint Augustin le Berbère (Paris, 1945. Réédition chez Fernand Lanore, 2006), René POTTIER étudie les ressemblances entre Saint Augustin et le marabout d’une zaouïa.

2). Six inscriptions datant du IIe siècle-IIIe siècle attestent d’une présence juive à Volubilis.

3). Le départ des juifs a été important après la création de l’Etat d’Israël en 1947 et s’est accentué en 1967 au moment de la Guerre des Six jours en 1967.

4). En 1995 est créée la Fondation du Patrimoine Culturel Judéo-Marocain qui a pour but la restauration des monuments, la préservation des cimetières, la collecte d’objets et de témoignages et la création de musées.

5). Un géosite est un espace présentant des phénomènes géologiques intéressants.

6). Dès le Ve siècle avant J.-C., les Perses creusent des qanats (ensemble de puits verticaux reliés à une galerie de drainage) pour acheminer l’eau à la surface. Puis les Romains construisent de nouveaux puits et des aqueducs.

7). Joël BONNEMAISON, « Voyage autour du territoire » dans L’Espace géographique, 1981 : un géosymbole est un lieu, un itinéraire, un espace qui prend aux yeux d’un peuple une dimension culturelle et symbolique.