Le mercredi 28 septembre 2022, l’équipe des cafés géographiques de Chambéry-Annecy a reçu Sébastien Velut (Sorbonne Nouvelle, Institut des hautes études de l’Amérique latine) à La Base à Chambéry autour du thème : « l’Amérique latine, des territoires disputés ».

Afin de rendre la présentation plus interactive, Sébastien Velut a essayé de répondre aux questions de Marie Forget, dont il a été le directeur de thèse.

  • Marie Forget : pourquoi ces territoires sont-ils disputés ? Quelle est la particularité de l’Amérique latine ?

Dès la période des colonisations, la possession des territoires a été l’objet de convoitises de nombreuses puissances étrangères à l’Amérique latine.

Lors de la période des indépendances, on a aussi pu observer des conflits entre les différents pays latino-américains afin de définir les frontières ou conquérir des territoires.

Ainsi, les frontières sont des produits de différents conflits, qu’on a pour la plupart oubliés, mais qui restent très présents dans l’imaginaire et dans la façon dont on enseigne la géographie en Amérique latine. L’exemple a été donné de la guerre de la Triple-alliance (1864-1870), aussi appelée guerre du Paraguay. Ce dernier s’est vu emputé d’un tiers de son territoire, au profit de l’Argentine et du Brésil, tous deux membres de la Triple Alliance avec l’Uruguay. Cette guerre avait beaucoup préoccupé les élites intellectuelles européennes. Sébastien Velut a notamment fait référence aux écrits d’Elisée Reclus.

La guerre du Pacifique (1879-1883) a aussi été abordée pour illustrer les disputes de territoires. A l’issue de ce conflit, le Chili a étendu son territoire vers le nord, au détriment de la Bolivie et du Pérou. La Bolivie a notamment perdu la moitié de son territoire et son accès à la mer que le pays ne cesse de réclamer depuis. En effet, cette perte de l’accès à la mer est un drame dans le récit national bolivien. Les héritages du passé se font encore ressentir aujourd’hui. En témoigne le fait qu’il n’y ait pas de représentant diplomatique bolivien au Chili.

Ces remarques font écho à la situation actuelle puisqu’il y a dans cette région de nombreux enjeux autour des ressources minières telles que le cuivre, le salpêtre ou encore le guano. Ainsi, l’intervenant a rappelé le lien entre présence de ressources et disputes pour le territoire.

Il a aussi été évoqué un acteur central et très présent dans la dispute pour les territoires en Amérique latine, à savoir les Etats-Unis d’Amérique. Autrefois, c’étaient les pays colonisateurs qui se disputaient les territoires de l’Amérique latine. Après la période des indépendances, un autre acteur extérieur a commencé à s’immiscer dans les affaires internes de la région. En projetant une carte d’un atlas historique des Etats-Unis, Sébastien Velut a attiré l’attention sur tous les territoires qui avaient été pris au Mexique (Californie, Utah, Arizona, Nevada, Nouveau Mexique). Il a notamment mentionné l’intervention directe des Etats-Unis dans le coup d’Etat au Guatemala en 1954, mettant fin à la présidence de Jacobo Arbenz. Cet épisode est souvent présenté comme la première intervention directe des Etats-Unis en Amérique latine. Arbenz souhaitait mettre en place une réforme agraire modeste puisque de nombreuses terres étaient accaparés par de grandes firmes qui cultivaient des bananes. Il a été rappelé que l’intervention du voisin nord-américain prenait place dans le cadre de la doctrine Monroe (1823), puis dans l’optique géopolitique de guerre froide et de containment du communisme, sans oublier le fait de garantir les intérêts des entreprises américaines dans la région.

  • Marie Forget : nous avons jusqu’alors évoqué des disputes autour des frontières/territoires entre Etats. Or, il y a aussi de nombreuses disputes territoriales autour de l’extractivisme. Y a-t-il la création d’autres types de luttes sur des territoires différents à des échelles différentes ?

Sébastien Velut a projeté une image du Cerro Rico de Potosi (Bolivie) qui est un territoire d’extraction de l’argent, qui a alimenté la couronne espagnole durant la période de la colonisation. Ainsi, la question de l’extraction des matières premières, de l’extractivisme, n’est pas une question nouvelle en Amérique latine puisqu’elle est le fruit d’une longue histoire. Sébastien Velut a fait référence aux travaux d’Elisée Reclus pour faire remarquer que les tableaux statistiques évoquant les exportations latinoaméricaines à la fin du XIXe présentaient les mêmes produits qui sont exportés aujourd’hui.

Autour du Potosi, c’est tout un système spatial qui s’est mis en place pour faire fonctionner l’activité minière, formant ainsi l’une des plus grandes agglomérations au monde au XIXe siècle. Il y a eu la formation de réseaux de migrations pour la main d’œuvre, de réseaux d’approvisionnement (en animaux, le bétail arrivait notamment d’Argentine). Il fallait aussi prévoir l’approvisionnement en énergie (dérivation d’eau, canaux organisés notamment par des ingénieurs venant du Pays-Bas). Des routes ont été construites pour permettre l’exportation de l’argent du Potosi, notamment vers le port de Buenos Aires. Ce serait par ailleurs une des origines de l’appellation « rio de la Plata » (parce qu’on aurait exporté de l’argent, plata en espagnol).

L’intervenant a effectué un saut dans le temps pour évoquer les particularités de l’extractivisme au XXIe siècle, préparé par les réformes néolibérales des années 1980.

Il a projeté la carte des principales exportations par pays pour faire remarquer que l’Amérique latine exporte soit des denrées alimentaires, soit des produits miniers ou des produits énergétiques. Ainsi, la part des matières premières dans les exportations latinoaméricaines est prépondérante. Ce qui réactive un schéma ancien.

Mais pourquoi peut-on alors parler de néoextractivisme aujourd’hui ?

Premièrement car les clients ont changé. A la fin du XIXe siècle, l’Amérique latine commerçait surtout avec l’Europe (de nombreux Britanniques mangeaient du bœuf argentin). Aujourd’hui, l’Amérique latine commerce avec le monde, mais le client nouveau est la Chine qui est le premier partenaire commercial du Brésil, du Chili, du Pérou et de l’Argentine. Le Mexique reste arrimé aux Etats-Unis mais il y a une forte concurrence chinoise pour l’accès au marché mexicain.

Deuxièmement car au début du XXIe siècle, l’extractivisme est beaucoup plus redistributif. L’exportation des matières premières a permis aux Etats de financer de nombreuses politiques sociales. On peut prendre l’exemple du Brésil sous Lula avec les programmes « Bolsa Familia » ou « Fome Zero ».
Néanmoins, ces politiques redistributives sont menées sans pour autant mettre en place une réforme fiscale. Ainsi, on améliore le sort des plus pauvres sans forcément s’attaquer aux problèmes de fond, comme les inégalités, en faisant une réforme fiscale par exemple. La sociologue Maristella Svampa parle de « consensus des commodités », qui vient remplacer le consensus de Washington.

  • Marie Forget : mais, n’y a-t-il pas de nombreux mouvements sociaux à plus grande échelle ?

Si l’on regarde une carte d’un atlas sur la justice environnementale, on observe bien qu’il a de nombreux conflits miniers en Amérique latine et notamment au Mexique, au Chili et au Pérou.

Le modèle extractiviste est un modèle de conquête des territoires. La construction de nouvelles infrastructures a notamment eu lieu dans le cadre de l’IIRSA (Initiative d’intégration de l’infrastructure de la région sud-américaine), signée en 2000 à Brasilia lors d’un sommet de tous les présidents d’Amérique du Sud. Ce programme voulait connecter différentes régions par des axes (routes, voies fluviales). Or, force est de constater que ces routes ont aussi eu pour conséquence d’ouvrir des nouveaux territoires à l’exploitation. Ceux intéressés par les ressources vont alors vers ces régions-frontières, loin des grandes régions de peuplement.

Cette extension des territoires exploités entraînent souvent des conflits socio-environnementaux. L’exemple autour d’une mine d’or à Conga, au nord du Pérou, a été développé. Le projet d’extension minière a été longuement combattu par les populations locales. Un des éléments déclencheurs de la lutte a été la question de l’eau. En effet, dans les projets d’extension de la mine, il était prévu de déplacer les lacs d’altitude, qui alimentaient aux besoins humains et aux troupeaux. Le rabotage de montagne pour l’implantation de la mine à ciel ouvert était aussi un problème pour les populations locales qui ont mis en place des milices paysannes (rondas campesinas) pour protéger le territoire. Ainsi, on observe bien une mise en place de résistances territoriales par les populations locales.

Il faut noter un basculement des mouvements sociaux à visée universaliste vers des mouvements à visée territoriale.

  • Marie Forget : ces mouvements sociaux à l’échelle de l’Amérique latine connaissent-ils une mise en réseau ? pourquoi les mines sont les éléments déclencheurs de ces mouvements ?

Sébastien Velut a mis l’accent sur le fait que lorsqu’on fait du terrain, on se rend compte que ces mouvements de lutte sont articulés à l’échelle régionale. Par exemple, le mouvement de lutte contre les barrages est très présent au Brésil, mais présente des ramifications à l’échelle du sous-continent. On observe aussi une circulation des idées et des répertoires d’action. Les échanges d’informations permet notamment de mieux comprendre les discours des firmes de l’industrie extractive et de mieux y faire face.

  • Marie Forget : comment peut-on caractériser ces luttes ? comment évoluent-elles ?

Avec Vincent Bos, Sébastien Velut s’est questionné autour de la problématique suivante : « L’extraction minière : entre greffe et rejet ». Ils ont constaté que les populations s’opposent généralement aux projets d’extraction mais sont plutôt prêtes à négocier, en mettant en place leur volonté.

Mais qui sont les acteurs qui sont porteurs des activités de la mine ? Force est de constater qu’il y a une multiplicité d’acteurs. On peut citer les multinationales de l’industrie extractive BHP Billiton, Xstrata. Ces firmes sont souvent en connexion avec des entreprises locales ou des entreprises nationales comme Codelco au Chili. Sans oublier les coopératives de mineurs qui vont dans des sites plus compliqués, avec une moindre teneur en ressources. On peut même aller jusqu’à recenser et prendre en compte le mineur individuel avec par exemple l’orpailleur (garimpo au Brésil).

Sébastien Velut a développé l’exemple spatialisé de la région de Madre de Dios, dans l’Amazonie péruvienne. Cette région a été exploitée en raison des possibilités offertes par de nouveaux axes de transports. Or, l’afflux de chercheurs d’or a provoqué un désastre environnemental.

Il a aussi été question des acteurs agricoles puisque l’extractivisme ne se limite pas à la mine. L’exploitation du soja, produit surtout destiné au marché asiatique (et surtout chinois) a provoqué l’avancée de fronts pionniers importantes en Amérique latine.

Qui sont les acteurs de cet extractivisme agricole ? Il faut prendre en compte le rôle de l’acheteur chinois et des grands propriétaires qui étendent leurs cultures. Ces derniers, en achetant ou louant des terres participent au processus de « financiarisation de la culture du soja en Amérique latine » (Sébastien Velut). Il ne faut cependant jamais oublier les petits propriétaires.

  • Marie Forget : ce système a été mis en place dans les années 1990 avec la libéralisation… Or, avec la transition énergétique aujourd’hui, est-ce que ces fronts se réactivent ou se recomposent ?

Le développement de l’Amérique latine est basé sur les énergies traditionnelles comme les hydrocarbures, le charbon ou encore l’énergie hydroélectrique des grands barrages.

Il faut préciser que les activités extractives sont très gourmandes en énergie. De plus, pour exploiter, il faut aussi beaucoup d’énergie pour transporter. Ainsi, l’approvisionnement énergétique est crucial dans le maintien des logiques extractivistes.

L’exemple du barrage de Belo Monte, au nord de l’Amazonie brésilienne, a été développé. Sa construction a provoqué des déplacements de populations et des conflits d’usages aux conséquences dramatiques (décès, manifestations réprimées, forces paramilitaires interviennent pour défendre les intérêts des entreprises).

L’utilisation et la production d’électricité est en pleine expansion en Amérique latine. Sébastien Velut a projeté une carte d’Hervé Théry montrant que la principale source d’électricité au Brésil était constituée par les barrages. La transition énergétique est encore modeste en Amérique latine mais elle prend une place de plus en plus importante. En témoignent les régions de production d’agrocarburants dans le sud du Brésil et la production d’énergie solaire et éolienne dans le Nordeste.

Sébastien Velut a insisté sur le fait qu’en Amérique latine, il y a beaucoup d’espace et de nombreuses ressources, ce qui est intéressant pour la transition énergétique. Par exemple, le désert d’Atacama, ou les déserts du Chihuahua et du Sonora sont des exemples où on valorise l’énergie solaire dans des territoires peu peuplés. Il y a de beaucoup de « place disponible », contrairement en Europe par exemple, où on cherche plus à développer des projets offshore.

  • Marie Forget : pourrais-tu nous dire quelques mots sur les perspectives ? puisque les énergies renouvelables reprennent toujours les mêmes modèles (grandes entreprises, extractivisme) ?

Pour ce qui est du contexte politique, l’élection de Gabriel Boric au Chili, de Gustavo Petro en Colombie laissent penser à un basculement politique à l’échelle du continent. On peut alors se questionner : va-t-on voir apparaître de nouvelles bases de développement Amérique latine ? C’est en tout cas ce que l’on peut souhaiter a affirmé Sébastien Velut.

Il faut remarquer le poids croissant de la Chine dans le construction de ports, l’achat de matières premières, les projets de transports (chemins de fer pour acheminer le soja) ou encore les projets de centrales hydrauliques.

Un éventuel changement de modèle pose la question de ce que l’Amérique latine veut faire avec ses partenaires internationaux. Plusieurs voies s’opposent. Une voie qui voudrait « s’arrimer à la Chine » qui a connu un développement spectaculaire à partir des années 1980. Ou alors une voie plus indépendante avec une idée qui revient sur le devant de la scène : l’intégration de l’Amérique latine.

Questions de l’assemblée :

N’y a-t-il pas plutôt des modèles extractivistes ? Existe-t-il des interactions entre modèle extractiviste agricole et énergétique ?

Effectivement, le soja en Argentine n’est pas le même que le soja au Brésil. Il n’y a pas les mêmes acteurs, on ne parle pas des mêmes territoires ni des mêmes enjeux.

Il y a de nombreux conflits entre les différents usages. Par exemple, le système de privatisation des droits de l’eau dans le semi-aride au Chili provoque des conflits. Les mines relâchent des eaux polluées en amont tandis qu’en aval, les agriculteurs ont besoin d’une eau de bonne qualité pour leurs cultures et le bétail.

Aujourd’hui, on parle « d’extractivisme vert » pour masquer les dangers environnementaux de l’industrie extractive.

On observe une mise en réserve d’espaces protégés qui seront peut-être un jour exploités.

A qui appartiennent les barrages hydroélectriques au Brésil ? La production d’énergie par les barrages est-elle considérée comme renouvelable ?

C’est surtout la holding nationale Eltrobras qui possède les barrages au Brésil. Pour le gouvernement brésilien, c’est une énergie renouvelable, or on peut nuancer ou discuter ce fait. Il faut préciser que « renouvelable » ne veut pas dire sans impact sur le milieu.

Vous avez parlé de l’alternance politique entre des gouvernements qu’on pourrait qualifier de « progressistes » et de « conservateurs », est-ce que ces gouvernements remettent en cause l’extractivisme ?

Le président colombien Gustavo Petro a dit qu’il allait interdire la facturation hydraulique, ce qui montre un germe de changement. De plus, il a affirmé que « maintenant, les Colombiens vont payer les impôts », ce qui a tout d’une phrase révolutionnaire.

Gabriel Boric a vu la rédaction de la nouvelle constitution refusée par le peuple chilien, pour de nombreuses raisons. En tout cas, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut changer le régime de l’eau. De nombreuses conditions sont réunies pour des réformes.

Quel est le rôle des anciennes puissances coloniales en Amérique latine aujourd’hui ?

L’Espagne a inventé le concept d’Ibéro-Amérique au début du XXIe siècle dans une période où les entreprises espagnoles étaient assez agressives. Par exemple Repsol rachète YPF en Argentine. Les sommets de l’Ibéro-Amérique ont débuté au début des années 2000 et se tiennent encore aujourd’hui.

Les relations restent fortes d’autant plus qu’il y a la permanence de liens culturels (langues, jeunes qui vont étudier en Espagne ou au Portugal).

Quel est le rôle des Etats-Unis en Amérique latine aujourd’hui ?

Sous la présidence de Barack Obama, l’importance du « pivot asiatique » a entraîné un certain désintérêt pour l’Amérique latine.

Ensuite l’Amérique latine n’intéressait peu ou pas Donald Trump. Les Etats-Unis étaient surtout concentrés sur les enjeux dans le Pacifique avec des acteurs comme la Chine et la Corée du Nord. Il ne faut tout de même pas oublier la renégociation de l’ALENA avec le Canada et le Mexique, qui a donné naissance à l’ACEUM en 2018.

L’administration Biden a un conseiller hémisphérique qui est un américano-colombien. On peut observer un relatif regain d’intérêts. Kamala Harris, vice-présidente des Etats-Unis, s’est rendue en Amérique centrale, au Mexique. On observe dès lors le maintien des relations avec les partenaires et alliés traditionnels.

 

Marie Forget, septembre 2022