Café géographique 26 février 2015
Présentation de Daniel Weissberg
Que les géographes s’intéressent à la francophonie n’est pas chose nouvelle, puisque le mot lui-même a été initié par Onésime Reclus dans son fameux ouvrage France, Algérie et colonies de 1886. La Francophonie est aussi dans l’actualité après le dernier Sommet de Dakar et l’arrivée au Secrétariat général de Michaëlle Jean, ancienne gouverneure générale du Canada, évènement majeur de l’année francophone. Je ne reviendrai que brièvement sur l’histoire de la Francophonie, elle a été rappelée dans le document de présentation, si ce n’est pour bien marquer le rôle majeur des pères fondateurs acteurs de la décolonisation et le basculement des années 1990 avec le passage du « tout Agence » (ACCT, AIF, OIF) au « tout Sommet » marquant la prégnance du politique dans l’affirmation francophone.
Dans la construction de la Francophonie contemporaine, rappelons l’importance de la Conférence fondatrice de Niamey en Février 1969 ; André Malraux y tint un discours majeur dont je voudrais lire un extrait qu’il convient d’apprécier au regard de certain discours de Dakar:
La culture de la fraternité
« Seule, la culture francophone ne propose pas à l’Afrique de se soumettre à l’Occident en y perdant son âme ; pour elle seule, la vieille Afrique de la sculpture et de la danse n’est pas une préhistoire ; elle seule lui propose d’entrer dans le monde moderne en lui intégrant les plus hautes valeurs africaines. Nous seuls disons à l’Afrique, dont le génie fut le génie de l’émotion, que pour créer son avenir, et entrer avec lui dans la civilisation universelle, l’Afrique doit se réclamer de son passé. Nous attendons tous de la France l’universalité, parce que, depuis deux cents ans, elle seule s’en réclame.
Messieurs, en ce temps où l’héritage universel se présente à nos mains périssables, il m’advient de penser à ce que ce sera peut-être notre culture dans la mémoire des hommes, lorsque la France sera morte ; lorsque, « au lieu où fut Florence, au lieu où fut Paris – s’inclineront les joncs murmurants et penchés… » Alors, peut-être trouvera-t-on quelque part une inscription semblable aux inscriptions antiques, qui dira seulement : « En ce lieu naquit, un jour, pour la France et pour l’Europe, puis pour la France, l’Afrique et le monde, la culture de la fraternité« . »
Les visages de la Francophonie politique sont multiples. Qu’elle soit une idée géographique est pour nous une évidence. Les territoires linguistiques se sont construits sur des logiques de diffusion, de convergences, d’intégrations et la Francophonie est un acteur géopolitique du système-monde dans ses rapports avec l’anglophonie, l’hispanophonie, la lusophoie, l’arabophonie et demain la sinophonie. Avant d’aborder la discussion, je voudrais simplement apporter quelques éléments de réponse aux questions posées par le texte de présentation.
La cartographie montre que la Francophonie est marquée du sceau de la diversité géographique, politique, culturelle, religieuse, avec de fortes disparités de développement en son sein. Cette diversité est le paradigme même de son action. L’examen de l’histoire et de la géographie des adhésions montre aussi une grande diversité des motivations et intérêts des uns et des autres à rejoindre « l’ONU francophone ».
Le noyau historique de l’OIF (celui de la création de l’ACCT en 1970) est constitué par -la France, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, foyers d’origine de la langue auxquels on peut rajouter -les pays des anciens empires coloniaux belges et français en Amérique, en Afrique, en Asie, aux Caraïbes, avec le cas spécifique du Québec et du Nouveau-Brunswick et la sur-adhésion du Canada. S’y sont ajoutés au fil des années et de l’essaimage de l’idéal francophone des pays ayant connu une influence culturelle forte au Proche-Orient (Egypte, Liban) ou en Europe centrale et orientale. La dernière vague d’adhésion est constituée par -quelques anciennes colonies anglaises, espagnoles ou portugaises dont les relations avec les voisins francophones sont historiquement fortes, avec souvent des frontières contiguës et, plus récemment, des Etats et gouvernements ayant trouvé un intérêt politique à rejoindre le projet francophone soit dans un contexte d’opportunité soit pour trouver une alternative aux modèles anglo-saxons.
On sait aussi que la francophonie du futur se dessinera aussi à l’aune des évolutions démographiques. L’Afrique phare de l’avenir avait pu titrer Le Monde, avant le Sommet de la Francophonie de Kinshasa (2012); celle-ci pourrait constituer les 2/3 des 700 millions de francophones estimés de 2050. Mais les fondements de l’expansion linguistique francophone sont assurément plus larges si l’on inclut les apprenants multiples des Etats pas forcément « francophilophones » selon l’expression de Jacques Attali. Ainsi Etats-Unis, Chine, Brésil, Mexique, Nigéria constituent aujourd’hui des terres d’essaimage francophone. Le rapport Attali remis au président de la république en 2014 prône par ailleurs un renforcement des réseaux au sein de cet espace associant les 37 pays dont le français est langue officielle ou partagée, ou en usage supérieur à 20% de locuteurs. L’ensemble « pèse » 7% du PIB mondial, avec parfois d’abondantes ressources naturelles. Y associer les pays « francophiles » c’est aussi créer les conditions d’une francophonie moteur de croissance.
Ainsi, si la Francophonie doit peser dans le concert géopolitique mondial, elle fait sur des légitimités internationales renouvelées en ayant élargi le périmètre de ses interventions, en recherche d’une « profondeur stratégique » qu’on ne saurait aborder seulement sous sa dimension territoriale. La profondeur stratégique francophone marque aussi une rupture avec des approches dominantes de la diversité linguistique et culturelle, du dialogue des nations, du développement durable, de la réduction de la fracture numérique. En cela, le chemin parcouru, depuis la naissance de l’ACCT en 1970, est immense.
Questions et réponses
- Quelle est la situation linguistique au Liban ?
L’arabe y est langue officielle mais le français a un statut privilégié, dans la culture et l’enseignement, lié à l’Histoire bien sûr et à la présence de la diaspora dans de nombreux pays francophones.
- Y-a-t-il des états ayant souhaité intégrer la Francophonie et ayant essuyé un refus. ?
De fait, avant même que les décisions soient prises dans les Sommets, à l’unanimité pour les adhésions, les négociations ont déjà été menées positivement. Par contre, l’OIF peut suspendre certains Etats pour leurs manquements à la Charte de la Francophonie, en particulier lorsque la gouvernance ne permet pas le fonctionnement de l’Etat de droit, le respect des formes démocratiques…C’est actuellement le cas pour la Thaïlande et la Centrafrique.
- Quelles aides proposent l’OIF ?
Dans le budget de l’OIF, 75 millions euros servent au soutien des médias, notamment de TV5 monde. Le dispositif d’accompagnement est multiforme, des bourses d’aide à l’écriture pour les auteurs et scénaristes jusqu’à la promotion et la mise en marché des films. Il existe également le site Images francophones qui se veut être à la fois un outil au service des professionnels et un espace d’information et de découverte des œuvres audiovisuelles francophones du Sud pour le grand public. Il est un accompagnement d’aide à l’écriture, à la production, au financement et à la diffusion.
- Dans le domaine culturel, quels sont les rapports avec lusophonie et hispanophonie face à l’anglophonie ?
Les rapports de la Francophonie avec les partenaires lusophones et hispanophones relèvent du combat pour la diversité linguistique et culturelle, concrétisé par la Charte votée à l’Unesco en 2005. Ils relèvent de de la politique linguistique des Etats eux-mêmes ; ainsi la promotion du français est avérée dans des pays lusophones comme le Brésil ou le Mozambique (observateur) et des pays hispanophones ont bien rejoint la Francophonie dans une période récente. Le rôle de l’agence universitaire de la Francophonie est essentiel dans ces convergences.
- Est-ce que la Francophonie est un espace culturel, économique ou un espace de domination pour la France ?
Cette question est importante et c’est l’une des critiques bien souvent faites à la Francophonie que d’être un terrain néocolonial. Certes, la place et le rôle de la France sont essentiels, en particulier dans le financement. Mais s’il y avait une volonté avérée de la République française de « recoloniser » certains territoires, on pourrait conclure à l’échec. Face à la Françafrique, il y a aujourd’hui une Chinafrique en pleine ascension et c’est d’ailleurs l’une des raisons de la croissance de l’enseignement du français en Chine, la possibilité de pénétrer plus facilement économies et sociétés africaines. Par ailleurs, le Canada et ses provinces francophones du Québec et du Nouveau-Brunswick montrent de nouvelles appétences et la multilatéralité de l’institution est réelle dans le fonctionnement des bureaux régionaux.
- Quelle est la position de la Francophonie face au terrorisme ?
C’est là l’une des facettes du nouveau positionnement de la Francophonie dans le concert des nations, l’une des inflexions liés au virage institutionnel de la décennie 1990. L’OIF, surtout après le Sommet de Beyrouth de 2002, a pris des positions fortes sur le sujet, à propos de la sécurité maritime, dénuées de toutes ambiguïtés même si certains de ses pays membres sont confrontés sur le terrain à des situations de grande complexité. Plus récemment, dans une situation qui fut celle du Mali, l’OIF a pu jouer aussi un rôle de médiateur entre les parties. On a dit qu’elle était un ONU-bis, c’est un bien grand mot, d’abord parce que l’OIF n’a pas de casques bleus et que sa légitimité n’est pas la même. Mais son rôle de médiation est non négligeable dans les conflits.
- Peut-on encore parler de la défense de la langue française quand on ferme des Alliances et des centres culturels français dans le monde (Côte d’Ivoire, Niger) faute de moyens ?
C’est un point crucial de la coopération française qui restructure sa présence et fusionne ses dispositifs de coopération linguistique. Oui des lieux de formation et de vie francophones disparaissent, et pas seulement en Afrique. Quant aux Alliances leur statut est associatif et les ouvertures/fermetures sont tributaires de l’activité ; il est des pays, comme la Chine, où leur nombre augmente, les Chinois apprennent le français avant d’aller travailler en Afrique.
- Est-ce que l’Internet ne vient pas bouleverser les organisations territoriales de la Francophonie ?
C’est une évidence et dans certains cas une chance. Ainsi des initiatives peuvent voir le jour à faibles coûts comme IFADEM, initiative concertée pour la formation des maîtres qui connaît une grande réussite en Afrique subsaharienne. Cela touche aussi les diplômes universitaires dont nombre sont délivré en FOAD, la formation ouverte et à distance, sous le pilotage de l’AUF. Et ce sont aussi des diplômes de grands établissements du Sud dont beaucoup disposent aujourd’hui des compétences nécessaires et proposent une recherche scientifique de haut niveau.
- Est-ce qu’on peut dresser un bilan des « bénéficiaires » de la Francophonie au cours des 20 dernières années ?
Il y a les bénéfices politiques pas toujours faciles à valider selon l’angle auquel on se place. Mais si l’on considère que les travaux et les financements des opérateurs visent au renforcement des compétences au Sud, sur les grandes questions de développement, c’est incontestablement en Afrique qu’on peut apprécier des résultats tangibles. Mais dans nombre de domaines, ce qui est recherché relève plus de l’intégration au réseau francophone, une ouverture à des espaces linguistiques et culturels, l’échange scientifique et universitaire par exemple. C’est difficile à apprécier mais c’est bien l’une des avancées permises.
- Des pays n’ont pas le français comme langue officielle, leurs espoirs ne sont-ils pas déçus ?
Les échanges francophones n’impliquent pas forcément une exclusivité avec les pays de langue officielle, en particulier dans le domaine éducatif. Par ailleurs, les restrictions aux mobilités sont un peu moindres et si on aborde la question des financements, les ressources propres des familles et des états peuvent grandement contribuer.
- Vous avez reconnu la capacité des universités africaines mais se pose la question de la reconnaissance des diplômes. On est obligé de venir au Nord pour avoir les diplômes reconnus.
C’est un fait, mais la balle est aussi dans les systèmes du Sud qui se doivent de valoriser leurs formations. Les mobilités encouragent aussi la fuite des cerveaux. Parmi les solutions proposées, les codiplômations sont une réponse adaptée. On n’est plus dans des schémas de domination mais sur des logiques gagnant-gagnant entre établissements du Nord et du Sud.
Daniel Weissberg
Professeur de géographie, Université Toulouse Jean-Jaurès