Présentation par Dominique Royoux, professeur de géographie à l’Université de Poitiers et directeur du laboratoire Ruralités.
Ce Café Géo a eu lieu le mercredi 13 décembre 2017 à la Brasserie des Cordeliers à Albi à partir de 18h30.
Présentation problématique :
En Italie, durant les années 1980, l’accès au travail pour les femmes a permis de repenser la gestion du droit au temps et de remettre en cause le rapport entre les genres. C’est le point de départ des politiques du temps qui se sont peu à peu diffusées dans le reste de l’Europe, et très rapidement en France. Les politiques temporelles, en faisant l’articulation entre temps sociaux et territoriaux, questionnent la société. Elles se posent en alternative à l’ensemble des pratiques contemporaines de construction de la ville et apportent donc un nouvel éclairage sur les pratiques d’aménagement urbain. La prise en compte des usages différenciés dans le temps permet de redessiner de nouvelles pratiques d’investissement de l’espace dans la ville. Penser l’aménagement sous l’angle du temps permet la conception d’infrastructures qui évoluent selon les temps et les usages.
Les citoyens souhaitent aujourd’hui participer à l’élaboration des politiques puisqu’ils sont les premiers utilisateurs des services de la ville. Les politiques temporelles signent un renouveau dans l’aménagement urbain. Elles amènent aussi à repenser l’espace public. En effet, elles peuvent permettre de redynamiser certains espaces peu fréquentés. De plus, les politiques temporelles nous questionnent sur l’usage des espaces en ville. L’objectif est donc de fusionner le temps et l’espace. On peut parler de « chrono-urbanisme ». Le deuxième objectif est aussi d’aménager la ville en alliant le long et le court terme. Le développement de ces politiques permettrait d’associer à la ville une planification plus souple.
Compte-rendu :
Compte-rendu réalisé par Clémentine GATTI et Morgane THEMIOT, étudiantes en troisième année de Licence de sociologie et de géographie, repris et corrigé par Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.
Eléments de la présentation :
Dominique Royoux a toujours été géographe mais a travaillé longtemps dans une collectivité territoriale, c’est par ce biais qu’il s’est intéressé aux politiques publiques et leur rapport à l’espace en général, ainsi qu’à la question du temps qui est très vite apparue essentielle au sein des politiques publiques. Il est aujourd’hui Professeur de géographie à l’Université de Poitiers et a dirigé le service « Prospective et Coopérations Territoriales » du Grand Poitiers, et il préside l’association nationale « Tempo Territorial »[1] qui regroupe les agences des temps des collectivités territoriales. Ses recherches portent principalement sur les territoires, les innovations territoriales, ainsi que sur la caractéristique du temps.
Les phénomènes favorisant l’intérêt de la géographie du temps :
La géographie du temps ou « time geography » est assez ancienne et a débuté en Suède. Ce pays avait déjà repéré que les trajectoires individuelles laissaient une marque sur l’espace d’une manière particulière. Mais cette géographie était tombée en désuétude, elle s’est renouvelée depuis les années 2000 sous l’impact de quatre phénomènes simultanés :
- Le premier phénomène est l’avènement de l’économie des services et de son cortège de fragmentation de l’emploi notamment au sein de la grande distribution, qui génère tout un tas d’emplois fractionnés, fragmentés et atypiques. Ce sont d’ailleurs ces emplois qui ont commencé à poser des problèmes de conciliation des temps de vie pour avoir « une vie normale ». La dernière enquête emploi du temps de l’INSEE en 2010 indique que près de 40 % des actifs travaillant en France n’ont plus d’horaires réguliers 8h-12h/14h-18h, et ne sont plus capables de prévoir à l’avance le temps de la semaine suivante, notamment leur temps de travail. La prochaine enquête, sans doute en 2020, révélera une progression très nette de ce chiffre-là.
- La seconde raison est la dissociation de plus en plus grande entre l’habitat et l’emploi. Des Français actifs ou non actifs parcourent tous les jours des distances de plus en plus grandes et les distances moyennes parcourues par les Français (hors Île-de-France) ont été multipliées par trois depuis le début des années 1990. Cela a une incidence directe sur leur emploi du temps.
- Le troisième facteur important est l’accélération du temps, ce que Hartmut Rosa, philosophe et sociologue allemand, a écrit en 2010 dans son ouvrage fondamental « Accélération. Une critique sociale du temps ». Il démontre que plus l’on a de temps libre, plus on remplit notre temps libre. La présence croissante des objets connectés autour de nous accélère encore plus le remplissage de ce temps dont on pourrait profiter.
- Et pour finir, la quatrième raison du fait que le temps et son rapport à l’espace ressurgit est le rapport entre les genres. En 2001, Dominique Meda, philosophe, a sorti un ouvrage « Le temps des femmes : pour un nouveau partage des rôles » qui montre que les femmes sont les « amortisseuses temporelles ». Elles font la liaison entre les temps de vie, avec une double charge de travail, que d’ailleurs, la même enquête de l’INSEE, évoquée précédemment, démontre. Les hommes investissent 13 minutes de plus sur le temps quotidien des charges domestiques quotidiennes, mais il reste cependant encore un différentiel de 1h45 par rapport aux femmes. Cela progresse notamment grâce aux jeunes pères et aux jeunes actifs qui s’investissent plus que les générations précédentes, plus âgées.
Ces quatre facteurs fondamentaux ont bouleversé la façon de vivre ensemble, de travailler, de se déplacer, etc. Ils placent cette question de la maîtrise du temps comme une nouvelle marque des inégalités contemporaines. Il y a ceux qui peuvent maîtriser leur temps et ceux qui ne le peuvent pas. Il y a ceux qui peuvent avoir recours à des services extérieurs et qui ont les moyens de se payer des services du temps comme de multiples types de gardes, y compris assez innovantes. Dans tous les cas, ce sont fondamentalement de nouvelles marques des inégalités contemporaines, des inégalités socio-spatiales. Face à ces inégalités croissantes, à la fin des années 2000, des collectivités, la puissance publique locale, ont été interpellées sur ce terrain-là, alors qu’elles n’y étaient pas forcément préparées. Elles ont dû revoir la façon de gérer l’accessibilité, la mobilité ou bien l’organisation de l’espace selon les types de temps que ces espaces pratiquent ou recueillent.
La prise en compte de l’articulation des temps sociaux :
Il faut également prendre en compte l’articulation ou la conciliation entre les activités de jour et de nuit, avec une nuit qui, aujourd’hui, grignote de plus en plus sur les activités du jour. Les supermarchés ou les hypermarchés qui fermaient à 20h il y a quelques années ferment parfois à 21h ou 22h, voire à 23h le vendredi soir ou le samedi soir sans se soucier vraiment qu’il y ait des salariés pour rendre ce service. Ceux-ci ont évidemment des problèmes dans l’articulation de leur temps sociaux. Il y a d’autres thèmes à prendre en compte, par exemple celui de l’éclairage public qui renvoie à des problèmes – si l’on éclaire ou pas – de sécurité, de sécurisation des parcours, etc. D’après plusieurs enquêtes, beaucoup de femmes n’emprunteraient pas de parkings publics souterrains le soir, ce qui représente donc une entrave à venir pratiquer des activités culturelles. Du coup, il y a de nouvelles expressions qui apparaissent depuis le début des années 2000, notamment « articulation des temps sociaux », qui se définit par l’articulation entre le temps de travail et le temps hors travail. Le temps étant un bien privé sensible, les gens sont très réticents à l’idée de se voir imposer son temps personnel par d’autres autorités. La contrainte du temps imposé par d’autres rend sensible, fait réagir, et du coup, cela renvoie au terme de la concertation pour l’organisation des temps, et c’est là que le lien avec la citoyenneté se fait ou se fera un petit peu plus tard. Cette question-là est tellement importante que le réseau « Tempo Territorial » a réussi à peser sur des États pour faire adopter une recommandation par le Conseil de l’Europe, en 2010, sur le droit au temps. Tempo Territorial a essayé de populariser cette notion du droit au temps qui atteint cette dimension de la concertation et intégrait surtout cette dimension de l’attention apportée à cette fameuse articulation entre les temps sociaux, notamment l’articulation entre les temps de travail (pour ceux qui travaillent) et les autres temps.
C’est la même chose pour l’articulation entre le temps d’études et le temps de travail. Dominique Royoux a impulsé avec d’autres organismes, au sein de l’université de Poitiers, une étude sur le temps des étudiants et sur leurs difficultés de plus en plus grandes à concilier leurs temps d’études avec leurs temps de travail qui a beaucoup de répercussions sur le temps de repas, de la gestion associative, etc. Et donc, au final, qui se répercute sur la qualité des études tout simplement. Il faut donc reprendre cette question en amont et cela nécessite de l’approfondir.
L’origine de la politique du temps en Italie et en France :
Cette politique du temps et sa marque dans les autres pays est née en Italie aux débuts des années 1990 et de la part des femmes italiennes qui appartenaient au Parti communiste italien, qui était très dynamique au tournant des années 1990-2000. Elles s’étaient éloignées du marché du travail et elles voulaient y revenir les premiers temps de la crise qui était forte à ce moment-là. Elles ont négocié leur souhait de revenir sur le marché du travail en associant leur retour à de meilleures mobilités, à des modes de gardes plus performants, etc. Tout un arsenal de services qui conditionne l’entrée effective des femmes sur le marché du travail. C’est cette transversalité qui est importante. Le temps ne peut s’envisager qu’avec la prise en compte des connections avec les autres temps sociaux et les activités humaines qui favorisent, effectivement ou pas, ce retour sur le marché du travail. Cette mobilisation en Italie a abouti à la loi Turco, qui oblige les maires dans toutes les villes italiennes de plus de 30 000 habitants à coordonner des horaires sur les territoires dont ils ont la maîtrise, pour, par exemple, que lorsqu’un train arrive, un bus soit prévu pour assurer le cheminement, pour que les horaires des hôpitaux soient coordonnés avec les horaires des crèches, etc. Ce sont les maires qui sont responsables de cette bonne conduite de l’articulation ou non.
En France, le premier ministre Lionel Jospin était favorable dans son programme présidentiel a une bonne prise en compte du temps, mais il a perdu les élections présidentielles de 2002. Il avait annoncé, pendant les entretiens de la ville de Créteil cette année-là, juste avant les élections, que la France allait suivre l’exemple italien. Si quelques collectivités françaises font des choses – une trentaine sont membres du réseau Tempo Territorial – elles restent peu nombreuses en regard des collectivités italiennes. Il y en quelques-unes également en Espagne, en Allemagne, au Pays-Bas, en Belgique ou en Finlande. Mais en France, ces politiques typiquement transversales qui portent sur de l’humain et de la coordination d’activités humaines ont du mal à s’implanter.
Cette difficulté n’est pas exclusivement propre aux politiques du temps, on la retrouve pour les politiques du développement durable ou pour la lutte contre les discriminations, qui sont pourtant affirmées depuis longtemps comme des thématiques que devraient reprendre les collectivités, mais qui sont mal reprises, ou uniquement sur le compte du volontarisme. Il faut qu’il y ait des élus moteurs qui y croient et soient conscients que ces motifs ne sont pas de simples gadgets et qu’ils sont sans doute aujourd’hui au cœur du fonctionnement du développement urbain. La situation progresse notamment, et paradoxalement par le biais des grandes villes, car elles ont plus que d’autres des problèmes d’articulation à gérer. Rennes, Paris, Lyon, Strasbourg ou bien Lille sont dans le réseau Tempo Territorial et s’intéressent à ces questions-là.
Le cas de Poitiers et du Futuroscope :
C’est parfois un déclic qui incite des élus et les techniciens qui les accompagnent à se s’intéresser à la gestion du temps. À Poitiers, le maire de l’époque, Jacques Santrot, a été très touché par le cas d’une femme seule avec enfants qui était au chômage depuis longtemps et qui avait enfin retrouvé un travail sur le site du Futuroscope. Le Futuroscope est un parc de loisir qui a généré beaucoup d’hôtels dans sa périphérie, créant beaucoup d’emplois notamment dans le secteur de la propreté. Cette femme était employée de ménage dans un hôtel, mais celui-ci l’engageait à 6h du matin. Or, elle habitait à 15 kilomètres du site et avait donc écrit au maire pour demander que la crèche soit ouverte à 5h30 et qu’il y ait un bus qui fasse le trajet entre son quartier et le Futuroscope. Il y a tout un cortège d’emplois sur lesquels la collectivité est sollicitée sur la question du transport.
Les conséquences de la loi Aubry sur la réduction du temps de travail :
La fameuse loi Aubry (1998-2000) sur l’aménagement et la réduction du temps de travail est un phénomène silencieux qui a eu de gros impacts territoriaux. D. Royoux a fait une enquête avec l’agence régionale de l’amélioration des conditions de travail sur les protocoles de réductions des temps de travail. Beaucoup de PME et de PMI avaient été questionnées pour voir comment elles structuraient le temps de travail de leurs salariés. En général, là où les protocoles sont résumés en cinq grilles horaires pour les PME autour de 10 à 100 salariés, c’est-à-dire avec cinq possibilités de décaler la sortie du travail, celles-ci étaient passées à quinze grilles horaires en moyenne sur le bassin d’emploi. Évidemment cela déstructure complètement l’offre de transports en commun structurée depuis des années pour transporter les salariés après leurs sorties d’embauche, communes à tout le monde. Gérer quinze sorties devient un véritable casse-tête pour les compagnies de transports en commun. Ces problèmes étaient tellement massifs et de différentes natures, au tournant des années 2000, que les collectivités et plus généralement la puissance publique locale ont été interpellées, ainsi que des associations qui rendent des services publics pour ces collectivités, notamment sur les services de gardes.
La nécessaire synchronisation face aux désynchronisations :
Le premier mot pour qualifier les politiques temporelles est celui de synchronisation face aux désynchronisations. La première tâche qui revient de plus en plus aujourd’hui dans la sphère publique, sous l’égide de la sphère privée, c’est cette myriade d’individus qui connaissent des désagréments, de la désynchronisation, des disjonctions temporelles. Le premier travail auquel se sont attelés des collectivités mais aussi des collectifs divers a été de resynchroniser des horaires en fonction des principaux horaires de travail ou des flux de déplacements des habitants, des actifs et même des inactifs. La question de la coordination des horaires des commerces dans les villes moyennes, hors grandes villes, est primordiale. Il n’est pas rare que des commerces ne soient pas ouverts entre 12h et 14h, alors que les centres villes de ces villes moyennes, même si c’est de moins en moins le cas par endroit, sont de grands cœurs d’emplois. Les actifs flânaient sur leur temps de pause mais ne pouvaient rien acheter. Pour eux c’était important car beaucoup habitaient à 20 ou 30 kilomètres et c’était plus intéressant de faire les achats entre 12h et 14h, que de les faire à la sortie du travail le soir. Cette situation est la même concernant les administrations, les banques, etc. Plusieurs collectivités, plusieurs villes, ont donc travaillé sur cette simultanéité des horaires et sur cette resynchronisation des activités humaines.
Il y a deux facteurs qui reviennent toujours immanquablement. Premièrement, ce sont les mouvements pratiqués de simultanéité des activités. Quand on vient de la périphérie au centre-ville, les gens souhaitent faire toutes leurs activités (banques, courses, etc.) dans le même laps de temps. Et deuxièmement, c’est la fréquence des transports en commun. La représentation que s’en font les personnes qui veulent se déplacer en transports en commun est celle du métro parisien, qui ne peut évidemment pas être duplicable partout. Durant les années 1960 avaient déjà été inventées les cités administratives, avant d’être abandonnées. Le but était de pouvoir tout faire au même endroit. Cela a été déstructuré et déstabilisé par le zoning spatial préconisé par la fameuse Charte d’Athènes qui a produit de nombreux méfaits au fil du temps. Par exemple, dans beaucoup de villes ont été réinventés des guichets uniques à la rentrée scolaire, qui est un moment de stress temporel, notamment pour les femmes, les jeunes mamans salariées, qui, d’habitude, sont obligées de poser deux demies journées de congés pour inscrire leur(s) enfant(s) à l’école. Il est donc nécessaire de mettre, à des horaires décalés de 16h à 20h et dans des lieux accessibles, en général des centres socio-culturels des quartiers périphériques, tout ce qui compte pour s’inscrire à l’école. Ce condensé permet de faire en 45 minutes ce qui nécessitait deux demies journées. La nécessité de refaire du partenariat entre administrations, dans des lieux un peu nouveaux, revient peu à peu. A l’avenir, les tiers-lieux seront sans doute un peu les réceptacles de ces nouvelles formes d’organisation et de recours aux services et aux services publics en particulier.
L’innovation dans la gestion des mobilités :
Comment innover dans la gestion des mobilités ?
Certaines villes comme Rennes, et avec moins d’ampleur Montpellier et Poitiers, ont expérimenté le décalage des cours à l’université, qui a énormément soulagé les transports en commun. Lorsque 10 000 à 15 000 étudiants arrivaient massivement le matin à la même heure, à 8h, le décalage a produit ses effets. Un étudiant, Emmanuel Munch, a soutenu une thèse sur la manière de réguler les heures de pointe à Plaine-Commune, où environ 30 000 salariés arrivent tous les matins chez Orange ou à la SNCF, dans toutes ces grandes entreprises qui se sont installées autour du Stade de France, et qui sont toutes des entreprises où l’on peut pratiquer des horaires flexibles, notamment le matin. Malgré tout, la perte de temps persiste comme l’a montré E. Munch. Les déterminants sociaux sont plus forts et accepter des contraintes est plus fort que d’en tirer les bénéfices. Lorsque, par exemple, les hôpitaux déversent à 18h plus de 6000 employés d’un seul coup, auxquels s’ajoutent les 4000 employés administratifs des universités, tout ceci crée de nombreux embouteillages. Travailler sur la concertation entre les collectivités territoriales et les générateurs de temps, sur les décalages possibles mais aussi sur la concertation aux seins des entreprises et des administrations sur la prise en compte des contraintes extérieures des salariés est indispensable.
La coprésence au sein de l’espace public :
Le troisième axe des politiques temporelles est celui de l’organisation de coprésence dans l’espace public et dans l’espace urbain particulièrement. Comme il y a aujourd’hui de très nombreux horaires dits atypiques, l’espace public est pratiqué de manière continue. Le temps fordiste où tout le monde sortait à la même heure et pratiquait l’espace public de la même manière est un temps révolu. Des pratiques sont permanentes à l’espace public urbain de la part de tous les publics. Dans ce public hétéroclite, il y a ceux qui ont une déambulation rapide et ceux dont la déambulation est lente. Par exemple, à Poitiers, un petit conflit éphémère entre un groupe de jeunes skateurs qui occupait l’espace public et des personnes plus âgées qui avaient l’habitude de déambuler et qui ont été perturbées par ce rythme plus rapide des jeunes, a nécessité une petite médiation pour que chacun comprenne qu’il fallait respecter le temps de déambulation de l’autre.
D’une manière générale, l’augmentation des difficultés de la coprésence sur l’espace urbain a poussé à prévoir de souhaiter des calendriers d’occupation des espaces publics. Par exemple à Saint-Denis, une place a été aménagée pour que les personnes qui ont une déambulation plus lente aient un espace réservé, ainsi que les jeunes sur une autre partie de la place. Ces phénomènes d’aménagement assez inédits sont beaucoup plus fréquents dans les villes d’Europe du Nord. Séparer formellement les formes de déambulation peut paraître rigide mais parfois cela s’impose quand les masses, les densités humaines sont très importantes. Cela demande une concertation quasi permanente, et également de réaliser des études sur les usages qui sont consubstantiels à la question du temps. Ces études chronotopiques servent à voir comment un même espace est pratiqué simultanément ou selon les heures de la journée par des publics différents. L’aménagement des Halles de Paris a par exemple fait l’objet d’études chronotopiques très poussées, pour se rendre compte de temps d’affluences plus grandes que d’autres, et qui suggèrent des couloirs plus larges sur tel flux ou sur tel autre. Des études fines d’aménagements urbains sont permises par ces enquêtes. Les nouvelles politiques d’aménagements urbains doivent prendre en compte quelques catégories de problématiques par les rythmes et les temporalités. Tout d’abord sur la relation entre villes et périphéries, c’est le questionnement qui se pose aujourd’hui. La Poste, par exemple, a été la première entreprise publique / privée qui s’est posée très tôt la question de l’aménagement des horaires des guichets, de l’offre de service en fonction des demandes des usagers et de faire cette conciliation avec ses salariés. La Poste se demande s’il ne faut pas, en périphéries, ouvrir les bureaux de poste de 18h à 20h, plutôt qu’entre 14h et 16h, où la fréquentation est faible car les gens travaillent. La Poste et l’école sont les deux marqueurs de la vitalité des territoires périphériques. C’est pour le moment toujours compliqué et encore en chantier, et pas véritablement généralisé. Au-delà de cette question de La Poste, c’est toute la conception des pôles de centralités périphériques et de leur dotation d’un ensemble de services qui sont à revoir. La question du temps et de la difficulté de gérer son temps pour les populations périphériques qui sont les premières contraintes, est intéressante. Les deux catégories de populations les plus contraintes par la question des temps et de son articulation sont, d’après les enquêtes, des mères de famille salariées du périurbain qui sont en forte tension temporelle et des jeunes en insertion qui n’ont pas de moyens de mobilité et se voient offrir des emplois souvent assez difficiles à atteindre.
D’après une enquête menée par D. Royoux auprès des ressortissants de la mission locale de Poitiers sur les 16/25 ans, 30 % d’entre eux avaient refusés un emploi faute de moyen de transport ou d’une offre de mobilité suffisante. Cette enquête a conforté la création d’un parc de location de 80 scooters dans un centre socio-culturel avec une location à 2 euros/jours. Cette question des relations entre villes et périphéries, et de l’offre des services en périphérie, doit aussi prendre en compte la bonne coordination de l’accessibilité et des horaires. C’est seulement en 2012 qu’a pu être organisée la première réunion entre une autorité organisatrice de transport ferroviaire de la région Poitou-Charentes et du transporteur local de Poitiers pour coordonner les horaires. La question des temps a réactualisé la question des cheminements complets et de la coordination des horaires.
La nécessaire mutualisation et mutabilité des équipements et des espaces.
Cette question fait l’objet d’expérimentations intéressantes, en mettant l’aménagement au cœur du sujet. La mutualisation des équipements, c’est le fait de sortir de l’idée qu’à un usage correspond spécifiquement un équipement dédié, qui est la logique de la croissance urbaine des années 1970 – 2000 où un gymnase est construit pour un collège et pas pour d’autres publics. Les collectivités n’ont plus les moyens de construire autant de gymnases qu’elles l’ont fait mais ce sont aussi des pratiques qui changent. Aujourd’hui, des clubs et surtout des pratiques habitantes collectives font l’objet de demandes aux collectivités et s’estiment, parce qu’ils payent des impôts sur le territoire, qu’ils sont légitimes pour accéder à des équipements sportifs. Ces demandes sont suivies de négociations pour des questions de faisabilité. Cela pousse à un élargissement des horaires que d’autres pays ont connu. En fonction des nouveaux modes de vie, de pratiques collectives un peu innovantes, il y a une demande accrue sur les équipements qui sont pour la même pratique sous des formes différentes ou sur des pratiques légèrement différentes mais qui sont dans le même champs. Les Pays-Bas ont par exemple développé ce qu’ils appellent des « écoles-fenêtres », où toutes les écoles après le départ des élèves sont le support des cours d’adultes du soir par exemple. Elles sont ouvertes jusqu’à 22 ou 23 heures pour accueillir d’autres publics qui sont dans le champs de l’éducation et profitent des équipement (ordinateurs, matériel…). Il faut aller vers cette mutualisation des équipements et comprendre que les nouvelles pratiques vont changer le contenu de l’offre de ces équipements et conduire à une certaine mutualisation.
L’autre point est la mutabilité des équipements. Un contrat de recherche a permis à un doctorant de travailler sur le centre-ville de la ville de Niort qui se désertifiait comme dans toutes villes moyennes. Des parkings à moitié vides étaient régulièrement disposés autour du centre-ville car plus grand monde ne venait pratiquer le commerce en centre-ville. L’idée était de les transformer pour moitié en offre de commerce et donc d’inciter une partie des commerces à se déplacer sur les parkings et donc d’exercer ce processus de réversibilité des équipements. Cette expérimentation n’a pas trop abouti suite à un changement de l’équipe municipale plus intéressée par le développement de commerces très périphériques que par la revitalisation du centre-ville. Cette mutabilité des espaces est aussi finalement le résultat de ces pratiques temporelles qui changent. Les commerces périphériques des villes moyennes ont entraîné une relative désertification commerciale et de l’habitat, des centre villes. C’est en reconfectionnant l’articulation des temporalités que nous pourrions retrouver une dynamique. Il est également important de travailler sur des aménagements corporels. La ville de Dijon a expérimenté le fait de changer la localisation des bancs publics selon les saisons. Cela pourrait être anecdotique mais ça ne l’est pas : l’été, dans les quartiers de logement social de Dijon il y a beaucoup d’enfants qui jouent sur les pelouses et sur l’espace collectif et évidemment les fenêtres sont ouvertes. La cohabitation ne se fait pas toujours de manière aisée entre cette vie extérieure et la vie intérieure. En changeant simplement la localisation des bancs publics ou des espaces de jeux, qui sont éphémères pour partie, une concertation a été réussie et un vivre ensemble a été mieux articulé. Il faut donc aussi prendre en compte la question des temporalités saisonnières et articuler et prendre en compte tout le processus de temporalité, à la fois quotidienne et sur la saison. Dans le recueil des usages, il faut absolument que le jour, la semaine et le mois soient pris en considération. La place de la logistique urbaine est également tout à fait importante. À La Rochelle, une expérimentation intéressante de livraison sur des marchandises a été menée, en essayant en périphérie de ville de faire en sorte que la livraison jusqu’au point où le produit doit être livré se fasse par un transport collectif commun à différents commerces de la même rue pour ne pas encombrer les rues de camions et fourgons avec le dépôt de ces marchandises.
Et puis, la question du temps au cœur du développement urbain questionne aussi le temps du projet urbain. Des enquêtes par exemple sur le nouveau quartier de Lyon Confluence, au centre de Lyon, ont été menées pour savoir comment aménager ces quartiers et comment réussir cette fameuse complémentarité de services qui évitera des problèmes de mobilités en essayant de trouver le plus de services sur place. Ces enquêtes sont réalisées avec des riverains ou avec d’autres populations et quand les premiers habitants s’installent, il y a souvent un décalage entre ce qui a été prévu et la façon dont les gens s’approprient ces premiers services et la façon dont la gestion de la circulation, la gestion urbaine de proximité est conçue. Prétendre introduire la question du temps dans les projets urbains suppose aussi des temps de concertation réguliers avec un point fait avec les premiers habitants qui s’installent ou fréquentent ce nouveau quartier et faire en sorte que il y ait une certaine malléabilité, une certaine souplesse dans l’aménagement progressif des quartiers nouveaux, pour qu’ils correspondent à l’ensemble des actifs et des non actifs qui viennent l’occuper au lieu de constater un décalage dans l’offre de services, dans les usages, dans les horaires, dans les circulations, dans l’emplacement de l’arrêt de bus une fois que le quartier est terminé.
La question du temps est générale, transversale et est une composante indissociable de la qualité de vie. Dans les quartiers avec des logements sociaux, des personnes âgées qui ne veulent pas quitter leurs grands logements parce qu’ils ne sont pas cher les partagent aujourd’hui pour des raisons d’isolement et pour partager le loyer. Des logeurs sociaux revitalisent et repeuplent leurs grands logements vides par ce moyen-là.
Le troisième enjeu propre aux collectivités territoriales est de reconstituer des emplois du temps et générer des horaires plus compatibles avec les usagers pour améliorer leur qualité de vie. Les collectivités, mais aussi des hôpitaux ou encore des entreprises privées reconfectionnent des emplois du temps complets et continus des hommes et des femmes de ménages de propreté qui ont la double peine. Non seulement ils avaient des temps fractionnés mais comme ils ont des salaires bas, ils habitent de plus en plus loin et ne peuvent pas profiter de leur temps libre au milieu de la journée pour revenir chez eux.
La question du temps est aussi un enjeu économique et social à la fois dans la gestion des horaires atypiques et dans la gestion des parcours professionnels et des ruptures dans les parcours professionnels. Au Futuroscope, il y a 3000 emplois atypiques. C’est le deuxième pôle en France de téléservice, de centre d’appels qui fonctionnent de 6 heures du matin à 23 heures, et pour certains en continu, avec des jeunes salariés et des salaires qui ne sont pas mirobolants. De jeunes parents ont donc besoin de faire garder leurs enfants dès 6 heures du matin ou les faire garder le soir. La tension était telle que la ville, la CAF et quelques entreprises privées ont créé une association pour employer des puériculteurs et des puéricultrices qui font la garde à domicile dès 5h30 et jusque tard le soir. C’est un service qui s’appelle Temps DEM – temps des enfants à la maison – et qui est pertinent. Cette association est débordée face à la demande et embauche de nombreux puériculteurs et puéricultrices. C’est calculé sur le coefficient familial et cofinancé par la CAF qui a d’ailleurs dérogé à sa règle nationale pour cofinancer ce service-là. Même si le service n’est jamais à la hauteur de la demande, ce cas illustre la marge de manœuvre sur ces nouvelles politiques du temps qui sont au cœur de nos vies dans la société contemporaine.
Eléments du débat :
Anonyme : Pourriez-vous nous en dire plus sur la question de la santé et éventuellement sur la désertification rurale ? Et pourriez-vous nous donner les références de la thèse d’E. Munch ?
Pour répondre sur la santé, effectivement, dans les dernières enquêtes qui ont été faites, je parlais de la question de la simultanéité et de la fréquence des transports en commun en ville. C’est une question temporelle forte qui revenait. En milieu moins dense, la question de la mobilité et celle de la santé sont les deux thèmes qui ressortent. La pression est de plus en plus importante. C’est pour ça que vous voyez refleurir un peu partout des sortes de dispensaires, des maisons de santé en milieu rural qui coalisent plusieurs services de santé ensemble dans le même lieu parce que cela permet de faire des économies de moyens. Cette question est très importante. Nous venons de finir un travail pour une communauté d’agglomération qui nous a demandé, en fonction de caractères démographiques et de la façon dont les gens se déplaçaient, de positionner géographiquement des maisons de santé. Cette question est donc importante dans le milieu rural mais aussi dans les quartiers de logement social, dans les quartiers urbains sensibles. Dans une de nos enquêtes à Poitiers, un collectif de citoyens a poussé et a imposé un centre de santé qui a finalement été agréé par l’agence nationale de la santé, parce qu’on avait constaté que ce quartier était démuni d’offre de soin depuis plus d’une dizaine d’années et que les gens ne se soignaient plus alors que c’est en ville, dans un quartier de logements denses. C’est donc relié au temps. Les habitants du quartier des Trois Cités à Poitiers allaient autrefois se soigner aux urgences à l’hôpital. Or, dans l’organisation des circuits de bus, il se trouve qu’il n’y avait plus de liaison directe entre ce quartier et l’hôpital, les gens n’allaient donc plus à l’hôpital, préférant ne plus se soigner. Il y avait une espèce d’auto-censure. Le problème a émergé car il y avait 7000 habitants dans ce quartier complètement démuni d’offre de soin et on ne pouvait pas en rester là. Il y a donc maintenant un centre de santé qui fonctionne très bien avec des médecins et bientôt des infirmières.
La thèse d’Emmanuel Munch s’intitule « Mais pourquoi arrivent-ils tous à la même heure ? Le paradoxe de l’heure de pointe et des horaires de travail flexibles : enquête sociologique auprès de cadres franciliens ». Elle a été soutenue en décembre 2017 à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Les salariés de très grandes entreprises construisent un équilibre de leur vie dans la journée pour finalement préférer avoir des contraintes le matin dans les transports en commun mais ne pas être embauchés trop tard, parce que la pointe dans ce secteur là c’est entre 8 heures 30 et 9 heures 30. Ils préfèrent globalement avoir des temps de vie plus libres le soir, sortir plus tôt et profiter. La thèse distingue aussi la majorité des personnes qui préfèrent être embauchées tôt le matin avant la période de pointe, c’est à dire entre 7 h 30 et 8 h 30, ce qui est permis dans toutes les entreprises où Emmanuel Munch a enquêté. L’intérêt de dire cela, c’est que la résolution des questions temporelles ne répond pas à des injonctions mécanistes non plus, ça ne suffira pas. Il y a des déterminants sociaux. Nos vies sont pleines, sont remplies d’activités etc. C’est aussi en fonction des activités qu’on choisit tel horaire en amont pour en profiter ou ne pas en profiter et on ne réagit pas seulement en fonction de la politique affichée d’une entreprise en faveur de la dérégulation de l’embauche et des temps de travail.
Alexandre Dupuy (étudiant en géographie à l’INU Champollion) : Tous les actifs ont un certain nombre d’heures à faire. Donc si on commence un peu plus tôt dans la matinée, on finit moins tard dans l’après-midi… en fait ça casse les journées parce que le matin, la personne n’aura le temps de rien faire, et de commencer une heure plus tôt ne lui laissera pas nécessairement beaucoup plus de temps pour faire beaucoup de choses en fin de journée…
Il y a quand même des jeunes pères et mères de famille qui décalent aussi un peu pour commencer plus tard, et qui profitent des heures de santé. On revient à la santé. Ce qu’il a constaté c’est que la question de la santé est majeure. Quand on commence la journée, prendre des rendez-vous à 8 heures du matin pour son enfant ou pour soi-même, voilà, peut-être pour rentabiliser et être libre à 8 heures 30.
Laure Derénancourt (Chargée de mission politiques territoriales à la Communauté d’agglomération de l’Albigeois) : J’ai plus une réaction qu’une question. En tant que citoyenne, les politiques du temps en articulation avec l’aménagement du territoire sont des questions extrêmement importantes mais sous estimées dans les politiques publiques de par les techniciens mais aussi les élus. On aurait tendance à penser qu’il y a plus d’enjeux au niveau des grandes métropoles, pour autant, dans les territoires de villes moyennes, que ça soit Poitiers ou Albi, ce sont des questions qu’il faut vraiment saisir. Juste quelques exemples pour l’albigeois : les problèmes de fréquence de bus, par exemple quand on arrive de Toulouse sur Albi en train, c’est un peu compliqué – ou en tout cas, long – de prendre le bus. On pourrait susciter une offre de services publics un peu différenciée.
Peut-être qu’un autre enjeu sur le territoire, c’est les quartiers d’habitats sociaux de la ville. Il y en a trois dans l’albigeois. L’exemple des Pays Bas avec les ouvertures le soir n’est pas inintéressant parce que sur ce quartier, il y a des difficultés d’alphabétisation au niveau des enfants et au niveau des parents. Donc cette ouverture de l’école pour l’alphabétisation et l’usage, la pratique de la langue française est quand même intéressante. Il y a plein d’autres sujets. On revient aussi dans l’albigeois sur la politique entre l’ouverture des commerces de centre-ville et la concurrence de la périphérie. C’était juste pour donner un témoignage sur l’albigeois où effectivement il faudrait vraiment que les politiques publiques s’emparent de ces questions.
Je vais réagir de deux manières sur ce qui a été dit. La première est que, effectivement, sur l’intention des politiques, des techniciens, qui est de s’engager là-dedans, c’est aujourd’hui une période difficile parce qu’il y a une restriction des politiques publiques et on voit bien que les collectivités ont tendance à se recroqueviller sur leurs compétences obligatoires alors que même l’obligatoire aujourd’hui nécessiterait de diversifier ces pratiques sur la mobilité. C’est évident. Nous voyons bien que la pratique du bus stagne depuis 10 ans malgré les améliorations. De manière générale, c’est entre 10 % et 25 % des salariés actifs qui prennent les transports en commun et nous n’arrivons pas à augmenter ces proportions, alors qu’à Zurich, à Copenhague, et dans une moindre mesure à Paris, cette part est bien plus importante. Dans les très grandes villes qui ont des transports en commun très efficaces, nous arrivons à 40 %, mais jamais à 50 %. L’usage des transports en commun ne dépasse jamais 15% en moyenne, en dehors du problème des publics captifs (les jeunes ou les personnes âgées). Il faudrait qu’une politique publique soit capable de dire « je donne la possibilité de prendre le bus le lundi, le mardi c’est du vélo électrique, le mercredi c’est du covoiturage, le jeudi c’est de nouveau du bus, et vendredi vous allez prendre votre voiture parce que vous allez faire vos courses ce soir dans les hypermarchés ». Il y a une vraie difficulté aujourd’hui à être innovant dans les politiques publiques, en partie si on articule les temps sociaux… malheureusement aussi, beaucoup se cantonnent sur leurs compétences en ne pensant pas qu’elles soient le sujet aussi d’usages très différents à l’intérieur de chacune de ces politiques.
Sur l’accès aux services publics et notamment dans les territoires peu denses aujourd’hui, il va falloir innover, peut-être encore plus qu’ailleurs pour que la même administration puisse donner plusieurs modalités d’accès à ses usagers. C’est le cas des visioguichets. Ils marchent bien dans le milieu rural ou moins dense. Les usagers sont invités à venir dans un équipement public et le mercredi par exemple de 14h à 16h, tous les équipements publics de la ville centre située à 50 kilomètres sont connectés avec ce guichet en vidéo. Les questions se font et il y a une réponse en direct. Cela évite de faire parfois 60 kilomètres pour avoir un petit renseignement sur les impôts ou sur la CAF, la MSA, etc. Cette question du temps, c’est aussi une invitation au renouvellement de l’offre du service public. Les modalités d’accès au public doivent aussi se renouveler à l’intérieur du même service, de la même administration.
François Taulelle (enseignant-chercheur en géographie à l’INU Champollion) : En 2001, j’avais donné un sujet de maîtrise sur la constitution d’un bureau des temps à Toulouse. L’étudiant s’était donc rapproché de l’AUT, de la mairie, il y avait eu tout un travail avec ces services. Ils avaient été sensibilisés quelques mois et après, le feu est retombé. Cela montre bien la difficulté de mettre en place ce genre de choses dans une grande ville. Pourtant, il y a plein de problème à Toulouse avec notamment la saturation du métro, pour élargir les voies, etc. La deuxième question était que cette même année-là, il y avait un article de Luc Gwiazdzinski sur la ville 24h/24. Cet article est intéressant parce que je n’avais jamais compris s’il était pour ou contre la ville 24h/24. C’était assez neutre comme texte mais cette ville finalement qui serait ouverte en continu, on ne voit pas comment ça pourrait marcher dans une ville moyenne comme Albi. Il parlait plutôt des grandes agglomérations qu’il avait parcouru, la nuit je crois, avec ce plaidoyer pour la ville 24h/24. Tout de suite après, il y avait une argumentation sur les limites de ceux qui produisent justement ces services, qui doivent travailler la nuit. Je voudrais savoir ce que tu penses de ça, de cette ville 24h/24.
Luc Gwiazdzinski est pour, je crois, mais moi je suis contre la ville 24h/24. C’est un débat qu’il y a souvent entre nous. Par contre, si tout le monde y est prêt, je suis pour l’ouverture des médiathèques le dimanche parce que je ne vois pas pourquoi les musées seraient ouverts et pas les médiathèques. Je ne vois pas pourquoi une partie de l’information culturelle serait ouverte et pas l’autre. Toutes les expérimentations le montrent. Ceux qui viennent pratiquer les médiathèques le dimanche, notamment le dimanche après-midi, le font dans un contexte complètement différent, plus familial avec des jeunes enfants, etc. Les salariés l’ont bien compris, l’espace enfants et beaucoup plus fourni le dimanche que les autres jours et c’est une question de vivre ensemble que je trouve tout-à-fait intéressant.
Par contre, je ne suis pas pour la ville 24h/24 parce que ce sont des salariés qui travaillent derrière, qui sont en général mal payés sur les services, qui habitent loin et qui subissent la double peine que j’évoquais plus tôt. Est-ce qu’on a besoin que les commerces soient ouverts à 22 heures, 23 heures ou à 6 heures le matin ? J’évite de faire les courses le dimanche matin ou à 21 heures le vendredi soir. Ce n’est pas toujours facile quand on a une vie fragmentée. Le temps, c’est aussi que chacun réfléchisse sur la manière dont il se comporte et des impacts que ça a sur la vie des autres. C’est aussi ça le développement durable il me semble ! Il y a donc une éthique du temps qui me parait fondamentale. Le temps, c’est un « circuit court de la vie en société ». La question du temps touche la question de l’égalité entre les hommes et les femmes, l’égalité entre les salariés, etc. Vous comprenez tout de suite par l’action qui est mise en place la façon dont vous consommez la société. Nous faisons ce que nous voulons sur l’espace public, on veut que ça soit une oasis de décélération, un lieu de passage, un lieu animé. Je pense qu’il faut prendre conscience, grâce à l’articulation des temps, de ce que le support de l’aménagement devient. C’est comme ça que la ville sera sensible, mieux appropriée par le plus grand nombre. Je suis contre la ville 24h/24 parce que, pour le moment, il n’y a pas de régulation, de compensation discutée. C’est quand même un problème collectif que cette régulation apporte aux salariés. Dans cette ville 24h/24, comme celles au Japon, à Tokyo ou dans les grandes villes en Asie ou en Amérique du Nord, on voit qui occupe les emplois, au même salaire sans avoir de trajectoire très idéale, très vertueuse. Il était de bon ton pour certains milieux favorisés ou intellectuels de parler de la ville moderne, de l’individu post-moderne, en y associant la ville ouverte en permanence. Je crois aussi à la chrono-biologie. Toutes les enquêtes montrent que ceux qui travaillent de nuit plus de 10 ans ou 15 ans ont une espérance de vie moindre que les autres. Des études d’Eurostat à une échelle européenne faites par la fondation des conditions de vie à Dublin sont tout à fait intéressantes et montrent qu’il y a un coût humain à travailler la nuit. Quand on veut la ville ouverte, on dérégule la vie des autres, ce qui n’est pas acceptable. Je regrette que ça ne soit pas un débat collectif, en France, en Europe, sur cette question-là qui me parait majeure aujourd’hui.
[1] Site internet de l’association : http://tempoterritorial.fr/