COMPTE RENDU CAFÉ GÉO NANTES 26 MARS 2019 – L’ÉDUCATION AU VOYAGE
Emmanuelle PEYVEL, maître de conférences en géographie à l’université de Brest (UBO) a dirigé l’ouvrage L’Éducation au voyage, pratiques touristiques et circulation des savoirs. Paru aux presses universitaires de Rennes en janvier dernier, l’ouvrage se veut pluridisciplinaire. Ses différents chapitres regroupent des auteurs issus d’horizons variés : anthropologie, sciences de l’éducation, STAPS, histoire, géographie, sociologie…
L’ouvrage part de l’interrogation suivante : Pourquoi sommes-nous de plus en plus nombreux à faire l’expérience du tourisme? De fait, nous sommes passés de 25 millions touristes internationaux en 1950 à 1 326 000 000 en 2017, le cap du milliard ayant été dépassé en 2012. En 2017, ce domaine a généré un chiffre d’affaire s’élevant à 1 340 milliards d’euros dans le monde selon l’OMT.
L’espace géographique européen – où le tourisme est né – représente 51% des arrivées internationales. Cependant, le centre de gravité de la mondialisation touristique penche aujourd’hui vers l’Est. En effet, l’Asie Pacifique arrive en deuxième position en termes de recettes comme d’arrivées internationales. Les principaux facteurs souvent convoqués pour expliquer cette croissance du tourisme sont la hausse du niveau de vie et les infrastructures de transport, alors même qu’il ne s’agit que de moyens permettant de faire du tourisme, pas de causes profondes.
POURQUOI FAISONS-NOUS AUTANT DE TOURISME?
Les auteurs du livre posent comme hypothèse centrale que le tourisme est lié à l’éducation : nous voyageons pour apprendre et voyager s’apprend. Symétriquement, la mondialisation a récemment multiplié les possibilités d’apprentissage, en construisant de manière positive la mobilité, le voyage et donc le tourisme. Ce dernier peut être considéré comme une sorte de médium au travers duquel il est possible d’apprendre de soi et du monde alentour.
Pourtant, ces apprentissages ont longtemps été minorés, car la figure incarnée du touriste en Occident est souvent celle du “beauf” que l’on peut retrouver au cinéma (Patrick Chirac dans Camping, les Bronzés ou plus récemment All inclusive) ou encore dans les bandes dessinées, les séries télé, les photographies ou encore les journaux. Cette forme de racisme social est le résultat d’une démocratisation mal acceptée par des classes sociales élevées (aristocratie, bourgeoisie) qui étaient auparavant les seules à pouvoir y accéder. En effet, l’origine du tourisme se trouve dans le “Grand Tour” qui était autrefois réalisé par les classes aristocratiques, majoritairement des hommes. Réalisé à travers l’Europe, il avait pour objectif de faire apprendre les us et coutumes de l’aristocratie européenne (arts militaires, langues étrangères, divertissements mondains, etc.) afin d’apprendre aux futurs héritiers… à hériter !
C’est pourquoi les professionnels du tourisme comme les touristes eux-mêmes préfèrent utiliser les termes de « voyageur », d’ « aventurier » ou encore de « randonneur ». En effet, ces termes distinctifs mettent davantage l’accent sur les voyages hors « des sentiers battus », plutôt que sur des pratiques similaires à tant d’autres…
Mais l’idée qu’apprendre est un privilège de classe n’est scientifiquement pas tenable, car il relève d’un jugement de valeur : toutes les classes sociales apprennent, et non seulement les plus riches. De ce fait,, le tourisme amène à relativiser l’importance de l’école dans la formation tout au long de la vie de chacun. même si les universitaires ne sont pas toujours enclins à accepter cette idée.
Les sciences de l’éducation révèlent ainsi qu’il existe des modalités variées d’apprentissage lorsque nous faisons du tourisme, comme le démontre Gilles Brougère dans l’ouvrage. La volonté de “voir pour de vrai”, d’expérimenter par le corps ce qu’on a vu à la télé, ce qu’on a lu ou entendu, est une modalité centrale du tourisme, se manifestant aujourd’hui à travers la pratique du selfie par exemple. L’essentiel en effet n’est pas forcément de prendre en photo ce qu’on visite, mais de se prendre soi-même en train de visiter (visuel n°1). On retrouve également comme modalité d’apprentissage la participation, le fait de goûter (avec la gastronomie), de guider, ou encore de jouer comme en témoigne la mise en place d’applications digitales, d’escape games, de courses d’orientation ou de chasses aux trésors.
Preuve que les touristes sont des acteurs compétents de leurs mobilités et partagent leurs savoirs, l’économie du commentaire est devenue aujourd’hui très rentable sur internet, via des plateformes telles que AirBnb ou encore TripAdvisor. Ces sites ne possèdent rien, et ne vivent finalement que de l’échange de compétences, de savoirs, d’adresses faisant du touriste un autodidacte. Ce statut lui confère cependant moins de légitimité aux yeux de certains, aucun diplôme permettant la reconnaissance de telles compétences.
APPRENDRE À VOYAGER
La démocratisation du tourisme a été de pair avec la mondialisation. Or, voyager s’apprend et nécessite de nombreuses compétences telles que se repérer, s’orienter, gérer un budget, négocier, résoudre des problèmes, prendre des décisions, parler une langue étrangère, apprendre à conduire, à monter à cheval, à skier, etc. etc. En parallèle du développement du tourisme s’est développée la miniaturisation, car il s’agit de faire beaucoup avec peu lorsqu’on devient mobile. C’est ce qui explique que nos smartphones remplissent aujourd’hui tellement de fonctions, en plus de celles simplement de téléphoner : montre, réveil, GPS, carte bancaire, boussole, lampe de poche, accès à internet, etc. L’acquisition de ces compétences peut être soutenue par certaines institutions telles que l’Église, les mouvements de scoutisme ou encore l’État avec les classes de neige ou le dispositif VACAF (dispositif d’aide aux vacances). Des associations se mobilisent également, comme le secours populaire, avec la journée des oubliés des vacances (Visuel n°2, source : https://www.secourspopulaire.fr/journee-des-oublies-des-vacances). La sphère familiale reste socialement la plus discriminante : elle donne le goût du voyage, éduque au regard et apprend à profiter pleinement de l’altérité ressentie en voyage C’est pourquoi, il est aussi crucial de soutenir le départ en vacances dès l’enfance, car le tourisme nourrit incontestablement l’émancipation à cet âge, comme le montre dans le livre Laurence Moisy en étudiant la liberté accordée aux enfants dans des campings français.
VOYAGER POUR APPRENDRE
En d’autres termes, on bronze rarement idiot. Par exemple, les vacances sont un instant propice à l’apprentissage de nouvelles compétences comme le ski ou la nage. C’est aussi l’occasion d’améliorer des compétences disciplinaires comme c’est le cas avec les séjours linguistiques, qui permettent de se perfectionner dans une langue. Ainsi le tourisme peut être perçu comme un agent de vulgarisation. , permettant de transmettre des connaissances. C’est le cas par exemple avec le tourisme dit scientifique. En effet, il existe aussi une continuité entre les connaissances scientifiques et touristiques comme l’explique David Dumoulin dans l’ouvrage à partir du cas d’’étude de la station biologique de Chajul dans le Chiapas au Mexique, où certains membres de la population locale ont d’abord travaillé pour les scientifiques (en tant que guide, cuisinier, etc.) avant de valoriser ces savoir-faire en les reconvertissant dans la sphère touristique.
Autre cas de figure : le tourisme social, forme de tourisme financé par un organisme social, , comme le montrent dans l’ouvrage Luc Greffier, Elodie Brisset et Isabelle Siron au sujet de l’opération Sac Ados en Aquitaine. Elle permet à des jeunes de financer des projets, autorisant, au-delà du simple voyage, de travailler sur certains problèmes liés au quotidien et ainsi favoriser l’indépendance et l’autonomie des jeunes.
QUELLE EST L’UTILITÉ D’UN APPRENTISSAGE RÉALISÉ DANS UN CADRE TOURISTIQUE?
Finalement le tourisme est très utile, et peut permettre à ses pratiquants de mieux répondre aux injonctions d’un capitalisme mondialisé. En effet, rendre compte de ses expériences touristiques, c’est finalement montré autrement sur son CV que l’on est adaptable, polyglotte, mobile et agile… Autant de compétences de plus en plus recherchées.
C’est ce que montre en particulier dans l’ouvrage Alizée Delpierre à propos du tourisme humanitaire organisé par des agences de voyage spécialisées. Prisées en particulier par de jeunes anglo-saxons soucieux d’intégrer des universités cotées, ces expériences leur permettent de montrer qu’ils sont généreux malgré leur classe sociale aisé d’appartenance, à même d’aider dans des pays pauvres et de s’adapter à des conditions de vie difficiles. Pourtant, ces voyages peuvent avoir des conséquences dévastatrices auprès des populations locales, notamment dans les orphelinats où les bénévoles se succèdent à un rythme effréné, expliquant alors l’intervention d’ONG.
À l’échelle locale, les compétences acquises en situation touristique peuvent également être très utiles, car elles permettent de faire valoir son droit au lieu: c’est par un statut initial de touriste que l’on construit également un attachement à certaines destinations, en particulier lorsqu’on y revient régulièrement depuis l’enfance. C’est ce qui explique que l’on puisse ensuite se mobiliser pour prendre la défense de ce lieu à l’occasion d’un projet contesté ou lorsque cette destination est menacée d’un point de vue environnemental. Les surfeurs sont par exemple devenus de véritables acteurs politiques dans certaines régions, impliqués concrètement dans des opérations de maintien de plages propres. C’est notamment ce que montre la dernière partie de l’ouvrage, consacré à la protection de l’environnement.
QUESTIONS / DÉBAT
- Le tourisme alimente aujourd’hui des formes de citoyenneté mondiale. C’est aussi en voyageant que l’on prend conscience de la fragilité de la planète et des inégalités qui la traversent, que l’on relativise certains codes culturels, et que certains finissent finalement par se réclamer citoyen du monde plutôt que d’un pays.
- L’apparition du “slow tourism” prend le contre-pied du “junk tourism” lequel se caractérise par une consommation prédatrice des ressources en proposant des produits à très bas coûts. Les compagnies aériennes low cost en sont représentatives. Partant du principe que l’aventure peut être au bout de la rue, le slow tourism propose plutôt de découvrir l’altérité près de chez soi, de connaître autrement ses voisins et son quartier, d’être plus éthique dans sa consommation.
- Le tourisme reste globalement une mobilité de riches pour les riches et entre riches.
- Le tourisme vert (au Costa Rica par exemple), n’est-il pas un paradoxe en lui-même?
- On assiste à certains phénomènes anti-touristiques suite à des conflits avec des populations locales comme à Barcelone. Dans ce type de situations, ce n’est pas le tourisme en soi qui pose problème mais la façon dont il est géré. On peut illustrer ce phénomène avec certains quartiers de grandes métropoles qui, prisés par les clients Airbnb, ne sont plus accessibles aux populations locales plus pauvres, qui doivent alors se résoudre à vivre dans des quartiers plus excentrés En ce sens, le tourisme peut participer à des logiques de gentrification, de privatisation de l’espace et de ségrégation socio-spatiale.
Rédigé par Clara Hidoux-Le Hénaff, relu et révisé par Emmanuelle Peyvel.