A cheval entre la Pologne et la Biélorussie, la forêt de Białowieża est la dernière grande forêt primaire d’Europe. Cette forêt exceptionnelle d’une beauté rare, peuplée de conifères et de feuillus sur plus de 141 000 hectares, est une forêt proche de l’état naturel, comme si l’homme n’y était jamais intervenu. Installée sur la ligne de partage des eaux entre la mer Baltique et la mer Noire, elle est protégée depuis le XIVe siècle. Aujourd’hui, ce sanctuaire de biodiversité (quelque 900 bisons y vivent en liberté) est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco et dans le réseau des espaces naturels protégés Natura 2000. Pourtant, depuis l’arrivée au pouvoir du PiS (Droit et Justice) en 2015, la forêt de Białowieża est devenue l’objet d’une pomme de discorde entre Varsovie et Bruxelles en même temps qu’un symbole du repli identitaire de la Pologne.

Carte de localisation de la forêt de Białowieża, de part et d’autre de la frontière Pologne/Biélorussie (carte reproduite dans le numéro de mars 2023 du Monde diplomatique)

Une gestion forestière symbolique du repli identitaire de la Pologne

En mars 2016, le gouvernement polonais décide de tripler les coupes d’arbres dans la forêt de Białowieża. En réponse à cette décision, la Cour de Justice européenne demande à Varsovie de suspendre les abattages mais le gouvernement polonais refuse de se soumettre à ses ordonnances. Białowieża devient un nouveau champ de bataille entre l’Union européenne et la Pologne qui s’ajoute aux questions de l’Etat de droit et de la politique d’asile. Officiellement les protagonistes s’écharpent sur la façon de lutter contre une maladie qui détruit les épicéas plusieurs fois centenaires, l’UE prônant la réaction naturelle des végétaux, Varsovie choisissant la coupe massive des arbres. Mais en réalité, ce sont deux philosophies qui s’affrontent avec, d’un côté, une vision biocentriste, et, de l’autre côté, une vision anthropocentriste. Cet antagonisme est symptomatique du conflit de valeurs qui oppose l’UE libérale, environnementaliste et universaliste à la Pologne traditionaliste, catholique et nationaliste. Pour les militants écologistes de toute l’Europe, Białowieża est devenue une nouvelle ZAD (zone à défendre) que les policiers et gardes forestiers cherchent à démanteler.

Dans les villages à la lisière de la forêt, les habitants dénoncent la leçon de morale européenne. Les sources de revenus de ces habitants proviennent essentiellement des arbres qui attirent le tourisme et produisent le bois de chauffage. Il faut dire que nous sommes ici sur les terres électorales du PiS comme toutes les campagnes et les petites villes de province qui n’ont pas profité du passage à l’économie libérale. Ici bat le cœur ultraconservateur, chrétien et nationaliste de la Pologne. D’ailleurs, les dirigeants du PiS, et en premier lieu son leader Jarosław Kaczyński, s’appuient sur cette partie de la population déçue par la libéralisation en critiquant « la dictature de la bureaucratie bruxelloise » qui menace selon eux l’identité et les valeurs polonaises. Kaczyński rejette en bloc tout ce qui vient de l’UE, rejoignant les tenants de la « démocratie illibérale » comme la Hongrie de Viktor Orbán.

Dans le nouveau roman national écrit par les conservateurs du PiS, la forêt de Białowieża apparaît comme un symbole idéal pour exalter l’identité polonaise contre l’environnementalisme européen.

 

La forêt de Białowieża, barrière anti-migratoire ?

Une crise migratoire a opposé la Pologne et la Biélorussie à l’automne 2021 lorsque des milliers d’exilés, désireux d’entrer dans l’Union européenne, se sont massés dans la forêt de Białowieża située à cheval sur les deux pays. Bruxelles a alors accusé le pouvoir biélorusse d’instrumentaliser les flux migratoires pour déstabiliser ses voisins européens démocratiques. Depuis cette crise, les flux originaires de tous les continents, principalement d’Afghanistan, du Pakistan, d’Inde, du Yémen, d’Afrique subsaharienne, de Chine et même de Cuba, ont diminué mais cette route migratoire ne s’est pas fermée pour autant, tout en concernant des effectifs sans commune mesure avec les millions de réfugiés ukrainiens arrivés en Pologne depuis février 2022.

Le gouvernement polonais s’est montré à la fois accueillant avec les Ukrainiens et très hostile vis-à-vis des migrants cherchant à passer par la porte biélorusse. Selon Tristan Coloma, envoyé spécial du Monde diplomatique, « la forêt de Białowieża apparaît comme une zone de non-droit où le gouvernement polonais agit à sa guise, piétinant le droit international » (Le Monde diplomatique, mars 2023). L’état d’urgence décrété en septembre 2021 dans la région de Białowieża a permis au gouvernement d’isoler la zone frontalière avec la Biélorussie et d’empêcher la présence des ONG humanitaires, de l’ONU et même de Frontex (la police des frontières de l’UE). Pour Varsovie il s’agit de « reconduire, manu militari, tout intrus du côté biélorusse de la frontière » (T. Coloma, surtout.). Pour les migrants, il s’agit de pouvoir déposer un dossier de demande d’asile et obtenir des papiers, mais devant la quasi-impossibilité d’y arriver, il s’agit de réussir à traverser cette forêt humide infectée de moustiques et d’espérer obtenir le concours (très onéreux !) de passeurs. « Avec la propagande organisée par l’Etat, la zone d’exclusion et la peur de la population face à l’érosion de son pouvoir d’achat, la situation des migrants à la frontière biélorusse n’est pas un sujet d’intérêt particulier en Pologne. » (phrase prononcée par une journaliste polonaise qui a pu se rendre dans la région de Białowieża, et rapportée par Tristan Coloma, Le Monde diplomatique, mars 2023). Le PiS utilise cette situation pour séduire l’électorat conservateur et obtenir la mansuétude de Bruxelles, au même titre que son implication dans l’aide aux réfugiés ukrainiens.

A-t-on raison d’évoquer une politique migratoire régie par la formule « deux poids, deux mesures » ? Chacun répondra à cette question en son âme et conscience. En tout cas, il semble bien que la Pologne et l’Union européenne, sans doute pour des raisons en partie différentes, soient dans le même état d’esprit pour y répondre.

 

Daniel Oster, avril 2023