Jeremy GHEZ, Etats-Unis : déclin improbable, rebond impossible, V.A. Editions, 2018

L’élection inattendue de Donald Trump à la Présidence des Etats-Unis en 2016 a donné lieu à toute une littérature interrogeant la nature du « trumpisme » pour mieux comprendre les fractures de l’Amérique et tenter de répondre à la question du déclin ou du rebond de la première puissance de la planète. Dans cette avalanche d’analyses et de témoignages un petit livre réussit le tour de force de nous présenter en une centaine de pages les principales clés, politiques et économiques, nous permettant de saisir les enjeux essentiels d’un tournant majeur de l’histoire des Etats-Unis. Son auteur, Jeremy Ghez, enseigne l’économie et les affaires internationales à HEC et codirige le Centre de Géopolitique de cette école. Tout au long de l’ouvrage, mine de rien, il témoigne d’une connaissance intime des rouages du système politique américain, ce qui nous vaut des anecdotes éclairantes toujours suivies de courtes synthèses qui dévoilent le nouveau visage des Etats-Unis.

Les raisons d’une élection surprise

Les observateurs les plus avisés de la vie politique américaine ont été surpris par la victoire de Donald Trump en 2016 d’autant plus que les médias n’ont cessé de stigmatiser le caractère démagogue, populiste et vulgaire de la campagne du candidat républicain. C’était oublier un peu vite le désarroi d’une partie importante de la population ayant l’impression d’être abandonnée, surtout depuis la crise des subprimes de 2008. Rappelons que la victoire de Trump est largement liée au basculement de trois Etats, traditionnellement démocrates, en faveur du milliardaire new-yorkais : le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie, tous situés dans la Rust Belt au Nord-Est des Etats-Unis. Le désarroi de cette population s’explique principalement par des raisons économiques, à savoir les effets de la mondialisation et de l’automatisation des procédés de production. Mais à cela s’ajoute « la peur du déclassement, notamment par rapport aux minorités historiques du pays ». Le cocktail chômage/vote identitaire/rejet de l’establishment a provoqué « la soif de changement, le souhait de bousculer la vie politique américaine » d’une « coalition Trump » séduite par un leader jugé charismatique et surtout pragmatique, prêt à tout pour « redonner » sa grandeur à l’Amérique.

Le Wisconsin, Etat traditionnellement démocrate, bascule en faveur du Républicain Donald Trump (http://medias.liberation.fr/photo/965037-la-victoire-de-donald-trump-dans-le-wisconsin.png?modified_at=1479204167&width=960)

Jeremy Ghez pointe avec justesse les trois piliers de l’image de Donald Trump qui expliquent la montée en puissance fulgurante du candidat qui a su s’adresser à ces populations enclines à entendre son message populiste et protectionniste. D’abord, l’image de la réussite professionnelle du magnat de l’immobilier. Puis, la facette du propriétaire du concours de beauté Miss America qui sait comment jouer la carte de la différenciation. Enfin, l’expérience d’animateur et de producteur d’une émission de télé-réalité à grand succès qui a mis au point une façon simple et directe aisément audible auprès d’une partie de la population américaine qui ne prêtait plus attention aux débats politiques du pays.

Un point particulièrement intéressant de la démonstration de l’auteur concerne les manifestations de la colère contre les « élites » qui s’est propagée au lendemain de la crise de 2008 et la « soif persistante de changement ». Cet état d’esprit a joué en faveur de Barack Obama lors des scrutins de 2008 et de 2012 tout comme il a joué mais cette fois-ci en faveur de Donald Trump en 2016. La « coalition Obama », de nature hétéroclite et multiculturelle, a manifesté sa colère, en particulier contre l’establishment, mais n’a pas perduré au-delà de 2012, d’où l’importance des abstentionnistes dans ses rangs en 2016. A cette « coalition Obama » s’est substituée une « coalition Trump » de nature bien plus homogène avec notamment une forte présence de la population blanche sans diplôme. Notons au passage une « inversion complète des profils des électeurs des deux partis historiques du pays en l’espace de deux décennies » (désormais, le parti démocrate attire davantage la population blanche diplômée).

Aujourd’hui, il existe un paradoxe Trump. L’un des présidents les plus faibles et les impopulaires de l’histoire des Etats-Unis bénéficie cependant d’une assise électorale qui ne s’effrite pas (autour de 40% de l’électorat) malgré l’usure du pouvoir. La « coalition Trump », largement satisfaite de ses politiques et de ses résultats, représente une force indéniable qui envisage avec optimisme l’échéance électorale de 2020.

Un témoignage sur l’électorat de Donald Trump

Jérémie Gallon était conseiller auprès de l’ambassadeur de l’Union Européenne aux Etats-Unis quand Donald Trump a été élu président. Ce jeune diplomate a connu les dernières années du mandat Obama. Il a pu constater la déconnexion des élites de Washington pendant toute la campagne (belle scène de soirée électorale dans les locaux du « Washington Post », où les élégants et élégantes sablent le champagne avant de reposer leurs coupes à mesure que Trump gagne du terrain, et de filer dans leurs belles voitures). Et il assiste, avec une stupéfaction froide, à l’arrivée de Trump et de ses équipes à la Maison Blanche.

On sent bien que Jérémie Gallon ne dit pas tout ce qu’il sait, ni tout ce qu’il a vu. C’est normal, il occupe un poste stratégique. Mais quand même, on reste souvent sur sa faim. (…) Néanmoins, le livre apporte quelques clés de compréhension à l’élection de Donald Trump et permet de répondre assez clairement à la question : comment les Américains ont-ils pu élire quelqu’un qui raconte n’importe quoi ?

La scène se déroule pendant la campagne, lors d’un meeting tenu par Trump à la frontière du Maryland et de la Pennsylvanie. Jérémie Gallon est parmi la foule qui n’a de cesse d’acclamer son candidat et de conspuer ceux qu’il désigne à la vindicte. Il discute avec un supporteur de Trump :

(Extrait de “Journal d’un jeune diplomate dans l’Amérique de Trump”, de Jérémie Gallon, Gallimard)

Donc en un sens, cet électeur est lucide : il ne croit pas vraiment dans les mesures annoncées par Trump. Ce qui ne l’empêche pas de le soutenir, parce qu’il est animé d’une autre croyance : «il va mettre un grand coup de pied dans la fourmilière. Il va virer ce ramassis d’incapables qui nous gouvernent. » Ce qu’attend cet électeur, ce n’est donc pas une efficacité politique, mais un geste politique. Ce qui n’est pas exactement la même chose.

Xavier Delaporte, publié dans BiblioObs, 20 novembre 2018

Le dynamisme économique des Etats-Unis

Cette sculpture d’un taureau en train de foncer, dans le quartier financier de New York, représente l’optimisme et la prospérité économiques. (Shutterstock) (https://share.america.gov/fr/leconomie-des-etats-unis-exhibe-son-dynamisme/)

A l’opposé du climat politique délétère qui règne aux Etats-Unis l’économie du pays témoigne d’un dynamisme vigoureux dont on peut se demander s’il peut être un facteur de rebond et endiguer un déclin incertain.

Contrairement au pronostic de certains observateurs les marchés financiers n’ont pas sanctionné la victoire de Trump, bien au contraire. En réalité, la performance remarquable des marchés financiers s’inscrit dans la durée depuis les lendemains de la crise de 2008. Les effets de l’élection de Trump sur l’économie réelle ne sont pas moins significatifs. De nombreuses grandes entreprises ont annoncé avoir rapatrié des emplois aux Etats-Unis ou en avoir créé de nouveaux depuis 2016 : Bayer, Amazon, Walmart, General Motors, Ford, Hyundai, IBM, Lockheed Martin, font partie de la liste. Les soutiens de Trump ont beau jeu de vanter l’efficacité du nouveau président qui rompt avec la politique économique favorable à la libre circulation des personnes, des produits et des services, jugée préjudiciable aux intérêts du travailleur américain. En fait, il semblerait que Trump soit arrivé au bon moment dans la mesure où, depuis deux décennies, « la progression du coût de la main-d’œuvre dans une partie importante du monde dit « émergent » a été conséquente » (particulièrement en Europe de l’Est et en Asie). Autrement dit, les bénéfices des délocalisations d’hier hors des pays développés seraient devenus relativement limités. Mais constatons que ces créations significatives d’emploi n’empêchent aucunement « d’endiguer les inégalités salariales croissantes aux Etats-Unis.

La mise en œuvre de deux autres promesses électorales du candidat Trump consacre une rupture avec la politique économique précédente : la réduction des réglementations et la réduction des impôts (pour les entreprises comme pour les particuliers). L’efficacité de ces mesures reste à démontrer mais la pour le moment base électorale du nouveau président est persuadée pour le moment qu’elles vont contribuer à redonner à l’Amérique sa grandeur.

Mais la promesse de campagne la plus fondamentale aux yeux de Trump et de ses soutiens est sans aucun doute la volonté de « rétablir un rapport de force entre les Etats-Unis et le reste du monde qui soit plus favorable au pays ». Cela s’est traduit par un retrait des Etats-Unis de l’accord de partenariat transpacifique et par l’imposition de tarifs douaniers à ses partenaires commerciaux (la Chine comme les alliés européens). Les bénéfices économiques et politiques d’une telle politique risquent de souffrir des représailles commerciales décidées par les pays qui en sont les victimes. Or, les Etats-Unis doivent faire à trois vulnérabilités structurelles difficiles à gérer : un déclin de l’entrepreneuriat, le ralentissement durable de la croissance économique et un nouveau profil de consommateur (et de citoyen) de plus en plus imprévisible dans son comportement.

L’avènement du « trumpisme »

Donald Trump a exploité le mécontentement d’une importante partie de la population américaine estimant que les autorités du pays ont été incapables de les protéger alors que l’immigration clandestine a joué un rôle non négligeable dans leurs difficultés. Il ne s’est pas contenté d’avoir mis la protection au centre de ses préoccupations. Il a réussi à innover politiquement en dépassant les clivages traditionnels entre républicains et démocrates. Jeremy Ghez a une belle formule pour dire cela : « il (Trump) parvient en effet à réconcilier différentes traditions (…), en se montrant faucon comme un Républicain et défenseur des classes populaires comme un Démocrate. »

Selon l’auteur, le maître-mot de cette « synthèse trumpienne » est « protection » : « protection du territoire face aux menaces extérieures, qu’elles soient géopolitiques ou économiques, et des Américains face à la concurrence internationale ». Grâce à cette synthèse Trump a réussi à satisfaire un électorat tant conservateur que progressiste. Ses opposants voient son action comme un « simple » effort de détricotage de l’héritage Obama (santé, environnement, cybersécurité…), en réalité, il s’agit bien d’une réinvention politique bâtie sur le pragmatisme et l’opportunisme (jusqu’à l’imprévisibilité !) qui doit satisfaire la base électorale de la nouvelle administration.

Daniel Oster, 25 novembre 2018