Café Géo, Annecy, jeudi 29 Mars 2018, par Marie Forget (USMB)

Dans le cadre de la « Semaine du développement durable » d’Annecy il a été demandé aux Cafés Géo une participation, qui a pris la forme d’un café où la notion de développement durable (DD) puisse être mise en perspective, interrogée dans sa …. durabilité, et sa pertinence, la genèse de son emploi, de sa généralisation, voire de son usure et de son remplacement.

Marie Forget, Maître de conférence à l’Université Savoie Mont Blanc, qui a réalisé de nombreux travaux de recherche sur des questions environnementales (sur le fleuve Paranà tout spécialement), de transition énergétique, et de construction et d’exploitation des ressources naturelles (eau et énergie principalement), était tout spécialement compétente pour une telle tentative de traiter de façon non militante, sans plaidoyer ni réquisitoire, une notion sur-utilisée.

Une expression très à la mode il y a 20 ans, en relative perte de vitesse : qu’en reste -t-il ?

Une requête sur Google images donne l’impression confortable que la notion va de soi, qu’elle recouvre plus ou moins toujours les mêmes contenus : image des trois cercles, écologique, économique, social, se recoupant en une zone qui sera celle du DD, image/échelle le plus souvent planétaire de cette notion (avenir commun, « soin » dédié à la planète unique et commune), omniprésence du vert, qui souligne la disproportion fréquente au profit du « pilier » environnemental de la notion. Pourtant, au-delà d’un apparent consensus, le DD apparaît comme une notion souvent décriée : ambigüité fréquente, voire contradiction, des emplois devenus proliférants dans des discours multiples, médiatiques, militants, mais aussi par les sciences sociales et naturelles. Mieux vaudrait donc parler DES développements durables tant il apparaît que le concept (en est-ce encore un si l’on admet qu’un concept est un outil ?) « nomadise », fluctue dans ses contenus selon les finalités poursuivies par ceux qui l’utilisent.

Une telle ambigüité a pu servir initialement à une appropriation la plus générale possible : L’expression apparaît dans le rapport Brundtland rédigé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland intitulé « Notre avenir à tous ». Paru en 1987 en anglais et 1988 en traduction française, il donne la première définition officielle du développement durable : « Un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre les capacités des générations futures à répondre aux leurs ». Popularisé surtout après et par le Sommet de la Terre de Rio en 1992. Le flou conceptuel était efficace pour la mobilisation d’acteurs très différents: dimensions éthique, citoyenne, mais visant aussi les acteurs économiques (intérêt de la notion de développement donc), les militants écologistes attentifs à la préservation et à des modèles alternatifs ; à l’époque les thèmes les plus mobilisateurs sont la couche d’ozone, les pluies acides ; le changement climatique a largement remplacé ces thèmes, dans la sphère médiatique notamment.

Critiques et évolutions :

Les contradictions ne manquent pas, liées à la diversité des approches : sphère sociale, tournée vers l’inclusion, les droits, (la dimension équitable) ; sphère économique tournée vers la recherche de technologies, de processus productifs, plus écologiques, économes des ressources (développement viable) ; sphère environnementale (développement vivable).

L’intersection des trois était censée déboucher sur le « durable ». Cette traduction du « sustainable » anglais est problématique : le terme « sustainable/soutenable » avait été préféré à « durable » (qui existe en anglais), et d’ailleurs avait d’ailleurs été employé dans la première traduction du rapport ; en effet le terme durable, généralisé en français, est appauvrissant, et inscrit de façon très économiciste, voire managériale, le développement, notion surtout économique, sur un axe du temps pour un développement le plus prolongé possible. On peut rappeler que le mot « soutenable » est dérivé d’un vieil emploi du terme « se soutenir » en français, par exemple dans l’Ordonnance de Brunoy, du roi Philippe VI de Valois, 1346 : « Les Maîtres des forêts enquerreront et visiteront toutes les forêts et bois qui y sont et ferons les ventes qui y sont à faire, eu regard à ce que les-dîtes forêts et bois se puissent perpétuellement soustenir en bon état. »

Ces questions de traduction illustrent certaines des critiques adressées à la notion, et des inflexions qu’elle a subies :

– difficultés d’articuler autrement que deux à deux les trois composantes : social/écologique, social/économique, économique/écologique.

– rapide prédominance de la sphère environnementale, rendant moins visible la sphère sociale.

– caractère très européen, plus qu’occidental, de la notion, renvoyant à des modes de vie, de consommation, de rapport à la nature, très spécifiques à l’Europe riche (celle du Nord notamment)

D’où une nouvelle représentation insistant sur les dimensions culturelles propres à chaque société qui imposaient des contenus différents de la durabilité et du développement.

De même est souvent plus mise en avant la dimension civique, citoyenne, participative qui donnerait plus de garantie démocratique à la durabilité ; ceci participe d’une relative inversion du paradigme top-down (think global act local) au profit d’une vision bottom-up (ce sont les projets locaux qui inventeront le DD dans et par leur diversité).

Or les deux tendances (du haut-global vers le bas, ou inversement) se sont peu rencontrées.

Mais c’est le caractère oxymorique de l’expression qui est l’une des critiques les plus fréquentes, s’appuyant sur le fait que les deux termes, avant même d’être associés, ont des contenus qui ne favorisent pas leur accolement : celui de « développement » renvoie (cf : Le développement, histoire d’une croyance occidentale, de G. Rist) à des pré-requis rendant impossibles la « durabilité » : image fondatrice biologique de l’embryon, se développant vers l’enfance et l’âge adulte puis le vieillissement ; la directionnalité du terme en donnerait un caractère inéluctable, un but, un moyen (la croissance) ; or cette vision linéaire et orientée d’un développement permettant un bien-être supérieure des populations d’une génération à la suivante, grâce à la croissance économique ; or celle-ci, par ses modes (production plus forte pour consommation plus élevée, et donc consommation de ressources supplémentaires pour un supplément de production de biens) semble incompatible avec l’usage raisonné des ressources.

De plus, cette vision du développement comme une succession d’étapes obligées ouvre la porte à la contestation du DD par les États des « Suds » (droit à, et même inéluctabilité de la phase de croissance que ceux des « Nords » ont connue plus tôt).

La vision par étape induisait une vision cumulative (pas de raccourci « sautant » des phases du développement ; ce que démentent des trajectoires qui ne passent pas par la phase d’industrialisation lourde). Enfin cette notion de développement inclut une irréversibilité, qui n’est plus du tout avérée (voir les déclassements de certains pays, comme l’Argentine, pays développé revenu au stade de PED).

La critique du DD est donc facilitée par la critique et l’incertitude du terme « développement », dont rend compte l’évolution de l’emploi du qualificatif « développé » : d’Harry Truman qui évoquait les pays « sous-développés », en retard par rapport à ceux, les EU, qui étaient en avance, aux expressions actuelles de pays en développement et émergents, après celle de Tiers-Monde, puis de PVD, ou de « Suds », moins stigmatisant, on voit que l’emploi du terme « développement » est incertaine, grevée par le « politiquement correct » et les critiques des modalités de développement (« mal-développement »). De plus l’association croissance-développement est l’objet de critiques multiples (depuis Schumpeter : « additionner autant de diligences qu’on veut ne donnera pas une locomotive », jusqu’aux critiques radicales de la croissance et théories de la « décroissance », de la tyrannie des marchés).

On assiste donc, en parallèle à la critique du développement, à une tendance multiforme, dans le cadre mondialisé, à la réhabilitation de la croissance moyennant son « verdissement » : la croissance verte, mythe ou réalité, est sans aucun doute l’une des concurrentes les plus lourdes, car portée par des agents économiques puissants, de la notion de DD, qui finit par lui être annexée. La transition énergétique, pour la croissance verte, telle est la formule qui tend à se substituer en force, portée par les agents économiques surtout, à un DD en perte de popularité.

Il faut préciser que ce verdissement de la croissance fait écho, et constitue une réponse plus acceptable par le « main stream » de la pensée économique à un célèbre et provocateur rapport « Halte à la croissance », rapport Meadows de 1972, qui constitue un précédent essentiel au rapport Brundtland. Ce rapport de 1972, issu d’un groupe d’experts variés, a entamé tôt la corrélation automatique entre croissance et développement, par des simulations mathématisées, et conclut : « Nous avons la conviction que la prise de conscience des limites matérielles de l’environnement mondial et des conséquences tragiques d’une exploitation irraisonnée des ressources terrestres est indispensable à l’émergence de nouveaux modes de pensée qui conduiront à une révision fondamentale à la fois du comportement des hommes et, par la suite, de la structure de la société dans son ensemble »[1].

Si la conviction des auteurs du rapport Meadows ne s’est guère réalisée dans ses effets attendus, la dénonciation des effets prédateurs des produits et modes de consommation s’est largement répandue (ex des recherches sur la provenance de nos objets courants ; exemple : « le tour du monde d’un jean » cf https://www.youtube.com/watch?v=3uP2zYwMM48 qui souligne l’énormité des distances, parcourues, des quantités d’eau, de traitement chimiques du coton…; voir aussi A. Berque « L’habitat insoutenable Recherche sur l’histoire de la désurbanité » in L’espace géographique, 2002/3 : « le camembert naguère acheté par cent piétons à un crémier au coin d’une rue dans une ville, maintenant, doit être livré par cent Livreurs motorisés à cent Pavillons disséminés dans la Nature au bout de cent Routes ».

Quant au terme « durable », lui aussi est source d’incertitude et d’ambigüités : les « générations futures » évoquées sans plus de précision par le rapport Brundtland, renvoient à des temporalités complexes : l’exemple des perspectives de développement post-pétrole (voiture électrique par exemple) rappelle l’incertitude quant aux effets à long terme d’un changement, d’un objet technologique, économes de certaines ressources mais incertains quant à leurs impacts futurs, à ceux de leur production massive. De même le choix de temporalité longue (sols, forêts…) ou courte (génération humaine, décision politique, administrative) n’induit pas les mêmes conséquences sur les choix effectués. Des études interdisciplinaires montrent les temps très différents pris en compte par les diverses approches, sur l’embroussaillement des parcelles agricoles, les dynamiques végétales par exemple (M. Cohen, F. Alexandre, C. Friedberg, S. Lardon, N. Mathieu, P.L. Osty, 2000, « Les temporalités dans l’environnement, une opportunité de dialogue interdisciplinaire », in Bertrand G., Barrué-Pastor M, Les temps en environnement, PU Mirail Editors, pp. 307-324, https://www.researchgate.net/publication/291876368_Les_temporalities_dans_l%27environment_Une_opportunite_de_dialogue_interdisciplinaire), où se confrontent des conceptions du temps linéaire ou circulaire, long ou court et évènementiel, mais qui devaient toutes être convoquées pour étudier les conséquences des aménagements.

Enfin, il existe des critiques et des nuances importantes apportées à la simplicité apparente de l’expression DD: en particulier par la distinction d’une durabilité forte (services rendus par les écosystèmes non remplaçables ; d’où une nécessité de protection forte) et d’une durabilité faible: technologie remplaçant les services rendus par les écosystèmes). Une telle distinction est indispensable au vu des effets très différents que produira une conception ou l’autre de la durabilité.

L’incertitude est donc forte sur les contenus et la compatibilité des termes de l’expression DD :

On peut se reporter tout particulièrement à J. Theys in Développement durable et territoires n°1/2014 Le développement durable face à sa crise : un concept menacé, sous-exploité ou dépassé ? http://journals.openedition.org/developpementdurable/ L’auteur y fait référence aux précoces travaux de Dobson qui interrogeait les priorités de la durabilité (Dobson A. 1996, « Environment Sustainabilities: An Analysis and a Typology », Environmental Politics, Vol 5, n° 3, pp. 401-428) : capital humain et naturel, à fonction économique, capital des éléments naturels critiques, plus ou moins irréversibles, éléments signifiants pour les sociétés ; soutenir pour quoi? Pour accroître le bien-être, le bien vivre? La difficulté de hiérarchiser pouvait sembler conduire à vouloir appliquer la durabilité à tout, pour tout le monde, en tout lieu. Or le souci d’efficacité impose des priorités, une hiérarchie, des choix. Dans les faits, l’importance des terreaux, des ressources militantes, de leur visibilité, autour de la cause de l’environnement, a donné une plus grande place aux dimensions écologiques de la durabilité, et ont conduit à une sur-représentation de cette dimension dans les discours. Ce succès d’un discours « vert » a eu un revers évident dans la prolifération, les dévoiements de toute sorte, du DD ; le plus évident est le « green-washing » très systématique. Il est intéressant de noter comme la couleur verte a connu ainsi une réhabilitation spectaculaire si on considère sa mauvais image historique, médiévale surtout (une couleur fourbe, instable, difficile à fixer, voire diabolique, associée aux poisons aux démons, au hasard, à l’argent cf Pastoureau Dictionnaire des couleurs de notre temps : Symbolique et société 1992 et Le Petit livre des couleurs Pastoureau et D. Simonnet). L’un des effets pervers de cette injonction au verdissement est la critique a priori du message par rejet de son caractère injonctif (alors que le vert était devenu plutôt « permissif » avec les feux de signalisation quand le rouge était prohibitif). Le « green washing » a touché tous les secteurs et est souvent dénoncé pour sa perversité (le caractère vertueux au plan environnemental et/ou social est souvent inversement proportionnel à la prolixité de la communication, à la visibilité du « packaging » ; l’ADEME a même dû produire un guide d’auto-évaluation de la durabilité pour dissuader les publicités mensongères, des organismes de consommateurs produisent des systèmes de notation de la réelle durabilité).

Il apparaît aussi que le succès du DD dépend fortement de la conjoncture économique; quand celle-ci se dégrade, la thématique du DD est bien moins porteuse, prioritaire.

Ces multiples critiques adressées à l’usage proliférant de l’expression, scientifiques, sémantiques (formules concessives : croissance « sans pour autant » mettre en cause la durabilité), politiques (mise du DD au service des idéologies), pratiques (écart discours/réalisation), témoignent des limites atteintes par l’expression, encore plus si on en veut faire un concept.

Cela est résumé par l’article de J. Theys (cf plus haut) qui néanmoins souligne aussi les acquis de ce succès massif, envahissant, de la thématique : en particulier en terme d’irréversibilité de la prise en compte de la question des ressources ; il semble devenu impossible de ne pas tenir compte du niveau, des caractères, des ressources en général ; la conscience de leur finitude. De même la culture du compromis, de la négociation dans les choix de développement, ont progressé par la mise en balance des coûts et des bénéfices environnementaux ; de même la nécessaire vision globale, imposée par la conscience des interdépendances, d’un mode au-delà des frontières, en matière environnementale. Conscience accentuée aussi des liens entre inégalités sociales et environnementales, notamment depuis la crise de 2008, du coût excessif de la seule prise en compte des critères de rentabilité économique ; épuisement de certains modes de consommation et essor des modèles alternatifs.

L’expression DD recule à coup sûr, a perdu de sa crédibilité, mais laisse place à de nombreux autres paradigmes ou au moins thèmes de prise de conscience, d’impératifs posés ; parmi ces nouveaux thèmes, ceux d’économie circulaire et solidaire, de transition écologique, énergétique, de résilience, de social-écologie, d’économie post-carbone… tous thèmes apparaissant déjà dans les travaux sur le développement durable.

Éphémère donc, le développement durable apparaît aussi indépassable, et gagnerait à être redéfini, autour de sa multi-dimensionnalité, actualisé en fonction d’un contexte, de connaissances, très différents de ceux des années 1970-80, hiérarchisé dans ses contenus (quelles priorités?), imputé à des niveaux de gouvernance plus variés, plus soucieux de réarticuler la dimension mondiale aux dimensions locales. (Ces éléments de conclusion sont largement empruntés à J. Theys ; cf supra)

CR établi par Philippe Piercy, relu et validé par Marie Forget

[1] Voir, pour une recension des multiples sources de la notion de DD : A. Jégou, 2007, L’information Géographique, n°3 [https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2007-3-page-19.html]