Le 1er février 2013 en soirée, l’établissement « le 9 bis » a accueilli le premier Café géographique stéphanois. Cette manifestation marquait la fin d’une journée d’étude dédiée à la géographie des frontières1, et invitait à une réflexion au-delà des salles de conférences et des rassemblements organisés, autour de la question suivante : peut-on souhaiter la disparition des frontières ? Animé par François Arnal (professeur en Lettres Supérieures au Lycée Claude Fauriel), ce café géo clôture un débat plus vaste consacré à la géographie et à la géopolitique des frontières : « Les frontières et les espaces frontaliers : objet d’étude géographique et géopolitique ».

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Si de nombreux sujets ont été abordés pendant la journée2, François Arnal a proposé aux intervenants de poursuivre le débat dans une salle comble. Les débats entre les intervenants et le public, mais aussi entre les intervenants eux-mêmes ont permis de montrer des divergences d’opinion. Comme l’a énoncé plus tôt dans la journée Philippe Rekacewicz, « on peut tous aller voir une frontière, mais on n’y voit pas la même chose ». François Arnal rappelle que si les avis divergent, c’est parce que la définition même de frontière est ambiguë, et que certains espaces de conflit sont sujets à certaines tensions, autour du tracé, du statut et de la matérialisation des frontières. Tout cela complique la vision extérieure que nous portons sur les frontières. Les notions de limites, de territoires, de conflits mais aussi de gestion, d’échanges et de relations humaines sont à prendre en compte pour (re)penser les frontières et les espaces frontaliers. Cet objet géographique « classique » est au cœur de très nombreuses publications ces dernières années, tant la question est d’une actualité brûlante. C’est pourquoi, pour ce café géo, François Arnal a invité trois intervenants aux parcours différents, qui tous abordent la frontière par ses dimensions spatiales, mais en ont, par leur métier, une approche différente : Philippe Rekacewicz (cartographe au Monde diplomatique, animateur du blog Visions cartographiques), Bénédicte Tratnjek (géographe, IRSEM, animatrice du blog Géographie de la ville en guerre) et Luisa Pace (journaliste, spécialiste de géopolitique).

Philippe Rekacewicz lance le débat en rappelant tout d’abord la nature de la frontière. Elle est, souligne-t-il, émotionnelle dans l’idée où elle représente une marque d’appartenance. Il propose alors de lancer la discussion par une question apparemment « simple », qui en réalité révèle la complexité de la frontière, entre ligne politique, réalité matérielle et dimensions idéelle : peut-on imposer une frontière à l’Autre ? Est-ce vraiment un besoin de délimiter ainsi les territoires ? La frontière est la condition qui paraît nécessaire pour définir une communauté, la regrouper, voire la protéger. Mais, s’il s’agit de la protéger, il s’agit alors de se demander : de quels dangers ? « Le monde s’est sanctuarisé par les politiques migratoires » souligne le cartographe, qui appuie sa démonstration par les cartes qu’il a produites pour L’Atlas du Monde diplomatique : « L’Europe au cœur du monde sanctuarisé ». Ainsi, les frontières ouvertes de l’espace Schengen ne font que renforcer les frontières extérieures de l’Europe : la production d’espaces interdits ne s’instaure pas sans conséquences politiques mais surtout humaines (politiques de reconduite à la frontière, augmentation des « victimes migratoires » contraintes à emprunter des chemins plus périlleux pour tenter de passer les postes frontières ou check points, attente et peur d’être expulsé en lieux de rétention…). La question est donc avant tout un débat géopolitique !

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« Les deux visages de l’espace Schengen »
© Philippe Rekacewicz, 2012.

Bénédicte Tratnjek commence son propos en revenant sur la question à laquelle François Arnal a invité les trois intervenants à réfléchir : « peut-on souhaiter la disparition des frontières ? ». Face à un aussi vaste sujet, elle s’est d’abord posée non comme doctorante en géographie qui analyse des espaces frontaliers et des frontières vécues dans des espaces post-guerre, mais comme individu. Ce qui fait frontière pour chacun peut être rassurant. Elle invite l’auditoire à penser les frontières de manière multiscalaire avant de donner un sens « moral » à ce qui fait frontière. Lorsque nous fermons la porte de notre espace domestique, nous faisons frontière entre les territoires de l’intime et l’extérieur. Sauf cas extrême, tel que les espaces communautaires des sectes (et encore la frontière entre l’espace domestique communautarisé et l’extérieur est-elle encore plus fermée, plus marquée, plus théâtralisée, même si elle ne se pose plus à l’échelle de la famille, mais à l’échelle de toute la secte), nous fermons tous notre porte, et même vérifions qu’une personne extérieure à l’espace domestique ne pourra par y pénétrer. Cela ne signifie pas pour autant que l’espace domestique ne permet aucun flux : la porte nous protège, et par effet de seuil nous permet de ne faire pénétrer dans l’espace domestique que les personnes que nous autorisons à franchir la frontière territoires de l’intime / extérieur. La frontière est bien un vécu : nous avons tous « nos » frontières et nous les pensons comme des barrières nous protégeant de l’extérieur. Bénédicte Tratnjek fait alors remarquer que les États procèdent de la même manière : la frontière interétatique permet de sécuriser le territoire étatique, de produire un effet de seuil permettant une sélection des flux. Peut-on souhaiter la disparition de toutes les frontières, à toutes les échelles ? La frontière ne peut-elle n’avoir qu’un effet barrière entravant les mobilités et les échanges ? Bien évidemment, le cas des eurorégions permet de revenir sur cette approche de la frontière comme « intrinsèquement » négative, en produisant non plus des espaces frontaliers côte à côte, mais des espaces transfrontaliers qui construisent leur dynamique ensemble. Les frontières sont un produit politique, et les ouvertures/fermetures des frontières sont le reflet de leurs idéologies spatiales. Mais, travaillant notamment sur la géographie du droit d’asile, Bénédicte Tratnjek invite l’auditoire à questionner cette sélection des flux par la frontière. Les mobilités sont un droit humain reconnu par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Et c’est bien la « sélection » produite aux frontières qui pose problème, tant elle est aujourd’hui sanctuarisation des « Nords » comme l’a dit Philippe Rekacewicz, et non plus seuil. Ce renouveau du contrôle de la frontière dessine une nouvelle géographie des mobilités comme droit humain.

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« Six exemples d’effets frontières »
Source : Jean-Pierre Renard et Patrick Picouet, 1993, « Frontières et territoires », La Documentation photographique, n°7016.

Bénédicte Tratnjek souhaite revenir sur les propos et les cartes de Philippe Rekacewicz autour des politiques migratoires imposées par les « Nords » qui sanctuarisent le monde. Le « mythe de l’invasion » est un fantasme spatial, qui nous « formate » à nous représenter l’extérieur comme une menace. Ce mythe se traduit tant dans les discours politiques que dans le traitement médiatique de la question des migrants, « formatée » par cette idée d’une « invasion » de l’Europe ou des Etats-Unis par les migrants Aujourd’hui l’asile se fait majoritairement de proche en proche, ce qui se traduit par des flux de Sud en Sud et non comme on pourrait le croire jusque dans les pays du Nord3. Ce fantasme spatial est pourtant particulièrement répandu (malgré les travaux de chercheurs spécialistes en études des migrations qui en soulignent tous l’exagération) et formate nos représentations sur la migration comme « menace ». Les conflits de représentations aveuglent la vision objective que nous devrions nous faire des migrations car il ne faut pas oublier que « l’Histoire du monde est faite de mouvements ». C’est, par ailleurs, un paradoxe spatial : dans un monde où nous sommes de plus en plus mobilitaires, les mobilités sont mises en valeur, la vitesse a laissé place à l’accélération. Pour certaines populations, cette injonction à la mobilité est vécue comme une contrainte spatiale, voire comme une violence par l’espace. Pourtant, cette société mobilitaire est très sélective, puisque dans le même temps, les mobilités des populations perçues comme « indésirables » sur un territoire deviennent des « interdits ». Rappelons que les mobilités sont considérées dans la Charte des Nations unies comme un bien commun mondial, et donc comme une valeur positive qui devrait être accessible à tous. Pourtant, les frontières sont devenues le lieu de ce paradoxe spatial : la même frontière est ouverte aux uns, fermée aux autres.

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« Mourir aux portes de l’Europe »
© Olivier Clochard et Philippe Rekacewicz, 2012.

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« Frontière Etats-Unis/Mexique : une fracture humaine et économique »
© Philippe Rekacewicz, 2009.

Luisa Pace intervient alors pour donner l’exemple des « printemps arabes » durant lequel l’Italie a renforcé excessivement ses frontières pour se protéger de l’afflux de migrants sans tenir compte du danger qu’encourraient ces populations à la recherche d’un refuge. La petite île de Lampedusa a accueilli de nombreux migrants tunisiens en 2011, motivant, par exemple, un voyage du président italien Silvio Berlusconi en visite en Italie en 2011 pour « mieux lutter contre cette immigration » selon ses propos4. L’immigration clandestine en Italie n’était en rien un phénomène nouveau, mais s’est accélérée au cours de ces dernières années avec les « printemps arabes ». Les frontières italiennes ne sont pas seulement des frontières étatiques, elles sont aussi des frontières de l’Union européenne. L’île de Lampedusa fait l’objet depuis longtemps de débarquements de migrants clandestins. Beaucoup de Tunisiens y sont arrivés quand, suite à la chute du régime en Tunisie, on ne savait pas encore quel régime se mettrait en place après la révolution. Aujourd’hui, Lampedusa, île qui fait frontière pour l’Union européenne, accueille à nouveau une majorité de migrants économiques, mais l’afflux de réfugiés politiques se poursuit. Aucun « tri » n’est fait entre les demandeurs d’asile (au nom de la sécurité humaine comme droit de l’homme) et les migrants clandestins qui cherchent à atteindre l’Europe comme el dorado. Tous sont, au moment où ils arrivent à Lampedusa, c’est-à-dire au moment où ils franchissent la frontière de l’Union européenne, perçus et traités comme clandestins. Il y a donc souvent une certaine confusion dans nos représentations des migrations, ce qui « formate » notre vision archétypale des frontières qui – à cause un danger éventuel, fantasmé, caricaturé – doivent être fermées, protégées, et surveillées.

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« Autoroute de l’ “Internationale insurgée” »
© Philippe Rekacewicz, 2012.

DÉBAT

1/ Peut-on revenir sur l’aspect « naturel » de la frontière ? Avec les nombreux exemples actuels, on peut en effet se demander si elle n’est pas seulement politique.
Bénédicte Tratnjek signale que les frontières « naturelles » n’existent pas : elles sont toujours un tracé politique. Si ce tracé a pu s’appuyer, comme légitimation, sur des éléments topographiques tels que les fleuves, c’est parce qu’il y a eu décision politique. Le Rhin fait frontière, mais pas la Garonne, le Rhône ou la Seine : c’est par l’histoire que certains éléments naturels sont devenus des limites politiques. Si le mythe de frontière « naturelle » est depuis longtemps contesté, il n’empêche qu’aujourd’hui il reste au cœur de projets géonationalistes, appuyant des idéologies territoriales. Parallèlement, l’idée de « frontières artificielles » reste tenace dans la dénonciation de certains tracés ou du statut de certaines frontières, alors même que toutes les frontières étant le produit du politique, elles sont « intrinsèquement » artificielles, y compris celles qui ne sont pas contestées. Comme l’écrivent les géographes Emmanuel Gonon et Frédéric Lasserre, « le concept de frontière artificielle n’est plus tellement usité dans cette opposition binaire à la catégorie des frontières naturelles. Pour autant, sa fortune a persisté, mais sa signification a glissé. […] La “frontière artificielle” suppose un mauvais tracé, un tracé le plus souvent imposé de l’extérieur à des populations vaincues, un tracé répréhensible parce qu’il ne “tient pas compte des héritages historiques et culturels” »5.

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2/ Mais qu’en est-il des populations nomades ?
Philippe Rekacewicz précise que la pratique du nomadisme n’est pas tolérée par les frontières. De plus, en ce qui concerne les frontières « naturelles », un glacier par exemple, peut fondre et ainsi causer des litiges frontaliers (ce sera sûrement le cas du glacier de Sianchen au Cachemire6 situé sur une zone revendiquée par le Pakistan mais dont l’Inde s’accapare le contrôle).

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« Inde, Chine, frontières croisées »
© Philippe Rekacewicz, 2006.

3/ Est-il possible de dessiner des frontières qui seraient non-politiques ?
Philippe Rekacewicz répond que la frontière peut être aussi un accord entre les groupes qui s’accordent sur l’usage d’un même espace. Elle peut constituer un lieu de transition, et pas seulement une ligne de fracture.

Luisa Pace souligne également que la frontière peut être humanitaire. A Belfast, par exemple, il reste des traces des tensions entre catholiques et protestants (peintures murales).

Bénédicte Tratnjek évoque ensuite la différence entre frontières-lignes et frontières-zones. En effet, selon elle, si aujourd’hui la frontière politique est une ligne (de par son tracé et son statut juridique), on ne peut restreindre la dimension spatiale de la frontière à la seule ligne : frontière-couture, elle produit une zone frontalière, un espace transfrontalier dynamique ; frontière-coupure, la frontière-ligne sépare des espaces frontaliers bien distincts, mais chacun se construit par cet effet de fermeture. Dans tous les cas, la frontière est un construit politique, un aménagement humain. Il n’y a pas un effet-frontière, mais des construits en fonction du rôle, de la valeur et de la représentation donnés à la frontière (défensive, intégrée, …). Si les instances internationales pensent aujourd’hui le partage du monde par des frontières-lignes, cela n’a pas toujours été le cas : les marches sont l’exemple le plus emblématique de frontières-zones. Par-delà cette dimension par le tracé et le statut politiques, la « frontière-zone » n’a pas disparu, et permet notamment de penser les projets transfrontaliers (parcs nationaux, réseaux routiers…). L’exemple des eurorégions montre combien penser non plus l’aménagement de la frontière comme séparation, mais comme « couture » (c’est-à-dire par l’ouverture et la coopération de part et d’autre de la frontière) produit des espaces transfrontaliers communs (et non plus des espaces frontaliers situés « côte à côte » et séparés par une frontière).Par l’externalisation des politiques migratoires européennes (qui « déplacent » le contrôle de leur frontière aux frontières de leurs voisins : par exemple, l’Union européenne « délègue » le contrôle des flux clandestins au Maroc, chargé de gérer les entrées sur son territoire, notamment par la frontière au Sud du Maroc), la frontière de l’Union européenne ne sont plus des rrontières-lignes, mais deviennent des frontières-zones, c’est-à-dire des espaces transfrontaliers aménagés par les politiques migratoires européennes. Les frontières sont ainsi des dispositifs spatiaux contradictoires. Ce sont peut-être les murs qui permettent le mieux d’illustrer cette idée : si les peacelines en Irlande du Nord (Befast, Londonderry/Derry) ont été pensées et (re)présentées comme un « urbanisme de paix », force est de constater que la pacification n’est permise que par une distanciation extrême entre les populations. Le mur matérialise, dans ces villes divisées, un impossible « vivre-ensemble », et impacte les pratiques spatiales quotidiennes. La démarcation devient alors paysage et pratique spatiale. D’autres exemples sont évoqués : à Bagdad, les « murs de la paix » ne sont pas restés longtemps ancrés dans les territoires du quotidien : contrairement à l’Irlande du Nord, ils ont été rapidement démantelés. Pensés comme sécurisation, ils s’ancrent pourtant dans des logiques de distanciation par-delà leur matérialité, et restent ancrés dans les pratiques spatiales, tout comme dans l’imaginaire des habitants. Dans ces villes en guerre, les frontières qui sont produites par/pour le conflit témoignent de ce paradoxe spatial que constitue la frontière.

Cette approche par les murs-frontières dans les villes en guerre fait écho à de nombreux murs-frontières qui se multiplient aujourd’hui de par le monde. Le cas des Corées est, ainsi, abordé par Philippe Rekacewicz. L’exemple est emblématique : cette frontière entre les deux Corées est le fruit d’un conflit. Et pourtant, ce qui sépare la Corée du Nord et la Corée du Sud n’est pas véritablement une frontière mais bien une ligne de cessez-le-feu. Cette ligne, certes en proie à de nombreuses tensions (trois lignes de défense, présence d’un No Man’s Land), présente cependant aujourd’hui un aspect touristique. Cette mise en scène de la frontière relève d’une théâtralisation et attire ainsi l’œil extérieur, alors même que le conflit entre les deux territoires demeure intense.

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La division de la Corée
© Philippe Rekacewicz, 2006.

4/ Les frontières ne prennent-elles alors un sens seulement en temps de conflit ?
Bénédicte Tratnjek insiste sur le fait que la frontière n’est pas nécessairement conflictuelle : mais elle reste une réalité politique, économique ou culturelle. Les frontières peuvent, au contraire, devenir des espaces dynamiques et structurer des échanges particulièrement intenses entre deux territoires. Le cas des eurorégions est emblématique de cette volonté du politique de faire avec la frontière, de produire des espaces transfrontaliers où l’effet frontière est marqué par l’ouverture. Impossible de ne pas évoquer le cas de la frontière entre la France et l’Allemagne, longtemps ligne de défense entre deux pays « ennemis », qui est devenue, par la construction européenne et par la volonté des États, une ligne politique structurant et dynamisant des échanges transfrontaliers qui ont replacé cet espace transfrontalier au cœur de l’Europe. En somme, « le sens de la frontière est celui que le politique lui donne ».

5/ L’auditoire pose alors la question de l’aspect identitaire et culturel des frontières.
Luisa Pace précise que les populations ont souvent peur de l’invasion culturelle de « l’Autre ». La frontière est à la fois protection et matérialisation de la méconnaissance de « l’Autre ».

Bénédicte Tratnjek rappelle ainsi que les débats autour de l’immigration en Europe sont fortement impactés par cette peur de « l’Autre », par cette peur d’une « invasion migratoire ». Il s’agit bien d’un fantasme spatial : beaucoup de chercheurs ont depuis longtemps montré que l’asile se faisait de manière privilégiée de proche en proche, c’est-à-dire que la très grande majorité des flux migratoires se concentrent au dans les « Suds ». Mais la méconnaissance, voire la peur de « l’Autre », et le traitement médiatique de la question migratoire (y compris celle du droit d’asile, qui relève de la sécurité humaine comme droit de l’homme) produisent des représentations très faussées, qui impactent les durcissements des politiques migratoires des « Nords » (c’est autant le cas de la politique migratoire étatsunienne que celle de l’Union européenne). A l’échelle des territoires du quotidien, cette peur de « l’Autre » produit également des spatialités marquées par la différenciation et la distanciation. Des frontières vécues émergent, voire se matérialisent (par les murs notamment, mais aussi par l’utilisation de marqueurs spatiaux tels que les tags, les graffitis, les drapeaux…). Cette traduction spatiale de la différenciation produit des territoires identitaires excluants, et les frontières vécues s’inscrivent dans les pratiques spatiales des habitants « ordinaires ». Ce repli sur « soi » se lit donc à toutes les échelles. Les frontières sont donc des dispositifs spatiaux contradictoires, perçus comme protection, produits de processus de différenciation et d’une géographie de la peur, qui renforcent la méconnaissance, voire dans des cas de conflits la haine de « l’Autre ». Cette géographie de l’enfermement permet de rappeler que les frontières ne sont pas « naturelles » (auquel cas on pourrait se demander pourquoi tel fleuve – le Rhin par exemple – a fait frontière, tandis que tel autre – la Garonne – n’a pas fait frontière) : la frontière est politique qu’elle soit frontière-coupure ou frontière-couture. Elle est avant tout la traduction spatiale de l’idéologie spatiale du politique.

6/ La dernière intervention de l’auditoire questionne la dimension économique de la frontière.
Pour Luisa Pace, quand une crise économique s’opère, les régions les plus riches ferment leurs frontières. Cet égoïsme a encore un lien avec la peur chimérique de l’invasion du territoire par « l’Autre », comme menace identitaire, mais avant tout économique. Le social et la vulnérabilité des territoires d’accueil sont souvent mis en avant dans les discours politiques prônant la fermeture des frontières comme protection.

Bénédicte Tratnjek ajoute qu’il y a toujours une part économique dans la question de la frontière : il existe clairement une économie de la frontière. Là encore, le cas des murs frontaliers est emblématique : les lobbyings dans le secteur des travaux publics impactent fortement les décisions politiques. Les analyses sur « l’économie du mur » ont montré l’impact des firmes transnationales qui vendent de la sécurité territoriale par la construction du mur. Aujourd’hui, le mur est un marketing spatial pour des États qui se perçoivent comme menacés par une « invasion » migratoire et/ou par une crise économique. Le contrôle des frontières est, lui aussi, un business très rentable. Les enjeux économiques impactent directement la représentation des frontières et de la « nécessité » de leur contrôle, par le biais de puissants lobbyings. La dimension économique permet également de confronter la fermeture des frontières, telle qu’elle est mise en scène, théâtralisée, par les États, et sa réalité : la mise en scène actuelle de la fermeture de la frontière Etats-Unis/Canada (moins célèbre que le mur Etats-Unis/Mexique, mais peut-être encore plus frappante que cette dernière, dans la mesure où l’on imagine difficilement une « invasion » migratoire canadienne vers les Etats-Unis !) depuis le 11 septembre 2001 (qui, dans cette perspective, peut-être pensé comme un « événement spatial » dans la mesure où son impact a produit de nombreuses manières de (ré)aménager l’espace, et ce à plusieurs échelles), notamment dans les villages-frontières où se multiplient les marqueurs spatiaux (panneaux d’interdiction ordonnant – là où quelques années auparavant ils suggéraient seulement – de se présenter aux services de douane), montre bien ce que la philosophe étatsunienne Wendy Brown dénonce : la fermeture de la frontière et surtout la théâtralisation de sa matérialité (dont le mur est la figure la plus emblématique) ne sont pas les signes du retour de l’État-nation, mais bien au contraire le signe de son délitement.

En guise de conclusion, Philippe Rekacewicz revient sur la problématique de l’ouverture des frontières aux peuples nomades. Ces peuples (parmi lesquels une partie des Rroms en Europe occidentale, le peuple Sami en Europe du Nord…) dont la culture nous est finalement peu connue n’ont pas la possibilité de se déplacer selon leurs choix de vie. Leur libre circulation demeure à ce jour aliénée par la présence des frontières qui leur est imposée.

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« Les Roms, un peuple européen »
© Philippe Rekacewicz, 2010.

Plus généralement, l’ouverture des frontières se résume-t-elle à une « bonne » initiative humanitaire, économique et politique ou reste-t-elle une utopie qui ne permettra pas de résoudre les problèmes qui se posent à son sujet ?

Compte rendu de Léna Faury,
élève en hypokhâgne au Lycée Claude Fauriel de St-Etienne (Loire)

Relu, corrigé et amendé par Philippe Rekacewicz et Bénédicte Tratnjek.

Autour de la journée d’études Les frontières et les espaces frontaliers : objet d’étude géographique et géopolitique :

1 Voir le dossier « Frontières » sur le site des Cafés géographiques.
2 Voir le programme de la journée.
Accéder aux enregistrements audio des interventions de :

 

3 A ce propos, voir l’ouvrage : L’asile au Sud (sous la direction de Luc Cambrézy, Smaïn Laacher, Véronique Lassailly-Jacob et Luc Legoux, 2008).
4 Luisa Pace, « Berlusconi et le problème des migrants tunisiens », Focus, France 24, 7 avril 2011.
5 Emmanuel Gonon et Frédéric Lasserre, 2003, « Une critique de la notion de frontières artificielles à travers le cas de l’Asie centrale », Cahiers de géographie du Québec, vol. 47, n°132, pp. 433-461.
6 Philippe Rekacewicz, 2012, « Le Cachemire, un casse-tête cartographique », Visions cartographiques, 9 février 2012.