Dessin du géographe n°47
La falaise : un objet d’imaginaire (à propos d’une promenade géographique sur le littoral du Pays de Caux) par Michèle Vignaux.
Pour le géographe ou le géomorphologue, la définition d’une falaise est précise : escarpement rocheux en pente forte, le long d’une côte, créé par l’érosion…. Pour le promeneur et pour l’artiste, la falaise nourrit l’imagination et inspire des émotions et des sensations diverses. Elle peut apparaitre fragile ou hostile. Fragile au randonneur qui observe les éboulis qui s’accumulent sur la grève et l’encoche que la mer creuse à sa base. Hostile au marin lorsqu’elle se dresse pour barrer l’accès au rivage. Perché sur ses hauteurs, l’observateur a aussi un sentiment de puissance à observer sur une large étendue « la mer aux spasmes de méduse » (Saint-John Perse).
Lors des récentes tempêtes hivernales, la presse a ravivé les craintes de ses lecteurs sur le recul du trait de côte, particulièrement sur les littoraux à falaises (voir le rapport du GIP littoral aquitain sur les falaises du Pays basque), l’effondrement de pans entiers de roche symbolisant alors la menace que fait peser le changement climatique sur la planète.
Les artistes ont d’autres attentes.
Les peintres de paysage qui, au cours du XIXème siècle, recherchent une nature plus sauvage que celle offerte par le traditionnel voyage en Italie, sont attirés par les côtes désertes. Battue par les vents du large et attaquée par les vagues, la falaise, lieu d’un combat entre les éléments, séduit les Romantiques.
En quête de « sublime », Caspar-David Friedrich donne un sens allégorique à son tableau Les blanches falaises de Rügen (1818). La falaise de craie déchiquetée s’ouvre en son milieu sur un abîme maritime où flottent deux petits bateaux. Trois personnages, deux hommes et une femme, sont accrochés à la paroi. Rien de réaliste dans cette œuvre où la lumière éclatante qui émane de la roche, bien éloignée des tonalités plus grises de la Baltique, a une dimension spirituelle. Faiblesse de l’homme devant la puissance de la nature, allégorie chrétienne (la mer représentant l’éternité et les bateaux le passage vers la vie éternelle ?..), le tableau témoigne d’une démarche esthétique et mystique telle que l’analyse Charles Sala dans Caspar Friedrich et la peinture romantique, éditions Terrail : « Le rappel de la mort dans l’exaltation du bonheur, la brisure mélancolique lors de la découverte de la nature, voilà le principe de contradiction interne, si fréquente dans l’œuvre de Friedrich Von Hardenberg dit Novalis et que Friedrich exploite.Dans les falaises de craie sur l’île de Rügen on est saisi par une sorte de vertige, celui qui guette les promeneurs audacieux sur le bord de l’abîme. On éprouve comme un ravissement vital, un transport contemplatif, mais mélangée à une mélancolie subtile, subite. »
Dans une dimension moins tragique mais pas plus réaliste, les peintres japonais contemporains de Friedrich ont aussi donné une représentation originale de leurs rivages. Hiroshige réalise des estampes des sites fameux qui marquent la route d’Edo à Kyoto, le long des côtes découpées de la Mer Intérieure. Parmi Les 53 stations du Tökaidö (1833 -1834) , la 10ème étape (Hakone) stylise, à la manière chinoise, un paysage où une falaise plonge vertigineusement dans l’eau, glorifiant la matière minérale face à des hommes minuscules et à des pins torturés. Ici les objectifs du peintre sont avant tout poétiques, même s’il a le souci de rendre les lieux identifiables.
A la même époque, un des premiers peintres à s’intéresser aux rivages et aux falaises pour leurs couleurs, leurs reflets, leur matière plus que pour leur symbolique est Delacroix. Loin des tragédies historiques qu’il peignait dans son atelier parisien et en marge des grandes commandes d’Etat, le chef de file de la peinture romantique a été séduit par les lumières de la Normandie. Adolescent puis adulte, il séjourne à plusieurs reprises à l’abbaye de Valmont, plus tard à Dieppe. Son Journal témoigne de ses promenades sur la côte, fouetté par les embruns, et de ses excursions en mer d’où il admirait les falaises de craie du Pays de Caux. Il y produit des croquis rapides et des aquarelles comme cette Vue de la plage et des falaises d’Etretat qu’on peut rapprocher de ces lignes écrites à la page du 18 octobre 1849 : « Le sol sous cette arche étonnante, semblait sillonné par les roues des chars et semblait les ruines d’une ville antique. Ce sol est ce blanc calcaire dont les falaises sont entièrement faites. Il y a des parties sur les rocs qui sont d’un brun de terre d’ombre, des parties très vertes et quelques-unes ocreuses ». Les Petites Dalles, Pourville, Fécamp…ont aussi inspiré des dessins à la mine de plomb, des gouaches et de nombreuses aquarelles.
Les aquarelles de Delacroix ont été admirées par Courbet, Jongkind, Isabey, Boudin et tous les impressionnistes. Et le chemin de fer qui relie Dieppe à Paris à partir du milieu du XIXème siècle fait de la côte normande un des séjours privilégiés des peintres.
En effet, moins hautes que les façades de basalte noir qui dominent le Pacifique de plus de 1000 mètres à Hawaï, moins éclatantes que les grès rouges des Iles de la Madeleine au Québec, les falaises de la Côte d’Albâtre (de la craie striée par endroits de couches de silex) , entre Seine et Somme, sont l’objet du plus grand nombre de représentations picturales. Comme toutes les côtes à falaise, elles correspondent à la définition du paysage idéal que donne F. Julien dans son ouvrage Vivre de paysage (Editions Gallimard, 2014) où il compare les conceptions occidentale et chinoise du paysage : « Il y a, d’une part, ce qui tend vers le haut (la montagne) et, d’autre part, ce qui tend vers le bas (l’eau): le vertical et l’horizontal. Haut et bas, à la fois s’opposent et se répondent. Ou encore il y a, d’une part, ce qui est immobile et demeurent impassible (la montagne) et, de l’autre, ce qui est constamment mouvant, ne cesse d’ondoyer ou de s’écouler (l’eau) : la permanence et la variance en même temps se confrontent et s’associent. Ou, aussi bien, il y a ce qui a forme et fait le relief (la montagne) et ce qui par nature est sans forme et épouse la forme des choses (l’eau) : l’opaque et le transparent, le massif et l’épars, le stable et le fluide se mêlent l’un à l’autre et se rehaussent.».
Sur les 120 km du littoral du Pays de Caux, Etretat, récemment classé Grand Site National, a eu une force d’attraction particulière sur les peintres de la seconde moitié du XIXème siècle. Falaise d’Amont, falaise d’Aval, Manneporte, aiguille ont été peintes par tous les temps, accompagnées ou non de quelques barques ou de pêcheurs tirant leurs filets.
La première œuvre magistrale sur Etretat est sans doute celle de Courbet, La falaise d’Etretat après l’orage (1870). A Etretat, le passionné de géologie qu’est Courbet découvre l’ivresse du milieu marin avec ses embruns, ses lumières changeantes, le bruit continu du ressac et des galets qui roulent. Il ne peint pas uniquement ce qu’il voit mais aussi ce qu’il ressent. La baraque dont il a fait son atelier est appuyée sur la falaise d’Aval et reçoit des paquets de mer par gros temps. Dans le tableau du musée d’Orsay, l’air limpide qui balaye un ciel pommelé s’oppose à une falaise au calcaire rouillé et à la surface rugueuse (le critique Castagnary évoque « l’air libre et joyeux qui circule dans la toile »).
Les paysages marins de Courbet sont une référence pour tous les peintres impressionnistes qui fréquentent la Côte normande à la fin du siècle. Il serait lassant de tous les citer. On peut ne retenir que Monet et de Monet ne retenir que ses tableaux d’Etretat. Certes il peint aussi les falaises de Varengeville, de Pourville, des Petites Dalle, de Fécamp, mais il consacre près de 80 œuvres, huiles, pastels, aquarelles…à Etretat.
Grand témoin du travail de Monet, Guy de Maupassant décrit le site à plusieurs reprises dans sa correspondance ou ses nouvelles. Une lettre du 6 novembre 1877 adressée à Flaubert nous le donne à voir : « La falaise au-dessus de la tête est droite comme une immense muraille, dentelée dans le haut, avec des clochetons, de petites tours, des têtes de diables. Des mouettes font entendre des cris tout à fait semblables aux bêlements des moutons – des culs- blancs habitent le pied de la falaise et boivent aux sources minces qui filtrent partout. Par places de larges éboulements font des taches pâles à côté de la couleur plus brune du calcaire de la côte. La petite porte d’Etretat a l’air, de loin, par les temps sombres qui la noircissent, d’un énorme éléphant qui boit dans la mer ».
Lorsqu’il suit Monet dans ses promenades, il témoigne de sa fièvre à traduire des lumières mais aussi des sensations : « Jel’aivu saisir ainsi une tombée étincelante de lumière sur la falaise blanche et la fixer à une coulée de tons jaunes qui rendaient étrangement le surprenant et fugitif effet de cet insaisissable et aveuglant éblouissement. Une autre fois, il prit à pleines mains une averse abattue sur la mer et la jeta sur sa toile. Et c’était bien de la pluie qu’il avait peint ainsi, rien que de la pluie voilant les vagues, les roches et le ciel, à peine distincts sous ce déluge. »(témoignage de 1885).
Comme Courbet, Monet veut traduire un milieu et pas seulement un paysage observé. Mais à la différence de Courbet, il peint le plus souvent en extérieur, « sur le galet » qu’il arpente, suivi d’enfants qui portent ses toiles en cours d’exécution. Son engagement physique est total. Il écrit à Alice Hoschedé, Etretat, 27 novembre 1885, (lettre 636) : « J’étais dans toute l’ardeur du travail sous la falaise, bien à l’abri du vent, à la place où vous êtes venue avec
moi : convaincu que la mer baissait, je ne m’effrayais pas des vagues qui venaient mourir à quelques pas de moi. Bref, tout absorbé, je ne vois pas une énorme vague qui me flanque contre la falaise et je déboule dans l’écume, avec tout mon matériel ! Je me suis vu de suite perdu, car l’eau me tenait, mais enfin j’ai pu en sortir à quatre pattes, mais dans quel état, bon Dieu avec mes bottes, mes gros bas et la gâteuse mouillés : ma palette restée à la main m’était venue sur la figure et j’avais la barbe couverte de bleu, de jaune, etc. Mais enfin, l’émotion passée, ce n’est rien, le pire est que j’ai perdu ma toile, brisée bien vite, ainsi que mon chevalet, mon sac, etc. ».
Des trois arcades creusées par les flots dans la falaise, la préférée du peintre est la Manneporte par tempête ou par beau temps, à midi ou au coucher du soleil, en gros plan (la Manneporte de 1883 où l’intérieur de l’arche est éclairée par le soleil) ou vue de loin (dans Etretat, la Manneporte, reflets sur l’eau de 1885, la lumière dissout la consistance rocheuse de la falaise traitée comme la mer et le ciel).
Même si Matisse a peint aussi la falaise d’Aval à Etretat, les successeurs des Impressionnistes, peintres fauves et cubistes, ont consacré surtout les Calanques et la lumière crue du Midi (en 1907, O. Friesz trace d’un dessin nerveux les formes extravagantes des calanques de La Ciotat taillées dans un conglomérat de poudingue : La calanque de Figuerolles).
Moins présentes dans la peinture contemporaine, les falaises font toujours l’admiration des géographes, des promeneurs et des dessinateurs amateurs.
Pourquoi faire des croquis de paysage quand on n’est ni Courbet ni Monet et qu’on dispose d’un téléphone portable capable de faire des photos convenables en quelques secondes ?
Faire un croquis suppose de regarder et pas uniquement de voir. De regarder, donc de s’arrêter et d’oublier le reste, le hors cadre. De choisir, pas uniquement le cadrage mais les éléments à conserver et à éliminer. De traduire une impression, donc d’accentuer certaines ombres, de déformer certaines lignes, de creuser des espaces. Le souvenir d’un paysage dessiné est beaucoup plus prégnant que celui lié à une série de photos. Lorsqu’on n’a pas l’habileté d’un Delacroix qui, lors de son périple en Afrique du Nord, dessinait esquisses et croquis sans descendre de cheval, il faut chercher où s’asseoir ou au moins appuyer son carnet, à l’abri du vent, concilier pratique et esthétique.
Moins sec que le crayon mais moins souple que la mine de plomb, le feutre, accompagné d’un pinceau à eau, permet de combiner trait précis et lavis (on peut aussi essayer l’eau de pluie comme Monet mais c’est plus difficile à contrôler…).
Le croquis est une autre façon de faire de la géographie….
Michèle Vignaux
Finesse de l’analyse et acuité du regard. Bravo Michèle