Professeur de géographie à Paris 1, longtemps chercheur au CIRAD, Géraud Magrin a fait de l’Afrique subsaharienne, du Sénégal au Tchad principalement, son terrain de recherche. Par ces temps d’alarmisme environnemental, le lac Tchad présente des enjeux particuliers : sa disparition est régulièrement annoncée, et depuis 2010, sur fond de terrorisme montant (Boko Haram), le lac Tchad devient un sujet central. Autour de ce lac, on peut étudier particulièrement les aspects politiques et institutionnels d’un jeu d’acteurs complexe entre Etats, bailleurs de fonds internationaux, ONG et médias.
La COP 21, en raison des messages et des discours contradictoires qui y sont tenus sur le lac Tchad, constitue une excellente entrée en matière. Trois événements récents emblématiques du type de discours qui peut être tenu sur ce lac :
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Juste avant le début de la COP 21, un mini sommet avec F. Hollande, 12 chefs d’Etats africains ainsi que la présidente de la commission de l’Union Africaine (Nkoszana Dlamini-Zuma) se sont exprimés et ont déploré l’assèchement progressif du lac Tchad en liant cet assèchement avec l’insécurité qui règne aujourd’hui dans la région (une région qui est actuellement sous l’emprise de Boko Haram depuis 2 ans). Avec ces discours, ils ont voulu tirer la sonnette d’alarme et attirer l’attention de la communauté internationale sur la situation qui sévit actuellement. Le président tchadien notamment a exprimé son mécontentement quant à l’inaction relative par rapports à la « situation catastrophique » qui est en train de s’établir dans cette région.
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Deux jours après, dans le pavillon Afrique (géré par la Banque africaine de développement), les bailleurs de fonds (Banque mondiale, UE, Agence française de développement..) ont mis en place un atelier technique pour lancer un programme en faveur du lac Tchad, avec notamment la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT, c’est l’agence régionale qui représente les pays riverains du lac, chargée de gérer ensemble les eaux du lac et de son bassin), qui a présenté un plan d’adaptation et de développement avec une approche technique très proche de celle des chercheurs.
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Deux jours plus tard, l’Institut de recherche pour le développement (IRD) a organisé un « side event » (c’est-à-dire un événement parallèle qui n’était pas officiel dans les négociations) où les chercheurs ont présenté leur compréhension de cette disparition, où des représentants de la société civile qui vit autour de ce lac se sont exprimés (sur les difficultés que peuvent rencontrer les populations en abordant davantage des questions socio-économiques qu’environnementales). Pourtant un ministre français présent s’exprime et demande à ce que les chercheurs de l’IRD arrêtent de dire que le lac Tchad ne disparaît pas puisque quand un lac varie autant, cela perturbe tellement les gens qu’il y une nécessité de dire qu’il disparaît afin qu’un nombre plus important de personnes se sentent concernées.
Aujourd’hui, il est prouvé que le lac ne disparaît pas, il n’y a pas de débats chez les scientifiques. Ce qui sera en revanche intéressant, c’est de comprendre pourquoi ce décalage entre un discours politique largement institutionnalisé (depuis une vingtaine d’années et qui refait surface de temps en temps) avec le discours scientifique.
D’ailleurs, au-delà de ce cas du lac Tchad, ce décalage illustre celui qui existe aujourd’hui entre la complexité des situations locales sur lesquelles les chercheurs se penchent et la capacité des médias à s’approprier les sujets, et à les simplifier, voire à les caricaturer.
L’approche proposée ce soir se situe donc entre l’hydro-politique (= géopolitique appliquée à l’eau) et la Political ecology (approche qui réfléchit aux enjeux politiques des questions environnementales).
Trois points seront abordés :
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Comment le lac Tchad est vu par les chercheurs
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Comment le mythe autour du lac est né et comment il fonctionne
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Une galerie de portraits des différents acteurs qui entretiennent cette sorte de cacophonie sur le diagnostic de la situation du lac.
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Que sait-on du Lac Tchad ?
Le lac occupe le fond d’un grand bassin hydrologique endoréique avec des reliefs très plans. Il est peu profond (3m au maximum), évolue sous un climat sahélien et est alimenté par des fleuves au régime tropical (90% par le Chari et le Logone.), donc avec un système de crue-décrue annuelles qui fait systématiquement se gonfler et rétrécir le lac. Le lac Tchad a donc toujours été caractérisé par une forte variabilité, annuelle et inter-annuelle.
Au cours du XX° siècle, on a observé trois niveaux du lac avec une superficie en eaux qui varie énormément :
- un moyen ou un grand lac avec un seul plan d’eau (Années 1950-60)
- le petit lac Tchad, au moment des sécheresses (années 1970-80) avec des eaux libres seulement au niveau du delta du Chari et le reste de la surface qui est constitué de marécages
- et depuis 1974 : un régime de petit lac : lorsque l’eau n’est pas suffisante pour déborder la grande barrière et donc alimenter la cuvette Nord, c’est ce qu’on appelle le petit Tchad sec. Etant donné que la cuvette Nord est, lorsqu’elle n’est pas alimentée, on a tout de suite l’impression d’une réduction considérable de la superficie du lac. C’est le cas dans les années 1970-80.
Depuis 1994 on est en situation de petit Tchad, c’est-à-dire que le lac est séparé en deux cuvettes et l’alimentation de la cuvette nord se fait presque tous les ans. Or la question qui se pose est celle de l’interprétation des marécages sur les images satellites ; ces marais alimentent un discours alarmiste pour ceux qui veulent les percevoir comme signes de disparition des eaux lacustres. Or ils sont composés de nombreuses zones d’eau libres, avec une grande biodiversité, exploitée pour les pêcheurs par exemple. Elles font donc partie du lac même si ce n’est pas l’image ordinaire que l’on peut se faire d’un lac.
Autre question : quel impact a le changement climatique global sur le lac Tchad ? Le lac Tchad a presque disparu au XVe siècle, ce n’était pas à cause d’un réchauffement climatique lié à l’activité humaine !). C’est un endroit du monde où il est impossible de prédire le bilan hydrique des années à venir : cette zone figure parmi celle où les modèles d’évolutions climatiques et hydrologiques présentent sont les plus contradictoires. Cette grande incertitude complique grandement les politiques publiques.
Du point du vue des sociétés, c’est un espace qui a été très longtemps désert, un espace refuge où des populations peu fréquentables, de razzieurs, se réfugiaient pour ne pas tomber sous la domination des empires alentours, tels qu’il y en avait au Sahel central.
Dans les années 1950, ce sont des pêcheurs qui viennent du Nigéria notamment, qui s’installent à proximité de ces eaux très poissonneuses pour vendre jusque dans les villes du centre du Nigéria. Il y a donc un véritable développement du marché régional avec en parallèle le développement de l’urbanisation et des infrastructures.
Années 1970-80 (crise globale dans le Sahel) : le lac devient à nouveau un espace refuge, cette fois pour les agriculteurs et les éleveurs, car lorsque le lac est en régime de petit Tchad, cet espace est valorisé, il libère des espaces de décrue car les surfaces de marnage sont plus importantes avec des terres très fertiles (fournissant de bons pâturages et de très bonnes terres pour l’agriculture). Dans ces années là, on assiste à un afflux migratoire important qui vient de toutes les régions alentours. La population du lac et de ses rives représente en 2014 environ deux millions de personnes (c’est un des rares espaces ruraux qui a un solde migratoire positif sur 30 ans à cette latitude).
Aujourd’hui (c’est-à-dire avant l’insécurité actuelle que fait régner Boko Haram depuis 2 ans), le lac fait figure d’espace de relative prospérité. Les indicateurs de pauvreté sont nettement inférieurs dans cet espace : les gens y vivent beaucoup mieux que dans la moyenne nationale des pays qui bordent le lac Tchad (Tchad, Niger, Nigéria et Cameroun) ou que dans la moyenne des régions qui forment l’arrière-pays.
On est donc en présence d’un espace qui n’est pas issu des grandes politiques de peuplement agricole, mais plutôt d’un espace de développements économiques endogènes avec des populations qui ont mis en place des systèmes d’adaptation à la variabilité de l’hydrologie : c’est le système des 3 M :
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Multi activités : les populations sont à la fois des populations d’éleveurs de pêcheurs et de commerçants, avec des proportions qui varient entre les groupes ethniques, mais aussi selon le capital de chaque famille.
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Mobilité : ils s’adaptent à la variation des eaux en se déplaçant : quand le lac se retire, on va pêcher plus loin et inversement.
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Multi fonctionnalité : la même portion d’espace sur les rives du lac (surtout les rives Sud) peut être valorisée successivement tout au long de l’année : espace de culture en décrue, puis de pâturage et enfin de pêche au moment de la crue.
Ces systèmes se sont modernisés, intensifiés (avec les diguettes qui permettent de stocker l’eau de pluie par exemple). Ce sont aussi des systèmes qui ne montrent pas d’incompatibilité, au contraire, entre agriculture et élevage, avec la mise en place de zones de pâturage dans les marécages (les bovins pâturent désormais avec de l‘eau jusqu’à l’encolure, ce qui permet de surcroît de faciliter le défrichement de la zone par la suite).
Ces innovations n’ont pas été apportées par des institutions d’aide au développement classiques ; cependant elles ont permis d’intensifier et d’augmenter les productions (des céréales, des légumes, des poissons…)
Une production qui est également stimulée par la demande urbaine, notamment par N’Djamena et Maiduguri qui sont les deux grandes villes les plus proches : fournissent de bons débouchés pour l’agriculture du lac.
C’est un espace important pour la sécurité alimentaire de tout l’arrière-pays : elle commercialise des céréales pour un arrière-pays qui est souvent à la limite de la sécurité alimentaire et fournit beaucoup d’emplois, agricoles notamment, à l’heure même où la structure démographique de l’Afrique compte de nombreux jeunes en âge de travailler, ce qui constitue un grand défi.
Cependant, depuis 2014, la situation est toute différente : la zone est devenue une zone de guerre avec l’arrivée de Boko Haram : l’insécurité et les interdictions énoncées par les autorités des pays riverains pour lutter contre ce groupe ont interrompu la pêche, la circulation du bétail et les échanges de produits agricoles.
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Le discours : comment est né le mythe et comment il fonctionne ?
Des origines anciennes : il remonte au début du XX° siècle ; le colonel Tilho, en 1907, avait observé une grande sécheresse et craignait que le lac Tchad ne s’assèche complètement et ne remette en cause les intérêts de la France dans cette zone: à cette observation succède un article dans les Annales de Géographie (1928) sur l’éventuelle disparition du lac.
Cette peur a été réactivée sur une période plus récente pendant les sécheresses des années 70-80 : ce fut un moment très important, de grand traumatisme (on pensait réellement que le lac Tchad allait disparaître). Tout le sahel a été frappé par cette sécheresse terrible.
La science va jouer un rôle important: un article américain est publié dans le Journal of geophysical research en 2001 explique que le lac Tchad est menacé de disparition non seulement à cause de la sécheresse mais également à cause des prélèvements anthropiques pour l’irrigation, qui sont alors estimés à plus de 10km3 par an. Entre les différents états du lac Tchad, il y a des seuils d’alimentation par le Chari-Logone qui permettent de comprendre le passage d’un état à un autre. Ces 10km3 dont parlent ces scientifiques représentent la moitié des apports annuels du Chari-Logone dans la période 1994-2014, c’est donc énorme et cela aurait des conséquences spectaculaires. Cet article considère donc que l’irrigation est responsable de la disparition du lac. Ces chercheurs ont publié en 2001 et cet article est systématiquement cité, repris par la NASA (qui diffuse des montages cartographiques peu rigoureux mettant en scène la disparition du lac par des choix d’image opportuns) et par les médias. Les auteurs n’ont jamais répondu aux différentes réfutations qui ont mis en évidence un biais conduisant à une erreur d’évaluation sur les prélèvements (l n’y a donc pas de controverse scientifique sur ce sujet). Cet article fait pourtant encore référence pour les tenants de la disparition du lac. Il nourrit un discours catastrophiste à la fois sur la disparition même du lac mais aussi sur les impacts catastrophique que cette disparition engendre pour la société. La FAO par exemple tient régulièrement ce genre de discours, tout comme la Commission du bassin du lac Tchad, ou encore certains médias français, jouant implicitement d’une sorte de mauvaise conscience européenne par rapport à cette supposée catastrophe humanitaire. Des chiffres catastrophiques et fantaisistes sont publiés quant au nombre de personnes qui seraient impactées par la disparition : 30M de personnes ! Des chiffres qui vont être repris comme un leitmotiv dans bon nombre de discours institutionnels, sans que celui-ci ne soit justifié ni expliqué.
Alors comment fonctionnent les médias ?
En 2010, la France, a financé un grand événement (réunissant de nombreux chefs d’états comme Kadhafi ou le président Wade du Sénégal) qui a permis de voir se confronter les discours des chercheurs et les discours des politiques : chaque parti expose ses idées, sans dialogue constructif.
En préparation de cet événement, G. Magrin a été interviewé par une TV japonaise : après s’être fait longuement expliquer longuement la situation du lac, la journaliste lui demande de changer de discours une fois la caméra en marche, et donc d’affirmer la disparition du lac pour le discours officiel.
15 jours plus tard, G. Magrin et la journaliste se retrouvent sur les rives du lac, au mois d’octobre pendant un voyage de presse. Les journalistes ont changé de posture, car ils se retrouvent devant un lac où la crue est en train de monter, face à des paysans qui expliquent que leur seul problème actuellement c’est la possible inondation de leur maison par le lac.
Cette couverture médiatique illustre les mécanismes de boule de neige qui expliquent la mobilisation des médias : si on envoie des équipes, il faut qu’il y ait une catastrophe pour le justifier.
Cet événement illustre aussi « la mauvaise conscience européenne » : les médias sont mal à l’aise quand les chercheurs tiennent un discours opposé à celui des politiques, et ont beaucoup de mal à présenter les différents points de vue, surtout sur des sujets comme celui-ci, relativement complexes: soit c’est une catastrophe, soit on n’en parle pas.
(Cf La démocratie des crédules, 2013 : Gérard Bronner montre le cheminement des idées reçues à l’ère d’internet.)
Alors pourquoi ce discours actuel, alors que le problème est ailleurs ?
De nombreux acteurs sont intéressés par un projet de transfert d’eau depuis le bassin du Congo vers le lac Tchad, une idée qui relève d’une utopie ancienne.
En 1989, un bureau d’étude italien (dans le contexte de la sécheresse des années 80 au Sahel et du boom du cuivre du Congo) présente un projet de transfert d‘eau depuis le bassin du Congo vers le lac Tchad : transfert de 100km3 pour permettre la navigation…
Ce projet va être rééquilibré au fur et à mesure qu’il fait son chemin parmi les différents chefs d’Etats et la CBLT : le projet passe de 100 à 40km3, et aujourd’hui, on se situe entre 3,5 et 7 km3 de transfert envisagé, ce qui coûterait entre 7 et 14 milliards de dollars. C’est donc un projet extrêmement coûteux, surtout qu’on ne sait pas très bien pourquoi ce projet serait réalisé si ce n’est pour sauver le lac Tchad alors même que c’est une machine à évaporer, et que l’eau recouvrirait des zones largement cultivées et pâturées. Pour donner un ordre de grandeur, cet argent ne représente pas moins de 120 ans d’aide publique au développement, tous secteurs confondus, de la république du Tchad.
Le grand géographe africaniste G. Sautter, en 1987, explique pourquoi les projets hydrauliques exercent toujours une telle fascination, notamment sur les dirigeants politiques (ils leur permettent entre autres de se légitimer en prouvant leur capacité d’action sur la nature). Ces projets donnent également l’illusion techniciste de pouvoir régler tous les problèmes à la fois (apports en eau, intégration régionale, transports…). Enfin, ces grands projets font circuler beaucoup d’argent, sur la table (à travers les grands bailleurs de fonds) et sous la table (corruption).
Cependant, de nombreuses incertitudes accompagnent ce projet :
- environnementales (les impacts sont probablement sous estimées)
- géopolitiques (l’eau viendrait du Congo et de la Centre Afrique, 2 Etats aujourd’hui très peu stables, et peu disposés, pour le Congo notamment, à « brader » une eau « nationale »…)
- incertitude sur la rentabilité du projet.
3. Il y a une très grande diversité d’acteurs, avec des mobiles différents.
Les pays riverains :
> Le Nigéria : c’est un pays qui pèse lourd, le plus riche de la région et le principal producteur de pétrole ; mais le lac Tchad est géographiquement loin ; le centre de gravité du pays est plutôt le sud pétrolier, la question du lac Tchad ne les concernent pas beaucoup et ne sont donc pas très actifs.
> Pour le Tchad, la capitale, N’Djamena, est à une centaine de km, donc le lac apparaît comme très important. Le président actuel, Idriss Deby, après de nombreux problèmes politiques lors de son arrivée au pouvoir, a compris l’intérêt en termes d’image et de mobilisation d’aide internationale e l’environnement et a donc défendu assez fortement l’idée de la disparition du lac.
> Le Niger et le Cameroun : pour eux, le lac est très loin aussi ; pour le Cameroun il représente l’Extrême Nord. Cependant, les évolutions géopolitiques récentes ont fait changer la perception de leurs intérêts ; le Niger a implanté des puits de pétrole à proximité du lac, la zone devient donc un enjeu de stabilisation.
> La Libye depuis 2002 au moins s’intéresse à l’avenir du lac car y voit une possibilité durable d’apports en eau pour des aquifères souterrains communiquant avec ceux dans lesquels elle pompe de façon peu durable depuis quelques années : ce projet assurerait donc la disponibilité en eau de la Libye.
> La République Centrafricaine : très favorable au projet car lui permettrait d’être intégré dans le concert des nations, même s’il ne sert pas à grand-chose directement pour le pays.
> La République Démocratique du Congo, elle, est très sourcilleuse sur cette question : les Congolais ne sont pas d’accord pour donner leur eau au prétexte que le fleuve Congo a un débit très fort ; car la situation hydrique est instable ; c’est un sujet très sensible pour ce pays.
Les institutions régionales :
> La FAO : elle publie souvent des communiqués qui sont tous catastrophistes, elle finit donc par ne plus être suivie ni écoutée par beaucoup.
> La CBLT : c’est un organisme technique qui reflète la position des Etats membres, donc avec peu d’autonomie. La commission a fait un état des lieux sur les connaissances disponibles sur le lac sur tous les sujets (une expertise collégiale) : à ce moment-là, les experts de la commission ont compris les arguments des scientifiques ; cependant, le changement de discours est difficile à porter au niveau décisionnel car il entre en contradiction avec un discours politique appelant depuis des années à se mobiliser pour « sauver le lac Tchad » par le transfert des eaux. .
D’autres acteurs moins sérieux :
> Un milliardaire américain qui publie des projets futuristes, qui voudraient créer une mer intérieur… qui finance une sorte de Think Tank qui publie des documents fantaisistes.
D’autres plus influents :
> La France, depuis plusieurs années, n’a plus guère d’argent à consacrer à l’Afrique et essaie donc d’exercer une influence par des centres de recherche, mais aussi par une fonction de Think tank : cherche à entretenir des bonnes relations avec les présidents africains en finançant uniquement des projets « soft », des forums par exemple.
> Emile Malet et sa revue Passage : c’est un homme de réseau qui organise des « forums mondiaux du développement durable ». Il a été nommé ambassadeur du lac par les chefs d’Etat de la Commission après le FMDD de 2010 à Ndjamena ; il est habile à défendre la cause du lac, par une sorte de diplomatie parallèle avec une capacité d’action et d’influence importante.
> L’Agence Française de Développement est en position inconfortable car les présidents français lui demandent d’agir, mais l’argent manque ; elle finance de nombreuses études.
> S .Royale, à la COP 21, est apparue gênée par les discours des chercheurs trop décalés par rapport à ceux des chefs d’Etats africains.
> Des réseaux italiens : dans Le Monde diplomatique par exemple : Romano Prodi a plaidé pour l’action immédiate : selon lui il faut agir rapidement et ne pas seulement se contenter d’études.
De même lors de l’exposition Universelle de Milan, un événement a été organisé par des institutions de recherches publiques italiennes pour parler du lac Tchad selon plusieurs thématiques dont la contribution possible du système Italie (bureaux d’études, entreprises d’irrigation et de travaux publics, etc.) au problème.
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La « disparition » du Lac Tchad est donc un mythe ancien qui a la vie dure, mais aujourd’hui, le problème principal est devenu l’insécurité engendrée par Boko Haram, dont les groupes se sont largement « ruralisés » à mesure que l’armée nigériane parvenait à les chasser des villes. Ces groupes sont actifs autour du lac, utilisant le labyrinthe de ses îles et chenaux. La vie normale est suspendue, le commerce est quasi-impossible….
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A terme, le problème majeur est celui d’une population dans le bassin qui va être multipliée par 2,5. Aujourd’hui, il y a peu de prélèvements en eau mais si la démographie croît, la consommation en eau va nécessairement augmenter : on peut donc craindre un assèchement plus rapide. Le problème doit donc aujourd’hui se lire dans l’incertitude des ressources hydriques futures et les évolutions démographiques.
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Rôle de la recherche ? Il ne faut pas se faire d‘illusion sur la capacité à influencer les décisions politiques mais il existe tout de même des moyens de leviers ; avec des journalistes qui produisent des sujets sérieux, par des biais un peu plus techniques que les médias de masse. De plus, les messages peuvent passer notamment par les bailleurs de fonds, car ils s’engagent seulement sur des bases rationnelles compte tenu des financements importants impliqués.
Les hommes politiques ont davantage de mal à changer de discours, d’autant plus que ce discours s’ancre sur des bases anciennes. Mais aujourd’hui, ce discours est contre-productif…
Questions
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Entre expertise au service des institutions et recherche scientifique, par comparaison avec les industries pharmaceutiques, le chercheur peut-il se trouver dans des conflits d’intérêt ? des intérêts cachés pour les experts ?
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Ça arrive davantage dans les sciences dures. Pour les chercheurs, en sciences sociales, il y a peu de conflits d’intérêts. Plus au niveau individuel : on ne peut pas aller trop loin dans les critiques de ceux avec qui on souhaite travailler.
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La mer d’Aral : une comparaison possible ?
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Jusqu’à maintenant, non. La mer d’Aral, ce sont des prélèvements massifs qui ont provoqué son assèchement. Actuellement, presque pas de prélèvement pour l’irrigation dans le lac et les fleuves qui alimentent le lac Tchad, car tous les projets ont échoué. Le lac Tchad n’est pas la mer d’Aral mais il pourrait le devenir si les prélèvements en amont du bassin pour l’irrigation augmentaient. Il y a actuellement un document pour coordonner les pays, pour prélever juste la quantité tenable pour le lac (la Charte de l’eau), mais les administrations peinent à mettre ce dispositif en œuvre et demandent des projets de transfert d’eau pour un lac qui n’est pas en train de disparaître. Or, en fait d’assèchement du Sahel, depuis 1994 on observe un retour global des précipitations et de la végétation. La sécheresse au Sahel et l’avancée du désert sont devenus des lieux communs médiatiques qui empêchent de penser la réalité des problèmes.
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Les raisons à ce partage frontalier du lac Tchad ?
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A un moment, on a cru à des intérêts stratégiques, au moment de la conquête, les fleuves et la navigation ont été des points d’appuis très importants. C’est aussi une zone dynamique avec beaucoup de commerce transfrontalier. Mais on se rend compte aujourd’hui qu’il y n’y a pas vraiment d’enjeu.
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Le développement de Boko Haram est-il facilité par l’éloignement par rapport aux centres économiques ?
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Parfois, le président nigérien écrit que c’est l’assèchement du lac qui est la cause de ce développement, mais cela ne peut pas faire sens. C’est un mouvement d’origine urbaine, très lié au contexte politique du Nigéria et à son histoire, marquée par la manipulation politique de l’islamisme. En 2009, le chef fondateur est assassiné par l’armée nigériane, ce qui déclenche la fuite d’une partie de ce groupe en milieu rural, diffusant ainsi leurs actions au-delà du milieu urbain.
Ils ont racketté les éleveurs, les pêcheurs, ont attaqué les marchés…Ils ont également réactualisé petit à petit l’ancienne fonction de refuge du lac, au moment où ils étaient poursuivis par l’armée nigériane.
Depuis quelques temps, certains chercheurs considèrent que les insulaires du lac Tchad sont nombreux à s’être enrôlés dans l’armée de Boko Haram en raison des nombreuses tensions foncières. En effet, dans les années 90, on note une relative augmentation des tensions foncières dans la région car c’est une époque où l’eau du lac remonte, donc les espaces agricoles diminuent. Les autochtones se virent alors refuser leurs droits fonciers historiques, ce qui a attisé les conflits. Il existe donc un lien entre les problèmes actuels et les tensions qui existaient avant Boko Haram.
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L’état des tensions traditionnelles entre éleveurs et agriculteurs ? Et si le transfert d’eau est effectif ?
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Elles sont gérées de manière assez pacifique, du moins avant les problèmes politiques récents. La dimension nationale était très peu utilisée par les Etats, les animaux circulaient librement Mais le Cameroun a récemment bloqué l’accès à son territoire. De nombreuses tensions sont alors apparues pour les zones de pâturages car les animaux se retrouvent bloqués sur de toutes petites superficies pour des temps assez longs, ce qui peut avoir des conséquences néfastes sur les champs. On peut noter une nette dépendance des situations à l’égard de la pluviométrie de l’arrière pays : si elle est faible, la pression est plus forte sur le lac : les ressources étant très faibles dans l’arrière pays, les populations affluent en masse sur les rives du lac, ce qui peut créer des tensions.
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Utilisation d’engrais, pesticides, herbicides, qui détériorent la qualité de l’eau ?
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On pourrait l’imaginer car c’est un lac endoréique. Cependant, leur utilisation est moindre car ce sont des terres très fertiles. En revanche, l’utilisation des produits phytosanitaires est grande, les herbicides notamment car l’herbe abonde et la main d’œuvre manque pour désherber. On essaie aujourd’hui de limiter l’usage des herbicides.
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Quels types de culture ?
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Très variées : des céréales, des produits maraîchers (des pastèques, concombres..), des légumes : du maïs, du niébé, de la canne à sucre, du poivron, du riz, du manioc…
Sur des parcelles assez petites, car c’est de l’agriculture familiale et pas mécanisée. Les 15 dernières années, les Etats africains avaient de l’argent et ont donc mis à disposition des tracteurs, à destination principalement d’un réseau « clientéliste », mais ces tracteurs n’étaient pas assez puissants et ont peu duré. Avant Boko Haram, le grand projet était dirigé vers une plus grande productivité, en supprimant la multi activité avec une idéologie largement modernisatrice pour augmenter la production de nourriture en Afrique. Cependant, certains chercheurs ont montré que le système pluri actif était plus productif et plus rentable.
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Des risques sanitaires ?
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C’est un milieu humide avec du paludisme, des maladies parasitaires liées à la baignade (bilharziose) mais aussi à l’absence d’eau potable ce qui fait que les populations boivent l’eau du lac. On essaie de mettre en place un système pour avoir accès plus facilement à l’eau potable afin de diminuer ces maladies.
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Prise en compte de Boko Haram dans les discours ?
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Vient participer à ces discours approximatifs (Boko Haram serait le produit de la sécheresse), mais ce qui est plus positif c’est que cela attire l’attention sur cette région. Cela permet de motiver davantage les bailleurs de fonds à monter des projets dans la région. Cette insécurité pose aujourd’hui des problèmes importants sur plusieurs pays, ce qui fait que les acteurs sont plus enclins à agir.
Compte-rendu établi par J. Dop, Ph Piercy, revu et validé par G. Magrin.